Depuis son inauguration en octobre, la salle de consommation de drogue à moindre risque, la première du genre en France, accueille entre 120 et 130 usagers par jour. Malgré les oppositions, cet espace répond à une demande forte des associations, des autorités et des usagers pour améliorer le quartier de la gare du Nord à Paris.
L’entrée est sobre, barrée par un imposant portail gris… L’espace de consommation de drogue à moindre risque – ou salle de shoot, comme l’appellent ses détracteurs – se veut, à l’image de son accueil, pour le moins discret. Seul indice: les quelques et rares affiches s’opposant à sa présence qui parsèment la rue Ambroise Paré à deux pas de la gare du Nord. Inauguré en octobre dernier dans un bâtiment de l’hôpital Lariboisière, cet espace de 400 mètres carrés permet aux toxicomanes de consommer de la drogue sans risques sanitaires. Le fonctionnement est simple: la salle est ouverte tous les jours, de 13 h 30 à 20 h 30. La salle peut accueillir jusqu’à 400 passages, soit 200 personnes par jour. Les produits consommés vont du crack au Subutex, un produit de substitution, en passant par le Skénan, un médicament à base de morphine, revendu 5 euros le cachet et facilement accessible à une population précaire. Les injections ou inhalations se font sous la tutelle du personnel de l’association Gaïa, qui gère la salle située dans ce quartier considéré comme un haut lieu de consommation de produits stupéfiants de la capitale française. L’équipe pluridisciplinaire, composée d’éducateurs, de médecins, d’infirmiers, d’assistants sociaux, et même d’un agent de sécurité, se retrouve au minimum à six, généralement le week-end, et à dix en semaine.
Fabien(*), la trentaine, s’y rend presque tous les jours. «L’endroit est propre. Puis, ce n’est pas qu’un lieu où on prend notre dose, des gens nous écoutent et nous aident à nous réinsérer. Ils ne nous parlent pas comme des merdes. Ici, on ne se sent pas toxicomane en fait. Je regrette seulement qu’il n’ouvre qu’à 13 h 30», avoue-t-il. Avant, Fabien se droguait dans la rue. Il se sent lui-même plus en sécurité depuis l’ouverture de la salle de consommation. «Ils m’ont conseillé d’utiliser certaines veines plutôt que d’autres pour éviter de les endommager», explique encore le jeune homme.
Comme Fabien, chaque usager de la salle de consommation s’enregistre d’abord sous un simple pseudonyme et apporte la drogue qu’il souhaite prendre. Si c’est la première fois qu’il vient, l’usager est reçu pour un entretien sur son état de santé. Soixante pour cent des utilisateurs sont des polyconsommateurs. La plupart âgés de 35 ans et plus. Parmi eux, deux tiers d’hommes, un tiers de femmes. Une grande partie d’entre eux vivant de la mendicité.
«Il n’y a aucun filtrage des usagers, assure la coordinatrice du projet, Céline Debaulieu. On leur demande seulement de signer un contrat symbolique. Cela permet de revenir vers eux en cas de manquement. Tout se fait dans le plus grand anonymat. On ne demande pas de papiers d’identité. On travaille sur un principe de confiance entre les usagers et les bénévoles. On n’est pas la police. On leur demande un surnom, une date de naissance, mais on ne va pas vérifier.»
L’après-conso
À l’entrée, il faut prendre un ticket, montrer le produit qui va être consommé et «attendre son tour comme à la Sécu», ajoute la coordinatrice. Dans la salle d’attente, des casiers où recharger son portable, de longs bancs, une table basse et quelques prospectus.
Une fois l’attente passée, direction la salle de consommation. Extrêmement sobre, elle comprend un espace fermé, réservé à l’inhalation, notamment du crack, et un autre aux injections. Le toxicomane dispose de 20 minutes pour l’injection, 30 pour une inhalation.
L’usager pourra s’asseoir à l’une des douze petites tables, isolées les unes des autres par un paravent. Il trouve à sa disposition du matériel propre, des seringues stériles et la présence d’un infirmier qui pourra lui prodiguer des conseils d’hygiène. Chacun ici est donc responsable de sa prise de drogue, et les encadrants ne sont là que pour observer et conseiller. Par ailleurs, un protocole d’accord a été conclu avec l’hôpital Lariboisière pour les cas d’urgence médicale.
À la sortie: un sas de repos et la possibilité de s’informer sur les produits de substitution, les méthodes de sevrage ou encore la proposition d’un suivi avec une assistante sociale. On trouve aussi un atelier d’insertion, où certains peuvent fabriquer des objets comme des lampes ou des instruments de musique avec des matériaux de récupération. «Ce projet est un intermédiaire pour ceux qui veulent retrouver du lien et cheminer vers la formation ou l’emploi, explique Céline Debaulieu. Ces lieux d’après-consommation sont importants. Lors de leur passage dans la salle, les usagers ne sont pas toujours réceptifs. Mais discuter après avec eux, cela permet de revenir sur certaines choses, y compris de donner des bonnes pratiques pour injecter le produit.»
Grâce au bouche-à-oreille et au travail sur le terrain de l’association Gaïa qui porte le projet depuis 2012, la salle accueille de plus en plus de monde. Au total, depuis son inauguration le 17 octobre 2016, il y a eu à peu près 7.000 injections. «En semaine, il y a beaucoup de monde. Des maraudes se font aussi en matinée ou en après-midi dans le quartier ou dans certains squares à proximité où la consommation est importante. Il s’agit d’inciter les consommateurs de stupéfiants à venir ici, à leur indiquer aussi de ne pas laisser leur matériel usagé dans des lieux publics», poursuit Céline Debaulieu.
Selon elle, «entre 120 et 130 personnes viennent chaque jour», contre 40 lors de l’ouverture. Certains s’y rendant plusieurs fois dans la même journée, «on compte en moyenne entre 150 à 170 passages quotidiens». Un chiffre grandissant qui prouve que ce lieu «répond bien à un besoin présent dans le quartier de la gare du Nord, assure-t-elle. Ce sont des gens qui sont essentiellement sans domicile. Cela veut dire qu’il y a une grande partie de ces injections qui se faisaient avant dans la rue. Notre pari, c’est de pouvoir absorber cet usage sauvage propre à un quartier, pas de déplacer des populations d’un coin à l’autre de Paris».
L’opposition discrète
Avant l’ouverture de la salle, dans le quartier de la gare du Nord, des associations de réduction des risques comme Gaïa n’arrivaient plus à toucher tous les usagers de drogue qui consommaient dans la rue, les halls d’immeuble, les parkings ou les toilettes publiques. «Le quartier est le principal lieu de consommation de drogue à Paris», rappelle Céline Debaulieu. De fait, les machines où l’on peut échanger des seringues sales contre des propres y tournent à plein régime. L’an dernier, 60% du matériel de consommation de drogue délivrée par ces automates métalliques à Paris l’a été dans ce quartier. S’il existait déjà des lieux d’aide et d’accueil, les associations, comme Gaïa, avaient donc besoin de proposer un lieu calme, dans lequel les usagers peuvent réaliser un parcours qui remet leur consommation dans de bonnes conditions sanitaires, avec des produits stériles et une salle de repos où ils peuvent rencontrer des personnes qui vont les aider.
«La salle n’a pas provoqué de problèmes supplémentaires. Il y a moins d’usagers de drogues dans les rues pendant les heures d’ouverture.» Rémi Féraud, maire socialiste du 10e arrondissement
Un constat pourtant loin d’être partagé par tous. Avant sa mise en place, l’espace se heurtait à bon nombre d’oppositions de la part de riverains et de commerçants craignant davantage de nuisances dans le quartier. Une pétition avait même été lancée un an auparavant par un collectif d’habitants, réclamant le déplacement du projet. À quelques mètres de la salle de consommation, deux ou trois panneaux placardés aux fenêtres des immeubles invitent toujours les passants à dire «Non à la salle de shoot». Le quartier comptait une trentaine de banderoles avant le mois d’octobre. Les craintes se sont-elles, en partie, apaisées? C’est l’avis de Céline Debaulieu. «Les panneaux contre notre présence se font plus discrets. Il reste des personnes qui sont contre notre projet, avec lesquelles il est difficile d’avoir un dialogue. Il y a un petit collectif qui s’est constitué contre nous. Mais, dans la grande majorité, il y a surtout eu beaucoup de personnes qui avaient des questions à notre égard, qui étaient circonspects par rapport à la salle de consommation. Ils n’étaient ni pour ni contre, mais avaient cependant de nombreuses attentes pour améliorer la vie du quartier.»
De son côté, le maire socialiste du 10e arrondissement, Rémi Féraud, assure que «la salle n’a pas provoqué de problèmes supplémentaires. Il y a moins d’usagers de drogue dans les rues pendant les heures d’ouverture. Tout semble indiquer que les usagers sont bien des toxicomanes précaires, habitués du quartier». Des comités de suivi sont organisés régulièrement, ils accueillent sympathisants et opposants. «Les riverains qui s’y opposaient commencent à être rassurés», affirme le maire du 10e.
Autre facteur: la présence très régulière de policiers aux abords de la salle. Selon la préfecture de police, aucun trouble supplémentaire n’est à déplorer depuis l’ouverture de la salle.
«Elle a permis de nettoyer le quartier», avoue lui-même Fabien, usager de la salle de consommation. «Avant, on se shootait dans les toilettes, dans les escaliers, et même dans la rue. Donc, quand les gens sortaient leurs enfants, ils marchaient à côté de seringues usagées, de produits. Aujourd’hui, tout cela reste concentré dans un lieu, reconnaît-il. Puis, cette salle m’offre un accompagnement qui me dirige vers des structures qui me permettront de prendre en charge cette addiction pour soit aller en cure de désintoxication, soit d’être suivi médicalement.»
La salle, qui constitue une expérimentation, doit rester opérationnelle pour six ans. Après quoi, une évaluation de son impact sur la santé et l’ordre public déterminera sa possible reconduction. «Pourtant, il faudrait plusieurs autres salles comme la nôtre dans Paris et sa banlieue», admet Céline Debaulieu.
(*) Le prénom a été modifié.
Aller plus loin
Découvrez le longform d’Alter Échos, «Drogues à ciel ouvert, cocktail de risques», décembre 2015, Marinette Mormont