Après deux recherches anthropologiques plus particulièrement orientées vers les jeunes et les femmes1, on attendait Pascale Jamoulle sur un terraind’enquête plus masculin. C’est chose faite avec son dernier ouvrage Des hommes sur le fil. La construction de l’identité masculine en milieuxprécaires2, écrit sur la base d’enquêtes menées dans plusieurs cités ouvrières du Hainaut.
« La condition masculine est très précaire dans des lieux où les hommes n’ont pas accès à l’emploi, dit-elle. En cause, les conditions de vieinsécurisées qui produisent une souffrance énorme. Différents facteurs interviennent : le logement, qui enferme les gens dans des zones, l’absence de travail, quiconduit à la honte. »
Dans les quartiers qu’elle a investis, Pascale Jamoulle relève une surreprésentation des femmes seules avec enfants. Le mode d’attribution des logements sociauxgénère ce phénomène en accordant la priorité aux familles monoparentales. « Dans une cité, en 2004, on comptait 202 hommes domiciliés pour 509femmes, dit-elle. Trois hommes y élevaient seuls leurs enfants. » En accordant un pécule supérieur aux personnes isolées qu’à celles vivant en couple,le mode d’attribution des allocations sociales rend les familles particulièrement pauvres économiquement mais aussi affectivement et familialement, il pousse à laclandestinité du travail et de la résidence des hommes, il les disqualifie sous tous les plans et les soumet à une dénonciation potentielle permanente. Les rapports deconfiance sont rares, les liens de voisinage se désagrègent.
« Dans le temps, l’ouvrier ramenait la paie. Aujourd’hui, il est plus facile de trouver des petites tâches ménagères rémunérées que destravaux de force. Ce sont les femmes qui tiennent les cordons de la bourse tandis que l’homme glisse dans la débrouille informelle. Certains entretiennent plusieurs types de ressourcespour rebondir en cas de défaillance de l’un d’eux : famille, circuit caritatif ou associatif, petits boulots, ou activité souterraine (« business ») en cas degrande pénurie. « Cela génère beaucoup de conduites à risques, de stress et de problèmes familiaux », constate l’anthropologue.
« Celui qui veut peut »
On souffre au cœur des familles. Un père de la vieille école, rigoriste, économe, fier du bel ouvrage, différant ses plaisirs pour élever ses enfants estactuellement confronté à un fils qui vit au jour le jour aux limites de la légalité. C’est le clash entre la culture ouvrière empreinte de solidaritéet le business, qui est affaire d’individualités. « Une suradaptation des jeunes à la culture néolibérale et consumériste se développe, remarqueP. Jamoulle. Il faut dépasser son voisin pour échapper à la honte, lui coller son stigmate pour effacer le sien. »
Si cela pose moins de problèmes aux jeunes qui disposent d’autres lieux de reconnaissance comme l’école, des activités sportives, des contacts en dehors de lacité, en revanche, pour ceux qui y sont « enfermés », le processus d’identification passe généralement par la bande de potes, par la culture de la rue, par des rituelsde conduites à risques qui permettent d’accéder au groupe et au respect d’autrui. « Mais la confiance y reste difficile, remarque P. Jamoulle, le lien ténu.Certains sont amenés à en faire trop dans le registre de la virilité. Régression machiste et potentiel de violence entre les genres sont fort présents. Ungarçon se doit d’être dur avec les filles aux yeux des autres jeunes. »
Des hommes debout
Dans un contexte aussi fragilisant, certains arrivent néanmoins à assumer leur paternité en instaurant le dialogue avec leur enfant. On rencontre aussi de nombreux cas dedépressions, les pères se considérant comme des contre modèles. « Mais ce sont des hommes qui tiennent debout, des hommes en évolution permanente car toujoursen crise, insiste Pascale Jamoulle. Qu’elle soit judiciaire, financière ou familiale, elle les mobilise. » Une lutte quotidienne qui s’apparente davantage à une luttede place qu’à une lutte de classe…
Cette recherche anthropologique ne se limite pas à un noir constat, car des lieux de confiance se recréent également, comme les cagnottes populaires où on se rendservice, se nouent des relations, s’établit une parenté sociale de substitution. Le livre est aussi un appel à une modification des phénomènes aspirants de laprécarité. « Ce n’est pas un déni volontaire de ces populations qui a conduit à de telles situations, précise Pascale Jamoulle, mais une série depolitiques publiques et urbanistiques, de circonstances et de législations. Il faut ramener l’homme au centre de l’intervention sociale. »
1. Drogues de rue. Récits et styles de vie, Ed. De Boeck, 2000.
La Débrouille des familles. Récits de vie traversés par les drogues et les conduites à risques, Ed. De Boeck, 2002.
2. Éd. La Découverte, coll. Alternatives sociales, 2005.