C’est l’histoire de deux concepts: l’économie sociale et l’entrepreneuriat social. Souhaitable pour certains, imbuvable pour d’autres, leur aventure partagée depuis peu n’a en tout cas pas fini de faire couler de l’encre.
Prenons cela comme un conte pour très grands enfants. Un conte compliqué, fait de rebondissements et de personnages complexes, aux contours parfois nébuleux. Au début, il y avait l’économie sociale. Son objectif était simple: créer une économie plus juste, émancipatrice, parfois qualifiée d’a-capitaliste, de démocratique. Pour ce faire, elle invita ce qu’on appelle des «statuts», c’est-à-dire les formes selon lesquelles elle allait s’organiser. Les coopératives, les associations et les mutuelles furent ainsi convoquées au grand banquet. Mais ce n’était pas tout. De grands principes furent aussi conviés: gestion démocratique et participative des structures (1 personne = 1 voix); primauté des personnes et du travail sur le capital dans la répartition des revenus (non-lucrativité ou lucrativité limitée, les bénéfices étant réinvestis au service du projet collectif); finalité de service à la collectivité ou aux membres plutôt que finalité de profit, autonomie de gestion, liberté d’adhésion.
Une fois cela fait, l’économie sociale se trouva bien. Mais pas pour longtemps. Car c’est à ce moment que débarqua l’entrepreneuriat social, vers la fin des années 90. Un peu schizophrénique celui-là. Tiraillé entre son côté anglo-saxon et son versant européen. Aux États-Unis, on aurait tendance à le considérer comme l’ensemble des activités économiques marchandes mises au service d’un but social. Les bénéfices engendrés sont mis à la disposition d’une finalité sociale, mais fini l’a-capitalisme. On se situe ici au sein du marché, dans une logique plus commerciale. Avec, parfois, un accent mis sur l’innovation sociale et l’entrepreneur social, figure de dynamisme et de leadership. Côté européen, c’est vers l’Italie que tous les regards se tournèrent en premier, avec la création des coopératives sociales en 1991. Plus globalement, les années 90 virent l’apparition d’un soutien et d’une reconnaissance des entreprises à finalité sociale un peu partout en Europe. Il s’agissait de mieux reconnaître que l’on peut déployer une activité économique tout en poursuivant une finalité sociale.
Insécurité sémantique, es-tu là?
Mais le conte n’est pas facile. Car les deux personnalités de l’entrepreneuriat social sont constamment en situation de frottement. Lui-même ne sait d’ailleurs pas toujours où il en est. Ses deux personnalités non plus. À force de louvoyer, on se rend compte que celles-ci sont parfois aussi peu claires que la forêt du grand méchant… loup. Que l’on parle à telle ou telle personne, que l’on se situe d’un côté ou de l’autre de l’Atlantique, les conceptions changent. Et voilà que l’on voit surgir, au détour d’un donjon, le spectre de l’insécurité sémantique. Une insécurité qui a poussé le réseau européen de recherche Emes à développer, dès 1996, un idéal type de ce nouvel entrepreneuriat social (voir encadré).
Indicateurs de la dimension économique:
- une activité continue de production de biens et de services;
- un niveau significatif de prise de risque économique;
- un niveau minimum d’emplois rémunérés.
Indicateurs de la dimension sociale:
- un objectif explicite de service à la communauté;
- une initiative émanant d’un groupe de citoyens;
- une limitation de la distribution des bénéfices.
Indicateurs de la structure de gouvernance:
- un degré élevé d’autonomie;
- un pouvoir de décision non basé sur la détention de capital;
- une dynamique participative impliquant différentes parties concernées par l’activité.
Pourtant, si l’on veut généraliser, il est clair que l’entrepreneuriat social se situe plus du côté… entrepreneurial que l’économie sociale des débuts. Professionnalisation des entreprises et des modes de gestion, évaluation de l’impact social, esprit «dynamique», plus grand souci de rentabilité. Pour beaucoup, l’entrepreneuriat social serait en fait le versant entrepreneurial de l’économie sociale. «Il s’agit d’une lecture entrepreneuriale d’une réalité envisagée plus souvent sur son versant social», explique Jacques Defourny, directeur du Centre d’économie sociale de l’Université de Liège et cofondateur d’Emes. Mais est-ce à dire que l’entrepreneuriat social fait partie de l’économie sociale? Hugues Sibille est président du Laboratoire de l’économie sociale, un think tank français. Il est aussi membre du Geces, un groupe d’experts sur l’entrepreneuriat social auprès de la Commission européenne. Et pour lui, «il y a une bonne partie des structures d’entrepreneuriat social qui utilisent les statuts d’économie sociale. Elles font donc partie du secteur». Ce que confirme Jacques Defourny. «Quand on fait du sociétal, on finit souvent par retomber sur les principes de l’économie sociale, explique-t-il. Si vous prenez les membres de Mouves, beaucoup fonctionnent avec des principes d’économie sociale.»
Mouves, c’est le Mouvement des entrepreneurs sociaux, créé en France en 2010. Il compte aujourd’hui 400 membres, dirigeants et dirigeantes de structures «qui ont, pour 70% d’entre elles, un statut d’économie sociale. Les 30% restants ont un statut commercial», explique Jacques Dasnoy, délégué général de Mouves. Pour notre homme, c’est clair, l’entrepreneuriat social est ancré dans l’économie sociale. Même si certains des membres de Mouves n’en ont pas le statut. «Les statuts ne garantissent pas la vertu. Nous nous retrouvons, au-delà de ceux-ci, sur certaines valeurs: un projet économique viable, une finalité sociale et/ou environnementale, une lucrativité limitée et une gouvernance participative», continue-t-il.
Le «social business», cet épouvantail
Il n’empêche, la naissance de Mouves a fait beaucoup de bruit en France. Car, pour certains, l’émergence de l’entrepreneuriat social constitue une menace pour l’économie sociale et solidaire. Le nouveau venu est souvent accusé de faire du «social washing» ou de la responsabilité sociale des entreprises (RSE) déguisée. Et de tenter de «récupérer» l’économie sociale en en faisant une version capitaliste plus qu’édulcorée. Ou une sorte de concept fourre-tout. «Nous accueillons l’entrepreneuriat social à bras ouverts si un certain nombre de principes sont garantis au niveau des modes de gouvernance, de la limitation des dividendes, etc., prévient Marie-Caroline Collard, directrice de SAW-B (Solidarité des alternatives wallonnes et bruxelloises), fédération d’économie sociale. Il faut que les principes de la définition d’Emes soient respectés.» Beaucoup en conviennent: respecter tous ces principes à 100% est impossible, tout comme les structures d’économie sociale se «calent» à des niveaux variés sur les principes de l’économie sociale. Mais le risque est que l’écart entre les principes et les
pratiques ne soit trop grand «que l’on aille vers un social business éloigné de l’économie sociale. Si les statuts ne sont pas vertu, l’absence de statut n’est pas non plus vertu!», note Hugues Sibille.
Le social business, cet épouvantail. Ici, plus de principes de gestion, mais un business «traditionnel» au service d’une finalité sociale parfois discutable. Et pour certains, l’étape ultime de la «perversion» de l’économie sociale. «Il existe une crainte de voir certaines entreprises ‘habillées’ avec des objectifs sociaux alors qu’elles n’ont comme seul souci que de créer un patrimoine pour leurs dirigeants. Certains au sein de l’économie sociale se disent ‘On va y perdre notre âme’.» Cette crainte réelle est selon moi surestimée par rapport aux avantages de la coopération entre économie sociale et entrepreneuriat social», explique Hugues Sibille.
Parmi les inquiets, on retrouve notamment Jean-François Draperi, directeur du Centre d’économie sociale du Conservatoire des arts et métiers (Ceste-Cnam), à Paris. Pour lui «l’entrepreneuriat social en tant que pensée n’est pas de l’économie sociale». L’homme oppose les deux modèles. D’un côté, l’économie sociale, caractérisée par son côté a-capitaliste, émancipateur, ses groupements de personnes. De l’autre, l’entrepreneuriat social, ancré dans le capitalisme et qui viendrait, par le biais de sa finalité sociale, jouer un rôle de régulateur des dégâts générés par ce même capitalisme. Au point que pour Jean-François Draperi, «non seulement l’entrepreneuriat social n’est pas incompatible avec le capitalisme, mais il est peut-être la condition de son renouvellement». Une autre crainte pointe également: in fine, ces entreprises sociales risqueraient de remplacer l’État dans son rôle de satisfaction des besoins sociaux.
«Sortez de France»
Malgré ces débats, un constat semble clair: les pratiques liées à l’entrepreneuriat social gagnent en importance dans le secteur de l’économie sociale et solidaire. Le nombre de structures d’économie sociale adoptant ces codes entrepreneuriaux – dont la présence d’un leader «charismatique» – serait en croissance. «Cette tendance est plus importante qu’il y a trente ans, constate Marie-Caroline Collard. Le secteur de l’économie sociale s’est développé et a dû se professionnaliser, augmenter ses compétences. Il y a aussi plus de porteurs de projets individuels qu’auparavant, même s’ils se raccrochent souvent à des collectifs. Et qu’il existe aussi aujourd’hui, a contrario, une émergence forte de coopératives ayant une démarche plus entrepreneuriale.»
Il faut dire que l’époque est propice à ce genre d’évolution. Depuis quelques années, la réduction des subsides publics a contraint l’associatif à se gérer de manière plus «serrée». «Les associations doivent se comporter de manière plus gestionnaire. C’est positif, même l’associatif doit se poser des questions sur ses performances, voir dans quelle mesure il atteint ses objectifs», souligne Jacques Defourny.
Pour Jean-Claude Draperi, par contre, cette évolution est problématique. «Ce qu’ils promeuvent, c’est un mode de gestion issu de la finance. Or, j’attends que l’on me prouve que les structures d’économie sociale se gèrent moins bien que celles de l’économie traditionnelle, qui connaît des échecs retentissants, lance-t-il. Je pense qu’il y a plus de stabilité et de meilleures conditions de travail dans l’économie sociale.»
Pourtant, nombre d’intervenants voient dans l’entrepreneuriat social une chance de renouvellement de l’économie sociale. «L’économie sociale est vieillissante, explique Hugues Sibille. Alors que l’entrepreneuriat social attire les jeunes qui ont une envie de changement mais qui sont aussi modernes.» Ce que confirme Jacques Defourny. «Dans les business schools, il n’y avait pas de cours d’économie sociale. Maintenant, les jeunes s’intéressent à l’entrepreneuriat social et, quand ils descendent sur le terrain, ce sont des structures d’économie sociale qu’ils voient.» Plus largement, il s’agirait aussi d’une invitation pour l’économie sociale à s’ouvrir. «Cessons de nous regarder le nombril. Il existe un danger pour l’économie sociale de se retrouver marginalisée dans une réserve d’Indiens, craint Marie-Caroline Collard. Ici, nous avons l’occasion de créer et de voir émerger un mouvement plus important.»
Et pour faire émerger un mouvement plus important, il faut sortir de ses frontières. «Qu’on le veuille ou pas, le terme ‘économie sociale et solidaire’ trouve sa source dans les pays latins, explique Marthe Nyssens, professeure d’économie sociale l’UCL et qui travaille actuellement à une comparaison empirique des différentes entreprises sociales. Mais dès que l’on sort de ces frontières, cela ne signifie plus rien, les gens ne savent pas ce que c’est. Alors que, quand on parle d’entrepreneuriat social, on arrive à faire dialoguer différentes traditions. J’ai parfois envie de dire à certains: ‘Sortez de France’.»