Si le rapport revient bien sûr sur la gestion de la crise sanitaire, il passe aussi en revue d’autres dossiers, comme la question climatique, la crise migratoire, les violences policières, les droits des détenus, et donne une large place aux enjeux qui entourent les droits des femmes. Entretien avec Pierre-Arnaud Perrouty, le directeur de la Ligue des droits humains, entre regard rétrospectif sur l’année 2021 et dossier brûlant autour de l’Autorité de protection des données.
Alter Échos: Vous suivez de près la question de la protection des données. L’Autorité de protection des données est depuis plusieurs mois montrée du doigt pour des dysfonctionnements graves. Charlotte Dereppe, qui les avait dénoncés avec Alexandra Jaspar auprès de la direction, de la presse et du Parlement, fait l’objet actuellement d’une procédure de révocation en commission Justice. Quelles sont vos craintes et observations dans cette affaire?
Pierre-Arnaud Perrouty: D’abord, une note positive: je constate que cette pandémie a fait prendre conscience de manière forte l’importance de la protection des données. Ce sont des questions qui étaient peu médiatisées auparavant. C’est une bonne chose de se saisir de ces enjeux. Il faut se rendre compte qu’en Belgique, il n’existe pas encore de cadastre des données personnelles traitées par les administrations… Pour surveiller ces questions-là aussi bien auprès des entreprises que de l’État, il existe l’APD, qui est une autorité publique indépendante du parlement fédéral censée surveiller l’application du règlement général sur la protection des données et le respect de la loi sur la vie privée.
Il se fait que plusieurs personnes ont en effet dénoncé ces derniers mois des conflits d’intérêts et incompatibilités légales en son sein. Frank Robben, patron de la Banque Carrefour de la sécurité sociale, de eHealth, de la Smals et membre externe du Centre de connaissances de l’APD (dont il a aujourd’hui démissionné, NDLR), a été dans le viseur pour son mandat frappé d’incompatibilités (lire à ce sujet «La Smals: la vie privée de nos données», AÉ n°433, novembre 2016, Martine Vandemeulebroucke). David Stevens, président de l’APD, a, lui, été montré du doigt notamment pour conflits d’intérêts. Il a en effet participé à la task force mise en place par le gouvernement dans le cadre de la gestion de la crise sanitaire sur la question du traçage. Il était ensuite censé donner un avis critique sur les mesures prises… Les deux directrices ayant dénoncé cette situation ont fait l’objet de pressions diverses et variées. L’une a démissionné. L’autre est aujourd’hui en procédure de révocation devant la Chambre, au même titre que David Stevens.
AÉ: Que pensez-vous de cette mise sur le même pied?
P-AP: C’est assez énorme de les renvoyer dos à dos alors que David Stevens était dans une situation très problématique tandis que Charlotte Dereppe a dénoncé une situation problématique. On peut faire l’hypothèse dans cette affaire de l’existence d’un biais communautaire… Nous avons été entendus comme témoin à la commission Justice de la Chambre et avons défendu le fait qu’elle devait être considérée comme lanceuse d’alerte, car ce qu’elle a dénoncé soulève une question d’intérêt général et que, en plus, il s’agit d’une violation du droit communautaire. L’Europe a pris une directive résolument progressiste pour protéger les lanceurs d’alerte et que la Belgique n’a toujours pas transposée. Nous voudrions donc que la Belgique la transpose, et que Charlotte Dereppe bénéficie de la protection des lanceurs d’alerte contre les représailles. C’est important, car, dans ce cas, si l’État la révoque, ce sera au Parlement de prouver qu’elle serait révoquée pour une raison qui n’a rien à voir avec ses dénonciations. Ce qui, à notre sens, semble difficile.
AÉ: Si l’on revient sur votre rapport sur l’état des droits humains en 2021, en introduction, vous écrivez que «cette crise aura souligné à la fois l’importance et la fragilité de l’État de droit». Un résumé de l’année dernière?
P-AP: C’est en effet un bon résumé de 2021, à condition de comparer des choses comparables. On a beaucoup parlé de non-respect de l’État de droit pour des pays comme la Hongrie et la Pologne, qui ont poussé la chose très loin. On n’en est pas là en Belgique, mais quand même… Revenons à mars 2020 quand la pandémie prend tout le monde de court. On comprend qu’il faut alors intervenir dans l’urgence, mais, dès ce moment, nous sommes intervenus pour dire qu’il fallait, même dans l’urgence, respecter un minimum de formes de l’État de droit. Non pas pour faire du juridisme, mais parce qu’il s’agit d’une condition d’adhésion de la population, de transparence et de qualité des prises de décision. Il s’agit aussi d’une exigence plus formelle: restreindre des droits fondamentaux nécessite de respecter certaines formes.
«On a l’impression que les crises se succèdent – terrorisme, financière, sanitaire – et que s’instaure un état de crise permanent. Donc, de crise en crise, notre rôle est de rester attentif aux balises des droits fondamentaux pour ne pas laisser se proliférer un climat de peur, une acceptation des mesures qu’on n’accepterait pas en ‘temps normal’, même si le normal devient difficile à définir. La guerre en Ukraine renforce ce climat de peur et fragilise un édifice démocratique qu’on savait fragile.»
AÉ: Dont le fait de garder un équilibre entre exécutif et Parlement. Ce qui n’a pas été le cas durant cette crise.
P-AP: On savait, avant la crise, qu’il y avait de plus en plus une prédominance de l’exécutif sur le législatif. Cela s’est accentué avec la pandémie, car le gouvernement a agi pendant de nombreux mois par arrêtés ministériels pour prendre les mesures destinées à lutter contre la crise sanitaire. À leur décharge, c’était un gouvernement en affaires courantes au début. Depuis le départ, on a défendu le fait d’adopter une loi pandémie pour qu’il existe une base légale cohérente pour prendre des arrêtés ministériels, et non une base légale relative à la protection civile qui n’a pas été envisagée pour une crise sanitaire. On a fait plusieurs recours. En avril, ce fut chose faite. Le tribunal de première instance de Bruxelles a statué sur le fait que les mesures Covid ne reposent pas sur une base légale suffisante. C’est une victoire, car le pouvoir judiciaire nous a confortés dans ce qu’on pensait et a aussi rappelé aux deux autres pouvoirs qu’on ne faisait pas n’importe quoi dans un État de droit. La loi est finalement entrée en vigueur au mois d’août.
AÉ: Mais vous avez décidé de maintenir la pression en soumettant cette loi pandémie à la Cour constitutionnelle… Pourquoi?
P-AP: Certes, cette loi est un outil nécessaire qui pose un cadre à la gestion de la pandémie et d’autres crises sanitaires qui pourraient advenir. Certes, le Parlement intervient, car il doit confirmer la décision du gouvernement de déclarer une situation d’urgence épidémique. Mais, ensuite, le gouvernement reprend une grande marge de manœuvre sans contrôle du Parlement, tout comme les pouvoirs exécutifs locaux qui peuvent décider de limiter de manière drastique les droits et libertés des personnes, avec un risque de voir se développer des interprétations extensives ou divergentes des mesures.
AÉ: La liberté a été durant cette pandémie mise à toutes les sauces. Quelle est votre analyse de la revendication de la «liberté» durant cette pandémie?
P-AP: On a en effet beaucoup entendu la défense de «ma liberté de…» ne pas porter le masque, ne pas être vacciné… C’est pourquoi nous rappelons que l’un des principaux enseignements de cette crise est la dimension collective des droits fondamentaux. Les droits ne composent pas un catalogue dans lequel on pioche selon ses intérêts personnels. Il faut défendre et rappeler l’interdépendance entre les droits fondamentaux, d’autant plus les droits culturels et sociaux qui sont par définition collectifs. Cette tension existe au niveau des personnes, mais aussi au niveau des gouvernements et des États, qui doivent limiter certaines libertés pour protéger certains droits: limiter les droits d’aller et venir pour protéger le droit à la santé; limiter le consentement du patient pour éventuellement imposer l’obligation vaccinale… Aussi, comme l’a martelé à plusieurs reprises avec justesse Céline Nieuwenhuys durant cette crise (lire notre entretien avec Céline Nieuwenhuys: «Il va falloir que quelqu’un de légitime siffle la fin de la récré», 4 avril 2021, disponible en ligne), notre attention doit aussi se porter vers les personnes les plus marginalisées, qui ne sont absolument pas concertées et pourtant touchées de plein fouet par les décisions, que ce soient les allocataires sociaux, les personnes en centre fermé, les détenus, les jeunes, les familles monoparentales…
AÉ: Cette gestion de la pandémie a donc, vous l’écrivez, entamé la confiance des citoyennes et citoyens envers la politique menée.
P-AP: On a l’impression que les crises se succèdent – terrorisme, financière, sanitaire – et que s’instaure un état de crise permanent. Donc, de crise en crise, notre rôle est de rester attentif aux balises des droits fondamentaux pour ne pas laisser se proliférer un climat de peur, une acceptation des mesures qu’on n’accepterait pas en «temps normal», même si le normal devient difficile à définir. La guerre en Ukraine renforce ce climat de peur et fragilise un édifice démocratique qu’on savait fragile. La Russie est sortie du Conseil de l’Europe, c’est très grave, car cela signifie que les citoyens russes n’ont plus d’instance supranationale vers qui se tourner contre les condamnations de leur État qui viole les droits fondamentaux. Et on peut à ce sujet évoquer la France, quand Marine Le Pen veut interdire le voile dans la rue et qu’on lui rétorque que ce sera bloqué par la Constitution et le Conseil de l’Europe. C’est vrai, mais ces barrières, comme la Cour européenne des droits de l’homme, ne sont pas indéboulonnables… Elles fonctionnent et tiennent tant qu’on est dans un cadre démocratique et hors crise aiguë.
«La justice a condamné la STIB pour double discrimination suite à une plainte déposée par une femme portant le foulard qui n’avait pas été embauchée. C’est la première fois qu’une discrimination intersectionnelle (de genre et de race en tout cas, NDLR) est reconnue, même si elle n’a pas été exprimée comme telle.»
AÉ: Au registre des violences policières, rien ne semble vraiment évoluer, c’est le moins qu’on puisse dire.
P-AP: Il existe en effet toujours un réel problème sur le terrain en raison d’une culture d’esprit de corps entre policiers et d’une impunité. Les problèmes sont multiples: gestion des manifestations, décès en cellules, lors de courses poursuites ou par étranglement. Cela touche toujours plus de jeunes hommes d’origine étrangère. Il y a à ce sujet un élément à relever autour de la manifestation du 24 janvier contre la justice de classe et de race. Nous avons fait état dans un rapport d’atteintes graves aux droits fondamentaux tant au moment des arrestations (dont un nombre important visait sans motif des jeunes d’origine étrangère) que lors de la détention. Mais il est à souligner, parce qu’il s’agit d’un fait rare, que ces violences ont aussi été dénoncées plus tard par un syndicat policier, la CGSP Police.
AÉ: Si vous deviez relever une autre «bonne nouvelle» pour cette année 2021?
P-AP: La justice a condamné la STIB pour double discrimination suite à une plainte déposée par une femme portant le foulard qui n’avait pas été embauchée. C’est la première fois qu’une discrimination intersection- nelle (de genre et de race en tout cas, NDLR) est reconnue, même si elle n’a pas été exprimée comme telle. Le tribunal du travail a condamné la STIB à mettre fin à sa politique de « neutralité exclusive » qui interdit aux membres du personnel le port de signes convic- tionnels, politiques, philosophiques ou religieux.