La participation à la vie culturelle peut sembler loin, très loin des préoccupations des personnes pauvres. Pourtant, celles qui vivent cette autre forme d’exclusion le ressentent différemment. Pour elles, l’exclusion culturelle est plus pesante que l’exclusion économique. Parce que la culture dit bien ce qu’elle est: un raffineur d’idées, une usine à pensées, une sublimation des instincts. Elle est un des rares domaines de l’existence dans lequel les êtres humains expriment leurs valeurs et leurs idées, leurs visions nécessaires à la construction d’une société. Françoise De Boe, coordinatrice du Service de lutte contre la pauvreté, implanté au sein du Centre interfédéral pour l’égalité des chances, rappelle le rôle «crucial» que joue la culture dans la lutte contre l’exclusion sociale.
Alter Échos: La crise rationalise, élimine. Questionne aussi. De façon emblématique, La Monnaie, l’Orchestre national et Bozar ont vu leurs budgets rabotés; d’autres projets de musées, d’instituts et de représentations sont, tout aussi froidement, voués à l’extinction. La culture trinque. Après tout, pourquoi ces «éternels soutenus» seraient-ils épargnés par la disette?
Françoise De Boe: C’est quelque chose que nous déplorons. La manière dont nous abordons les choses va à l’opposé des choix politiques actuels. Cela fait plusieurs années que la crise est posée comme argument pour justifier des économies. Sans doute faut-il en faire. Mais ce point de départ est beaucoup trop partiel. Et il faut rappeler que la Belgique a pris des engagements par rapport à des droits fondamentaux qui, s’ils ne sont pas respectés, empêchent une personne de vivre dignement. Les mesures adoptées pour contrer les effets de la crise ne peuvent en aucun cas toucher au respect de ces droits.
A.É.: Si la culture ne se situe pas «en première ligne» en matière de lutte contre la pauvreté, comment contribue-t-elle à renforcer l’inclusion sociale?
F.D.B.: La culture est inscrite dans les droits de l’homme et d’autres textes internationaux. Mais souvent, elle est perçue comme un droit de moindre importance dont le non-respect serait admissible en période de crise. Cela équivaut à une conception de l’homme qui prétend que s’il a à boire et à manger, et accessoirement un toit, il peut vivre. Mais la dignité humaine demande bien autre chose. Un être humain n’a pas seulement des besoins vitaux, c’est aussi un être de relation, qui a besoin de beauté, de prendre de la distance, de donner du sens à sa vie. Et tout cela, c’est la culture qui le développe. Or, on n’arrivera jamais à avancer dans la lutte contre la pauvreté en se reposant uniquement sur des banques alimentaires et des centres d’hébergement pour des personnes sans abri.
A.É.: Aujourd’hui, quels sont les publics exposés aux risques d’exclusion culturelle?
F.D.B.: Les personnes qui sont chômeurs de longue durée ou qui bénéficient d’un revenu d’intégration. Mais le problème, c’est que ceux qui sont dans des situations où ils ne maîtrisent pas leurs revenus sont de plus en plus mal considérés. On les culpabilise. Jusqu’à les considérer comme «inutiles au monde», pour reprendre l’expression de Geremek. Pas seulement par le discours ambiant, mais aussi par elles-mêmes. L’exclusion culturelle extrême, c’est aussi quand une personne finit par se percevoir comme étant complètement inutile. C’est gravissime. Et c’est pourquoi il faut réhabiliter le droit à la culture au même titre que tous les autres droits pour lutter contre la pauvreté. Après, dans l’exclusion, il y a différents degrés d’intensité. Mais si la situation de déprivation continue, et que différentes déprivations s’accumulent, il y a un risque que certains publics jusqu’alors épargnés glissent vers une forme d’exclusion extrême.
A.É.: Au-delà des barrières financières, quels sont les obstacles à l’accès à la culture pour les publics les plus défavorisés?
F.D.B.: Vu que la culture touche à toutes les dimensions de la vie, la question de l’accès à la culture se pose bien au-delà de l’accès aux services culturels. L’obstacle majeur reste la façon dont on renvoie à la personne la responsabilité de sa situation. Une personne qui vit complètement cachée, isolée, honteuse et qu’on a culpabilisée au point qu’elle n’ose plus se montrer, ne peut plus maîtriser aucun élément de sa vie. Mais ce que relaient les acteurs de terrain, c’est qu’il ne suffit pas de donner des tickets à moindre prix pour faire venir les personnes exclues culturellement. Il faut prévoir, en parallèle, des moyens pour les atteindre, les accompagner.
L’art pour tous
Depuis vingt ans, les Ateliers d’art contemporain de Liège (Lesaac) proposent au grand public des ateliers artistiques. Au fil du temps, la dimension «sociale» du projet s’est affirmée. L’objectif: donner accès à l’art au plus grand nombre et permettre la rencontre dans un contexte créatif. Jeunes, étrangers détenus dans un centre fermé ou femmes immigrées, chacun d’entre eux explore des univers artistiques variés.
Difficile de lister tous les projets socioartistiques dans lesquels s’est impliquée l’asbl. Elle est par exemple présente au centre fermé de Vottem. Deux années de suite, des artistes ont pénétré dans l’enceinte où des étrangers en situation irrégulière attendent leur expulsion. Travail photo et vidéo la première année, avec l’aide d’une plasticienne. Et surtout, parole libre pour les étrangers détenus. «À Vottem, c’est un univers carcéral, raconte Emmanuelle Sikivie, coordinatrice de l’association. Les personnes sont comme des lions en cage. Mais les ateliers se sont très bien passés. Les étrangers détenus ont chanté, parlé, dessiné la difficulté d’être là. Nous n’avons pas la prétention d’en avoir fait des artistes, mais simplement d’avoir utilisé le médium artistique pour qu’ils lâchent un peu prise.»
S’il est bien un partenariat auquel tiennent les équipes des Ateliers d’art contemporain de Liège, c’est celui qui les unit à la Maison blanche de Glain et à Natolo en Amercœur. Deux maisons de quartier et centres d’alphabétisation, qui travaillent beaucoup aux côtés de femmes immigrées. «Nous avons mis en place des ateliers artistiques et conviviaux, explique Emmanuelle Sikivie, pour qu’elles apprennent à se connaître et qu’elles se rencontrent autour d’autre chose que l’apprentissage du français.» La première année, les Ateliers d’art contemporain avaient proposé d’explorer le stylisme. «Beaucoup de ces filles immigrées ont en commun d’avoir un savoir-faire dans ce domaine. L’idée c’était de partir de ce savoir-faire pour évoluer vers un stylisme qui mélange les cultures.» Sauf que cette idée n’a pas pris tout de suite. «Elles avaient des âges différents, des cultures différentes, un rapport au corps différent.» Puis, en discutant autour d’un thé, avec des pâtisseries, il a paru évident que ce premier travail devait se centrer sur les arts de la table. Couture, broderie, teinture, tout est prétexte à échanger les savoirs, à mêler techniques ‘ancestrales’ et contemporaines. À Glain, les femmes sont plutôt d’origine turque, explique Florence Saadi, qui a animé l’atelier. À Natolo, il y a plus de Daghestanaises. C’était intéressant pour nous de voir les différences culturelles. Les Daghestanaises ont un islam hyper-rigoriste. Nous avons réussi un peu à les ouvrir sur le monde autour. Nous avons pris conscience de leurs vies.» Une expérience forte, aussi, pour les artistes…
Extraits du Focales n°9: «Les Ateliers d’art contemporain. L’art pour tous» (Par Cédric Vallet)