«À la suite d’un événement qui chamboule votre vie, votre situation se détériore, vous perdez votre travail, votre logement… À la rue, vous êtes devenu un ou une IMMENSE.
IMMENSE, c’est l’acronyme de ‘Individu dans une merde matérielle énorme mais non sans exigences’. C’est la nouvelle dénomination, ni stigmatisante ni réductrice, desdits sans-abri, sans-domicile, sans-papiers, SDF, précaires, mal-logés ou habitants et habitantes de la rue.
Bienvenue dans les abîmes de la vie sans chez-soi, bienvenue à ImmenCité.»
En quelques mots, l’animatrice du jour, Roxane Combelles de l’asbl Cultures&Santé, vient de poser les bases du jeu ImmenCité. Autour de la table, les six participants venus découvrir cet outil de sensibilisation autour du sans-abrisme se penchent sur le large plateau de jeu et s’attribuent chacun l’un des pions de couleur en forme de silhouette. Au centre du plateau, se dessine la Place centrale, de laquelle s’échappent et se succèdent une multitude de cases, tels des chemins pavés, menant ici au Service d’accès à l’hygiène, là au Resto social, par là au CPAS, plus loin à la Maison communale, à l’Hôpital, au Commissariat ou encore au Service d’accompagnement social.
En chacun de ces lieux, des cartes permettent aux participants de découvrir des situations vécues par des personnes «sans chez-soi», ou en situation de «sans-chez-soirisme», à savoir «dépourvues d’un authentique chez-soi – un logement digne, décent et conforme – et des moyens pour y accéder», comme le souligne l’une des cartes du jeu. Lues à haute voix par les participants, les situations qui s’étalent sur les différentes cartes sont inspirées de témoignages du vécu, de paroles récoltées auprès de personnes sans chez-soi par DoucheFLUX, association bruxelloise d’aide aux personnes en grande précarité, à l’initiative de la création du jeu ImmenCité.
À l’origine, Outside
L’idée de créer un jeu remonte à il y a quelques années d’ici. Laurent d’Ursel, de l’asbl DoucheFLUX, se souvient: «C’est un des IMMENSES qui a lancé l’idée de créer un jeu pour que, comme il disait, ‘ceux qui ne connaissent pas la rue comprennent.’» L’équipe s’est alors lancée dans l’aventure, récoltant des témoignages, façonnant petit à petit un jeu intitulé alors Outside. «C’était un bon début, mais on s’est rendu compte qu’on arrivait au bout de ce qu’on pouvait faire, poursuit Laurent d’Ursel. On était tous bénévoles, on avait peu de temps et pas assez de compétences en matière de création d’outils pédagogiques. On s’est alors tourné vers l’asbl Cultures&Santé.»
En chacun de ces lieux, des cartes permettent aux participants de découvrir des situations vécues par des personnes «sans chez-soi», ou en situation de «sans-chez-soirisme», à savoir «dépourvues d’un authentique chez-soi – un logement digne, décent et conforme – et des moyens pour y accéder», comme le souligne l’une des cartes du jeu.
Roxane Combelles, coordinatrice du secteur de l’éducation permanente chez Cultures&Santé, enchaîne: «On a rapidement accepté. Un partenaire venait à nous avec du contenu et le sujet en valait la peine. La collaboration a consisté à améliorer l’outil existant en le rendant plus attrayant visuellement et fluide dans son utilisation. On a aussi récolté de nouveaux témoignages, pour les ajouter à ceux d’Outside, d’autant que la période Covid avait amené de nouvelles réalités de vie pour les personnes sans chez-soi, notamment en termes d’accès aux services.» Des allers-retours constants entre les deux associations ont donné naissance, au bout de deux ans, au jeu ImmenCité.
Dehors, tout le temps
Sur le plateau de jeu, la pile de cartes la plus haute, c’est celle de la Rue, là où les personnes sans chez-soi passent le plus de temps, le jour, la nuit. Et par tous les temps. Aux abords du plateau, un dé dévoile sur chacune de ses faces un élément indiquant la météo du jour: pluie, vent, froid, soleil, canicule, tempéré. À chaque nouveau tour de jeu, marquant le début d’une journée, le dé est lancé. «L’idée de ce dé, c’est de montrer comment la météo impacte le corps et l’esprit au quotidien, explique Roxane Combelles. Dans les médias ou les politiques publiques, on parle des personnes sans chez-soi lors des périodes de grand froid ou de forte chaleur, mais on oublie trop souvent que la vie dehors, c’est tous les jours, par tous les temps, et que la pluie, entre autres, a aussi un impact sur les personnes vivant dans la rue.»
La météo, la rue, les passages dans les services et autres lieux… Tous ces éléments et déplacements ont inévitablement un impact sur les IMMENSES. C’est pourquoi chaque joueur détient une plaquette «jauge» et ses pions curseurs. La plaquette est divisée en deux: la jauge «énergie» illustre l’état de santé physique du joueur, alors que la jauge «moral» se réfère à son état de santé mentale et sociale. Il s’agit donc, tout au long du jeu, de prendre des décisions qui permettront de répondre à ses besoins primaires et à rester en vie… Comme dans la vraie vie.
Des cartes Réflexions invitent aussi au débat. Un participant en pioche une et lit: «Selon vous, la politique de lutte contre le sans-chez-soirisme est-elle efficace à Bruxelles?» Les avis émergent, les arguments s’entrechoquent. L’animatrice souligne: «Avec ce jeu, on voulait aller plus loin que simplement jouer. L’idée est que tout le monde puisse s’exprimer sur la thématique, de susciter de l’échange entre participants et d’aller plus en profondeur dans les enjeux.»
Il s’agit donc, tout au long du jeu, de prendre des décisions qui permettront de répondre à ses besoins primaires et à rester en vie… Comme dans la vraie vie.
Autre souhait: qu’ImmenCité puisse être utilisé en toute autonomie, sans nécessairement la présence des associations créatrices de l’outil. «N’importe qui peut s’approprier le jeu et l’animer, poursuit Roxane Combelles. Notre envie est qu’il puisse circuler un maximum.» Résultat, ImmenCité est déjà passé entre les mains d’associations de terrain, du secteur, comme Diogènes et la Croix-Rouge, ou plus largement. Cet outil ayant été conçu pour un public d’adultes et de jeunes dès 14 ans, il est également utilisé dans le cadre de rencontres MasterClass proposées aux écoles et aux associations par DoucheFLUX. Les 60 exemplaires produits ont tous été distribués. Le jeu est également empruntable, auprès de Cultures&Santé et d’autres centres de prêt.
À deux pas, Rue de la Bascule
Autre lieu, autre jeu, autres participants. Roxane étale sur la table les cartes qui constituent l’outil de sensibilisation Rue de la Bascule, également issu de la collaboration entre DoucheFLUX et Cultures&Santé. Un jeu de rôle, cette fois, qui invite à découvrir les causes de la perte de chez-soi. La présentation du jour se tient chez DoucheFLUX, en présence de personnes directement concernées par le «sans chez-soirisme» pour l’avoir vécu ou pour le vivre encore. Au travers des rôles qu’ils se construisent pour le jeu résonnent leur propre vécu, les difficultés rencontrées lors de leur parcours, les raisons qui les ont amenés à se retrouver sans logement…
«Ces deux jeux ont en commun d’être très politiques, souligne Laurent d’Ursel. C’est une invitation à se saisir de la question du sans-chez-soirisme et de s’interroger en tant que citoyen: comment se fait-il que, dans notre société, des personnes en arrivent à se retrouver à la rue, et que la société laisse faire une telle situation? Est-ce que les politiques publiques actuelles sont acceptables? De montrer aussi que des solutions structurelles existent et qu’elles doivent être mises en place urgemment. Parce qu’à l’heure où le dernier dénombrement effectué en Région bruxelloise évalue à 7.136 le nombre de sans-chez-soi, soit une augmentation de 18% en deux ans, il y a urgence.»