De nouveaux mouvements citoyens éclosent depuis quelques années, dans un contexte de défiance à l’égard des partis politiques traditionnels. Entre recomposition du paysage militant et offre nouvelle, tous ces mouvements cherchent à toucher un plus large public.
Qui n’a pas entendu parler de Tout autre chose? Pas grand-monde. Peut-être des ermites ardennais réfractaires à l’utilisation des médias, qu’ils soient anciens ou nouveaux. Mis à part ce cas de figure atypique, on peut dire que ce «mouvement citoyen qui refuse le discours de nos gouvernants affirmant qu’il n’y a pas d’alternative à l’austérité» a suscité l’intérêt. Tout comme ce fut le cas du G1000, en 2011. Un mouvement qui, lui aussi, souhaitait revitaliser la citoyenneté. On pourrait aussi évoquer Acteurs des temps présents, promoteurs d’initiatives «citoyennes». Ou encore les Indignés, qui campèrent à Saint-Gilles et occupèrent un bâtiment universitaire à Koekelberg, il y a bientôt quatre ans et qui réussirent à mobiliser plusieurs milliers de personnes lors d’une marche pour une «réelle démocratie» (7.000 personnes, peut-on lire sur le site de la RTBF).
Bien sûr, le succès de ces mouvements est à relativiser. Les principales mobilisations de ces dernières années, ou de ces derniers mois, sont restées le fait d’acteurs traditionnels du mouvement social. À commencer par les syndicats, comme on l’a vu à la fin de l’année 2014.
Il n’empêche, de nombreux mouvements citoyens éclosent et rêvent d’une démocratie plus participative. La plupart partagent aussi l’envie d’en finir avec les politiques d’austérité, regrettant l’impuissance des partis politiques à agir sur les leviers économiques dont ils disposent.
En toile de fond, on trouve un certain ras-le-bol vis-à-vis des partis politiques traditionnels. Min Reuchamps, professeur de sciences politiques à l’UCL, et l’un des instigateurs du fameux G1000, évoque même une «véritable crise de confiance». Il s’appuie sur une étude de l’Iweps de 2013: «Pour 92% des Wallons, le système démocratique est le moins mauvais des systèmes. Mais à côté de ça, plus de la moitié des sondés se méfient des institutions démocratiques (exemple: pour 68% des Wallons, les partis politiques n’ont plus d’idéologie crédible).
Il existerait donc bel et bien une attente profonde pour «autre chose».
Ce ne sont pas pour autant de «simples citoyens» qui créent ces mouvements sociaux émergents. Ils sont souvent lancés par des militants de longue date, issus la plupart du temps de l’associatif institutionnel, du monde universitaire ou de groupuscules plus radicaux. Et parfois même composés de syndicalistes, comme c’est le cas avec Tout autre chose, qui a aussi la particularité d’être porté publiquement pas des figures en provenance du monde culturel, leur permettant d’ouvrir quelque peu leur audience.
À la recherche du grand public
C’est bien un des traits partagés par ces mouvements: l’espoir qu’un jour leur discours sortira du carcan militant. Celui où les mêmes têtes défilent avec différentes casquettes depuis des années. Non, le rêve est bien de rameuter du sang frais, de «simples citoyens» en attente de mobilisation. D’allumer la flamme dans le cœur de citoyens désintéressés.
C’était l’un des objectifs du G1000 qui organisa d’abord une vaste consultation de citoyens pour dégager des thèmes à approfondir. Ensuite, en tirant au sort 1.000 personnes pour débattre de ces questions de société, les organisateurs souhaitaient justement sortir des cadres habituels des mouvements sociaux.
Jérôme Van Ruychevelt, de Tout autre chose, déclarait dans le fil d’infos d’Alter Échos que leur objectif était justement de toucher des personnes qui, aujourd’hui, «ne sont pas mobilisées», de faire confiance aux citoyens. D’après Henri Goldman, rédacteur en chef de la revue Politique, impliqué lui-même dans la création de Tout autre chose, ce mouvement bénéficie d’un pouvoir d’attraction réel (du moins dans la sphère militante et même, peut-être, un peu au-delà), car, pour l’instant, il n’y a pas de programme, «les objectifs politiques sont flous». Et curieusement, c’est assumé. «Tout autre chose ne ressemble à rien de connu, affirme Henri Goldman. Contrairement aux autres mouvements, il n’y a pas de plan de bataille préconçu.» Comme tout est à construire, les réseaux militants et autres citoyens engagés seraient séduits par la perspective de construire ensemble cet horizon nouveau sur la base de quelques grands constats partagés. Le premier d’entre eux étant la dénonciation des politiques d’austérité.
Même les Indignés bruxellois, bien qu’en partie inspirés par des thèses libertaires, espéraient toucher un public large. Ben Borges, qui est toujours actif dans ce qu’il reste de la mobilisation de 2011, estime que la plus grande difficulté de son mouvement était effectivement de «dépasser le public militant». Lui aurait rêvé d’une vague puissante et populaire, dans la même veine de celle qui déferla sur l’Espagne et dont le parti Podemos est aujourd’hui issu: «Ce moment où la grand-mère, les parents du jeune militant le rejoignent pour manifester. Lorsque le fait de sortir du milieu militant rend le mouvement difficile à contrecarrer.»
Geoffrey Pleyers, sociologue et politologue à l’UCL, nuance quelque peu ce propos: «les Indignés ne souhaitaient pas forcément que les citoyens s’emparent des grandes décisions de la politique, ils voulaient créer leurs propres espaces.»
Malgré cette nuance, Geoffrey Pleyers voit dans ces nombreux mouvements sociaux (qui pour certains sont en continuité avec l’altermondialisme des années 2000), une véritable lame de fond. «Il existe une volonté de s’engager autrement, dit-il, couplée à une méfiance vis-à-vis des structures traditionnelles et à un engagement pour que les citoyens s’emparent du débat politique, sans le laisser uniquement aux responsables politiques.» Une lame de fond qui réunit, selon Geoffrey Pleyers, deux âges propres à la mobilisation. Des jeunes, ainsi que des retraités dynamiques avec «plus de temps et un bon niveau d’éducation». «Il existe dans ces mouvements une grande complémentarité entre ceux qui s’engagent pour la première fois et ceux qui sont plus habitués.»
Activiste cherche relations ambiguës avec syndicaliste
Lorsqu’on parle de mobilisations, de mouvements sociaux, difficile de ne pas parler des syndicats. Les relations de ces derniers avec les mouvements citoyens sont parfois houleuses.
Ce fut particulièrement le cas pour les Indignés. Ben Borges, aujourd’hui, considère que cette méfiance très ancrée de son mouvement à l’égard des syndicats était «une sérieuse erreur». Mais voilà, ces petits groupes «fragmentés» avaient tendance à rejeter ces vieilles dames de la lutte sociale «trop assises à la table». Des syndicats un temps considérés comme un peu trop gentils avec le gouvernement fédéral.
Côté Tout autre chose, les syndicats y ont toute leur place. Certains syndicalistes en vue font partie des premiers signataires. «Les syndicats sont conscients que les modèles habituels de mobilisation sociale ne suffisent plus, explique Henri Goldman. Donc ils participent à des mouvements comme Tout autre chose. Et ils savent bien que si ce type de mouvements devait adopter les codes, la culture, le vocabulaire des syndicats, cela ne servirait à rien.»
C’est à peu près le même discours que l’on entend au G1000. Min Reuchamps considère que syndicats et mouvements citoyens sont «complémentaires». Il emploie même ce terme au sujet des partis politiques traditionnels: «Avec le G1000, l’idée était qu’une initiative de démocratie délibérative dynamise le débat démocratique traditionnel.» Geoffrey Pleyers, lui, ne nie pas une certaine «méfiance par rapport aux partis traditionnels et aux systèmes de représentation. Mais cela ne saurait se résumer à une méfiance. Certains mouvements pourraient avoir tendance à soutenir les représentants politiques face au pouvoir de l’économique. Disons que l’on peut parler de vigilance et de complémentarité.»
Ces nouveaux mouvements sociaux sont-ils vraiment nouveaux?
Petit détour par la sociologie. Le sociologue Alain Touraine s’était penché dans les années 70 sur ce qu’il appelait alors les «nouveaux mouvements sociaux». Mouvements féministes, pacifistes et régionalistes. «Des mouvements détachés de la question ouvrière et qui devaient remplacer les anciens», explique Jean Faniel, directeur du Centre de recherche et d’information sociopolitiques (Crisp).
En Belgique, la réalité est tout autre. La piliarisation a rendu les frontières entre types de mouvements beaucoup plus floues. «On retrouve ici une imbrication des différents mouvements. Le Parti ouvrier belge (POB), par exemple, était en lien avec une série d’organisations, de type syndical, mais aussi d’organisations mutualistes, de groupes de femmes, de jeunesse ou même de fanfares.» Au sein de chaque pilier, les liens sont forts et le tissu militant est dense.
Alors certes, le temps des piliers bien compacts est désormais révolu. «Depuis le début du siècle, il existe un phénomène de dépiliarisation et l’imbrication entre syndicats et associations s’est distendu», explique le directeur du Crisp.
Mais dans ces nouveaux mouvements citoyens, «on retrouve des militants d’autres organisations, dont certaines font partie de ces piliers. Les mouvements sociaux ne se construisent pas tout seuls», affirme Jean Faniel. On peut même dire qu’il existe une «grande complémentarité entre les mouvements citoyens et la société civile institutionnalisée, car cette dernière est particulièrement importante en Belgique». Il suffit de voir la liste des signataires de Tout autre chose pour s’en rendre compte. Une myriade d’hommes et de femmes représentant des associations subsidiées par l’État y figurent.
Les nouveaux mouvements ne remplacent donc pas le combat des associations «classiques» ni le combat syndical. Surtout en Belgique où ces derniers «sont les organisations qui comptent le plus d’affiliés parmi les organisations auxquelles ont peut adhérer librement», comme le rappelle Jean Faniel.
Aujourd’hui, certains de ces mouvements émergents, comme Acteurs des temps présents ou Tout autre chose cherchent à «fédérer différents mouvements plutôt que les remplacer». C’est particulièrement le cas de Tout autre chose qui cherche, selon Jean Faniel, à «articuler les luttes syndicales à d’autres luttes».
Quoi qu’il en soit, les débuts de Tout autre chose, dont les initiateurs disposent de bons relais médiatiques, n’ont pas laissé indifférent. Mais la plupart de ces mouvements dits «citoyens» éprouvent des difficultés à durer ou à toucher un grand public. Tout autre chose a-t-il joué la martingale pour éviter ces deux écueils?