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Santé

Injections de précarité dans la ville aux cinq clochers

La consommation de drogues dures monte en flèche dans le centre-ville de Tournai. Signe d’une précarité croissante qui inquiète les associations. Source d’incompréhension, voire de répulsion, chez la population. À l’instar de grandes villes du pays – Liège, la «Tox City», Bruxelles ou Charleroi –, la petite ville frontalière de 70.000 habitants doit trouver ses propres solutions à un problème toujours tabou.

«Diffraction patterns for natural and synthetic fibers.» Encyclopedia of X-rays and gamma rays. 1963.

La consommation de drogues dites dures monte en flèche dans le centre-ville de Tournai. Signe d’une précarité croissante qui inquiète les associations. Source d’incompréhension, voire de répulsion, auprès de la population. À l’instar de grandes villes du pays – Liège, la «Tox City», Bruxelles ou Charleroi –, la petite ville frontalière de 70.000 habitants doit trouver ses propres solutions à un problème toujours tabou.

«Aujourd’hui, tu ne fais pas trois rues dans Tournai sans voir un échange de paxon, des seringues par terre ou quelqu’un de manifestement défoncé.» Le photographe tournaisien Gordon War tient une petite galerie dans le centre-ville, à côté de l’académie des beaux-arts. À l’occasion de ses vernissages, il est amené à rencontrer des sans-abri et consommateurs de drogues «dures», venus passer le temps: «J’essaie de discuter avec eux, de leur donner un peu à manger. Leur niveau de précarité est inquiétant, mais ce qui l’est encore plus, c’est de se rendre compte que la plupart ont une vingtaine d’années. C’est tout un pan de la jeunesse qui se détruit, qui n’a plus aucun horizon.»

C’est un fait qu’aucun habitant ne contredira: le centre-ville de Tournai fait face à une toxicomanie de rue qui a pris une ampleur inégalée ces cinq dernières années. Ceux que les Tournaisiens appellent désormais les «zombies» sont souvent jeunes, vivent à la rue ou dans des squats. 63% des bénéficiaires de l’ASBL Citadelle, service spécialisé pour la prise en charge des personnes dépendantes à Tournai, ont ainsi entre 25 et 39 ans. Les professionnels confirment le retour en force ces dernières années de la consommation par voie intraveineuse, associée à une précarité croissante des usagers.

«Il y a deux ans, c’est le crack qui a envahi les rues tournaisiennes. En plus des Stérifix, on distribue désormais des pipes à crack.» Yannick Martin, Relais santé

Cette précarité a modifié le visage de la toxicomanie à Tournai, dont les origines remontent au début des années 90. Dans les «méga-dancings» du tournaisis – à la Bush, au Cap’tain ou encore à l’H20 –, ce sont essentiellement la MDMA et l’ecstasy qui circulent alors dans le sang des jeunes sur fond de techno. Les premières actions de prévention et de réduction des risques sont menées entre les murs de ces boîtes de nuit. «Petit à petit, la Ville a commencé à imposer des heures de fermeture et restreindre la liberté de ces lieux. La consommation de drogues a donc glissé vers des soirées privées, à l’abri du regard de la société; elle est devenue plus difficile à cibler par nos actions de prévention», retrace Benoît Brouillard, le coordinateur du Réseau Assuétudes du Hainaut occidental (l’une des douze zones de soins déterminées sur la base du décret «Assuétudes» de la Région wallonne).

Une approche «sociale et préventive»

La crise économique et «un filet de sécurité sociale de plus en plus troué» sont ensuite passés par là. «Depuis une petite dizaine d’années, on est confronté à un public de moins en moins inséré et très précarisé. C’est d’ailleurs le cas un peu partout en Wallonie, comme à Péruwelz ou à Lessines. Ici à Tournai, il y a aussi beaucoup de jeunes Français qui ont eu un parcours dans des institutions belges», poursuit Benoît Brouillard.

La position géographique de Tournai n’est évidemment pas étrangère à cet état de fait: porte d’entrée des trafiquants, la zone frontalière est également jalonnée de nombreuses structures de soins (centres pour handicapés, écoles spécialisées, maisons de repos…), très prisées des Français, car moins chères et plus accessibles.

Les démantèlements de réseaux de trafiquants y sont désormais légion. «On met la gomme et la police fait un travail remarquable. Mais quand on démonte un réseau, un autre se reconstitue malheureusement très vite», observe Paul-Olivier Delannois, le bourgmestre socialiste de Tournai. Ce volet répressif, l’élu le veut strictement réservé aux «ordures», les «têtes pensantes de ces réseaux de l’autre côté de la frontière, qui sont en train de foutre notre jeunesse en l’air». Pour celle-ci, que faire? La Ville se dit en faveur d’une approche «sociale et préventive», et les acteurs de terrain voient dans la nouvelle majorité politique PS-Écolo de plus grands signaux d’ouverture. Des réunions à intervalles réguliers entre l’associatif et le politique devraient bientôt voir le jour dans l’objectif de définir une stratégie commune.

Stérifix et pipes à crack

En attendant, les associations s’efforcent de limiter la casse, malgré des moyens financiers dérisoires. L’asbl Citadelle, qui suivait médicalement 324 usagers de drogues en 2018, perçoit 120.000 euros de subventions annuelles de la Région wallonne. Depuis la création du Relais santé de Tournai en 2012, les deux associations travaillent de concert: «Le Relais santé s’adresse aux personnes en grande précarité. Vu l’ampleur de la situation, on a très vite été happés par les demandes du public toxicomane», confie Yannick Martin, infirmier-coordinateur du Relais santé.

En 2014, ses équipes diagnostiquent une vague d’hépatite C à Tournai. Un projet DAMSI (Dispositif d’accès au matériel stérile d’injection) est alors mis en place. Il réunit les éducateurs de rue (payés par la Ville), les infirmiers de rue (engagés par le Relais santé), l’asbl Citadelle et des maisons médicales dans la distribution de matériel stérile d’injection aux consommateurs. «Il y a deux ans, c’est le crack qui a envahi les rues tournaisiennes. En plus des Stérifix (kits pharmaceutiques contenant du matériel d’injection, NDLR), on distribue désormais des pipes à crack», ajoute Yannick Martin.

Il y a quelques semaines, une réunion entre le bourgmestre et les acteurs de terrain a permis d’aller un cran plus loin via l’installation de récupérateurs externes de seringues usagées (RESU). Dans les ruelles le long de l’Escaut, dans les parcs ou encore devant la gare: ces boîtes devraient bientôt éclore là où des seringues jonchent actuellement le sol. Le projet n’a pas encore été soumis au Collège, mais Paul-Olivier Delannois assure déjà qu’il «recevra un avis favorable».

Pas sûr en revanche que cette solution fasse l’unanimité auprès de la population. Benoît Brouillard anticipe déjà: «Comment communiquer? Si vous collez une étiquette RESU sur ces boîtes, vous pouvez être sûr que deux jours plus tard, des citoyens insurgés feront circuler des photos sur Facebook.» Le bourgmestre, qui sait la question ultra-sensible, mise a priori sur une communication «discrète»: «Dans un premier temps, seuls les travailleurs sociaux feront la publicité des RESU auprès de leurs bénéficiaires, il n’y aura pas de large communication vis-à-vis des citoyens.»

Maisons médicales: une mixité difficile à gérer

Il n’y a pas que la population que cette situation fait grincer des dents. L’augmentation problématique d’addictions met également sous pression une partie des professionnels impliqués, notamment au sein des maisons médicales où sont prescrits les traitements de substitution aux opiacés (méthadone ou buprénorphine). La maison médicale Le Gué, ancrée dans le quartier historique et populaire de Saint-Piat, fait partie du réseau de Citadelle depuis ses débuts. Son directeur, le docteur Olivier Mariage, raconte: «À l’époque, vers la fin des années 80, les traitements de substitution étaient encore interdits. Nous nous sommes rassemblés avec une autre maison médicale et deux services de santé mentale autour d’une psychiatre tournaisienne qui préconisait l’usage de ces traitements et était poursuivie par la Justice (l’affaire aboutira finalement à un non-lieu). C’est comme ça qu’on a commencé, en se regroupant dans l’illégalité.»

«Il existe une vraie difficulté à trouver des médecins qui acceptent de travailler avec ce type de public.» Benoît Brouillard, Réseau Assuétudes du Hainaut occidental

Plutôt que de créer un centre d’accueil spécialisé pour consommateurs problématiques, le réseau informel préfère à l’époque miser sur une prise en charge au sein des maisons médicales, pour y promouvoir la mixité sociale. Un objectif aujourd’hui de plus en plus dur à atteindre: «C’est anecdotique et ça reste très rare, mais un patient s’est récemment désinscrit de notre maison médicale en nous disant: ‘Ce n’est plus possible de voir ce que je vois dans votre salle d’attente’.» Agressivité ou comportements parfois déplacés, jusqu’à des injections dans les toilettes, la liste est longue… «Le principe de mixité sociale est toujours là. Mais on doit s’efforcer d’attirer plus de populations issues des classes moyennes pour ne pas devenir un lieu ghetto. Je suis convaincu que plus il y aura de maisons médicales, plus il y aura de mixité.» «Il existe une vraie difficulté à trouver des médecins qui acceptent de travailler avec ce type de public, constate pour sa part le coordinateur du Réseau Assuétudes. Et tous n’acceptent pas encore les traitements de substitution. Je m’occupe par exemple d’un projet ‘grossesse et consommation’: seul un gynécologue accepte d’y collaborer.»

Vers une salle de consommation?

Finalement, les expériences positives menées notamment aux États-Unis auront prouvé l’efficacité des traitements de substitution et conduit à sa légalisation, en 2004, en Belgique, faisant passer ceux-ci de sujet tabou à remède salutaire. Et si les salles de consommation à moindre risque étaient les prochaines sur la liste? Olivier Mariage veut le croire: «Du côté des soignants, on est de plus en plus convaincu que c’est vers cela qu’il faut aller. J’ai des collègues médecins qui y étaient totalement opposés et se disent maintenant que c’est la solution.»

Pour Benoît Brouillard, la Suisse et la France en sont la preuve: ces lieux, vulgairement surnommés «salles de shoot», permettent d’accrocher les personnes les plus isolées, «de les accompagner vers les soins, plutôt que de les laisser errer en rue». «Ni pour ni contre», le bourgmestre de Tournai est passé de «craintif» à «hésitant» sur la question. «Je veux d’abord prendre la température, commencer par vérifier l’efficacité de l’expérience menée à Liège», temporise-t-il. Tous les acteurs concernés s’accordent néanmoins sur un point: la population tournaisienne n’est pas près d’accepter un tel projet.

C’est que chaque solution proposée impose de marcher sur des œufs; face à la crainte d’un appel d’air dans un contexte frontalier sensible ou face aux accusations d’incitation à la consommation… l’urgence du phénomène appelle pourtant à l’action. Cet été, un jeune homme est mort en pleine rue. Et en deux ans, «une quinzaine au moins» de personnes dépendantes accompagnées par le Relais santé ont succombé des conséquences d’années de consommation ou d’une overdose.

Clara Van Reeth

Clara Van Reeth

Journaliste et contact freelances, stagiaires et partenariats

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