C’est à divers titres que le secteur de l’intérim se trouve au centre des projecteurs de l’actualité. En Belgique, d’abord, le secteur, qui pèsedésormais 2,15 % des heures de travail annuellement prestées, fête son demi-siècle d’existence : après des débuts timides, la véritablecroissance a eu lieu à partir de l’exposition universelle de 1958. Au niveau européen, ensuite, l’inclusion du secteur dans la directive Services (dite Bolkestein) est pourle moins contestée – au moins autant que la directive elle-même. D’aucuns jugent en effet qu’il est prématuré de déréguler un secteur qui n’a pas encoreété harmonisé : un projet de directive Intérim traîne en effet dans les cartons de la Commission et vient d’être officiellement mis au frigo. Petit tourd’horizon de l’actualité européenne dans un secteur à la fois emblématique et spécifique1.
Report du vote de la directive « Services »
En guise de préambule, il convient de rappeler que le vote qui devait intervenir le 5 octobre sur le rapport Gebhardt (rapport sur le projet de directive dite « Bolkestein » ndlr)2en Commission du marché intérieur du Parlement européen est reporté au 21 novembre. Du coup, le vote en première lecture de la plénière qui devaitsuivre à la fin du mois, est reporté lui aussi. Il aura probablement lieu en janvier 2006, sous la présidence autrichienne de l’UE.
Au sein du Parlement européen, une série de réunions à huis clos a été organisée par les groupes politiques et la commission parlementaire afin deréduire le nombre record d’amendements (au moins 1.600) et d’aboutir à un compromis sur les points clés du projet. Les principales pommes de discorde restent inchangées.Tout d’abord, le fameux principe du pays d’origine, proposé par la Commission européenne et défendu par les libéraux (ADLE) et les chrétiens-démocrates/démocrates européens (PPE-DE), par lequel un prestataire peut fournir un service dans un autre État membre selon les règles de son pays d’origine. Ensuite, vient ladistinction entre le droit général de fournir un service dans un autre État membre que le sien par une entreprise légalement établie dans son pays d’origine et laprestation effective (cette dernière serait soumise à la législation du pays d’accueil). Enfin, l’exclusion ou non du champ de la directive des services d’intérêtéconomique général.
La réunion de la dernière chance, le 3 octobre dernier, n’a pas abouti à un consensus. Deux propositions de compromis rivales se sont trouvées sur la table : celleproposée par Evelyne Gebhardt, qui avait déjà été discutée auparavant, et l’autre soumise par les groupes ADLE, PPE-DE et UEN (nationalistes italiens etest-européens). Le président de la Commission du marché intérieur, Philippe Whitehead, a estimé que les amendements proposés par les trois groupes politiquesont été présentés trop tard pour que les députés et le rapporteur puissent en prendre connaissance. Dans ces conditions, il a jugé que cespropositions ne pouvaient pas servir de base à un compromis et qu’il était préférable de reporter le vote « pour ne pas discréditer notre commission ».Selon lui, le report du vote permettra aux groupes politiques de mieux préparer les propositions de compromis et de réduire ainsi le nombre des amendements. Les groupes ont jusqu’au 12octobre pour présenter de nouvelles propositions. Cette décision a été acceptée par une large majorité des membres de la Commission du marchéintérieur (quarante voix pour, deux contre, une abstention).
On le voit, la question de la délimitation du champ de la directive et des secteurs auxquels elle s’appliquera est cruciale. Qu’en est-il de l’intérim ?
In ou Out
Le projet de directive Services n’arrive pas dans un désert législatif et réglementaire au niveau européen. La plupart des observateurs du dossier mentionnent en effetla directive de 1996 concernant le détachement de travailleurs dans le cadre d’une prestation de services (directive 96/71/CE). Selon cette directive, toute entreprise qui détache destravailleurs sur le sol d’un autre État membre devra respecter toutes les conditions de travail et d’emploi en vigueur, toutes les dispositions légales, réglementaires etadministratives, les conventions collectives, les périodes de travail/repos et de protection des travailleuses enceintes, les congés payés, le salaire minimum, ainsi que lesrègles de santé et de sécurité.
En Belgique, cette directive a fait l’objet d’une transposition dans la loi du 5 mars 2002. Une loi qui va plus loin que la directive originale et inclut par exemple le secteur del’intérim, ce qui n’est pas prévu dans le texte de la directive elle-même. Un des noeuds de la question réside donc dans les différences de transposition de ladirective dite « Détachement » dans chacun des droits nationaux. Judith Kirsten-Darling, policy adviser pour Uni-Europa, fédération européenne des syndicats dessecteurs Services3, souligne en effet que si la transposition belge est particulièrement favorable, cette situation constitue plutôt l’exception que la règle parmi lespays européens. Autrement dit, les conséquences de la directive Bolkestein telle que proposée par la Commission, seraient éminemment variables d’un pays àl’autre selon la façon dont ces pays ont transposé la directive sur le détachement. Même en tenant compte de ces différences de situation de départ,deux questions demeurent pendantes : tout d’abord, celle du contrôle et de l’inspection en matière de respect des prescrits de la directive : la transmission d’informations entre pays dedépart et pays de destination semble pour le moins déficiente4. Ensuite, celle de la possible contradiction entre, d’une part, la transcription belge (« progressiste») de la directive « Détachement » et, d’autre part, la directive Services elle-même.
Le décor législatif étant partiellement posé, quelle est la position des acteurs belges et européens sur l’inclusion du secteur intérimaire dans ladirective Services ? Une interrogation à laquelle il est bien entendu impossible de répondre isolément : plusieurs questions sont solidaires de telle sorte que la réponseà l’une ne peut évidemment être donnée indépendamment de la réponse aux autres. Typiquement, la question de l’inclusion ou non du secteur de l’intérimdans le champ de la directive dépend, pour beaucoup d’interlocuteurs, de celle du maintien ou pas du principe – contesté – du pays d’origine.
Ainsi, les dernières positions officielles de la Belgique, prises au Conseil des Ministres en novembre 2004, tendent à accepter le principe du pays d’origine moyennant unesérie de précautions et d’exclusion5. Parmi la liste des 22 secteurs que la Belgique entend sortir du champ d’application de la directive, figure celui de l’Emploi (et doncde l’Intérim). Reste cependant à voir comment une telle position peut être défendue avec le type de négociations actuellement adopté au sein du Coreper (leComité des représentants permanents, chargé de préparer les négociations entre États). Sur la directive Services, celui-ci opère en effet par «saucissonnage », morceau par morceau. Difficile, dans ces circonstances de défendre une position globale équilibrée : ce qui est demandé revient en effet à seprononcer sur une partie sans connaître le tout, à accepter tel ou tel principe sans savoir à quel secteur il s’appliquera !
Un risque de dumping social
Quant à Eric Van den Abeele (Université de Mons-Hainaut), il commence par rappeler le cadre réglementaire dans lequel évolue l’intérim, avant de se montrerparticulièrement critique à l’égard de la première version du texte. « Le secteur de l’intérim est particulièrement concerné par laproblématique de la sécurité pour les travailleurs. Une procédure d’agrément en permet la surveillance (Cf la Convention n° 181 de l’OIT – Organisationinternationale du travail, adoptée le 19 juin 1997, et qui permet au membre de définir le statut juridique de l’agence d’emploi privée ainsi que les conditions d’exercice desagences au moyen d’un système d’agrément). Certains pays de l’UE ont aboli l’agrément préalable des services de placement. La future directive aura pour effet de devoiraccepter que des entreprises ne respectent pas le cadre réglementaire pour occuper des travailleurs intérimaires ou les détacher, notamment en Belgique, (en d’autres termes,l’annulation de l’autorité nationale ou régionale en matière d’intérim ndlr). Le principe de non-discrimination aura pour effet d’interdire toute discrimination dans lesrégimes d’autorisation, donc également pour les entreprises accueillies dans les pays d’accueil, ce qui conduira de fait à l’abrogation de tout régime d’agrémentpréalable. » Et Eric Van den Abeele de poursuivre : « Un risque important de dumping social existe. Le projet de directive rendra le contrôle et l’inspection trèsdifficiles ou quasi impossibles (on ne peut imposer de faire une déclaration de détachement – sauf dans le secteur de la construction ; on ne peut imposer d’avoir unreprésentant sur le territoire ; on ne peut imposer de tenir et conserver les documents sociaux sur le territoire). Le risque majeur est l’installation des sociétés pratiquant lamise à disposition de travailleurs ou d’intérimaires dans l’État pratiquant la réglementation la moins stricte. Cela risque d’avoir de lourdes conséquences sur levolume d’emploi des travailleurs nationaux et par la tension créée sur le marché de l’emploi sur les conditions de travail et de rémunération des travailleurs.»
Le risque de dumping sera d’autant plus grand que « le contrôle sera rendu inopérant. De grandes difficultés sont prévisibles dans la transmission et l’obtentionde données nécessaires aux services d’inspection. Par conséquent la directive risque d’avoir des répercussions graves sur la viabilité des systèmes desécurité sociale » poursuit notre interlocuteur6.
C’est également le point de vue des syndicats tant au niveau belge qu’européen, dont l’opposition au principe du pays d’origine en général, se doubled’appréhensions particulières dans le domaine de l’intérim. Uni-Europa rappelle ainsi que l’intérim ne saurait être considéré comme un serviceéconomique parmi d’autres puisque en l’occurrence, le service délivré est en fait un être humain ! Préalablement à toute éventuelle inclusion dans unedirective générale sur les services, les syndicats européens demandent la reprise des négociations entre partenaires sociaux (voir infra) sur une directivespécifique à l’Intérim.
Mais, selon Andrée Debrulle (Service d’études de la CSC), en matière de concertation sociale, « l’attitude du patronat, dans ce dossier comme dans la plupart des autresau niveau européen ressemble plus à une stratégie d’occupation de fauteuil qu’à une véritable volonté de concertation. En fait, ils laissent l’initiativeà la Commission mais gardent leur place à la concertation sociale au cas où des velléités trop régulatrices à leur goût s’emparaient de laCommission… »
Vers une harmonisation avant la libéralisation ?
En bref, ceux qui s’opposent à l’inclusion de l’intérim au sein de la directive Services souhaiteraient que le secteur fasse l’objet d’une harmonisation préalable au niveaueuropéen (harmonisation d’autant plus nécessaire, précisent-ils, que, dans les pays de l’Est, ces secteurs sont en pleine émergence et que leur réglementation n’enest qu’à ses balbutiements). Ils dénoncent le processus actuel qui va à l’encontre de la tradition de construction européenne. Andrée Debrulle rappelle en effet quecelle-ci a toujours cherché à « harmoniser d’abord, à libéraliser ensuite. » Et de déplorer qu’en l’occurrence, ce soit l’inverse qui se produise.
Du côté des employeurs, les positions ont évolué en cours de débat : si, notamment en Belgique, les patrons de l’intérim ont été parmiceux qui ont dénoncé le plus vigoureusement le texte de la directive, leur position a évolué en quelques mois. La demande du secteur – tant de laconfédération européenne (Ciett7) que de Federgon, son membre belge – est désormais de voir l’intérim inclus dans le champ de la directive,moyennant le maintien d’une série de précautions en matière d’agrément et de contrôle du respect des normes. Mais, selon Anissa Benchekroun, ce sontprécisément ces précautions qui seraient mises à mal par le premier projet de directive. On rappellera que ces conditions d’agrément, déjàévoquées par Eric Van den Abeele, existent en Belgique depuis 1976, et sont désormais régionalisées.
Un deuxième angle d’attaque : la directive Intérim
Parallèlement au processus législatif lié à la directive Services, le secteur intérimaire fait donc l’objet d’un projet de directive propre : lafameuse harmonisation réclamée par les syndicats. Celle-ci est en stand-by depuis mars 2002, du fait, notamment, de l’opposition de trois pays (Allemagne, Irlande etGrande-Bretagne).
Jusqu’à présent les discussions avaient achoppé sur le principe du « user-pay system ». Système selon lequel les travailleurs intérimairesdoivent recevoir les mêmes conditions de travail que s’ils avaient été directement employés par l’entreprise « utilisatrice » pour accomplir le mêmetravail. À l’époque, l’échec fut attribué, en plus des blocages des trois pays cités, au caractère atypique de l’intérim : lesrelations employeurs-travailleurs y sont évidemment triangulaires (et pas bilatérales) puisqu’elles impliquent l’employeur, l’agence d’intérim et letravailleur lui-même8.
Si la presse a pu laisser penser que ce projet de directive faisait partie des 68 directives abandonnées par la Commission (voir ce numéro, page 22), il s’agirait enréalité d’un malentendu. Selon le porte-parole de la DG marché intérieur, Gregor Kreuzhuber, la directive n’a pas été abandonnée mais bien« mise au frigo » en attendant que le paysage légal européen en matière de services s’éclaircisse un peu. Une nuance qui ne rassure guère lessyndicats dans la mesure où, comme ils le craignaient, cela revient à poursuivre le processus de libéralisation, tout en gelant l’harmonisation.
1. L’Agence Alter publiera mi-novembres un numéro spécial consacré au travail social et à l’Europe dans le cadre d’un colloque organisé conjointement avec laFCSS le 7 décembre prochain à Bruxelles.
2. Rapport de l’eurodéputée socialiste Evelyne Gebhardt, concernant la directive Services, et dont une des clés-de-voûte consiste à remplacer le « Principedu pays d’origine » par un « Principe de reconnaissance mutuelle ».
3. UNI-Europa, rue de l’Hôpital, 31 à 1000 Bruxelles – tél. : 02 234 56 56 – courriel : uni-europa@union-network.org
4.Anissa Benchekroun, responsable des relations internationales de l’Orbem, précise par exemple que le délai maximum de signalement d’un détachement est de deux ans. Entre-temps,le travailleur concerné peut être rentré dans son pays d’origine !
5. Le texte complet de la position belge est disponible sur le site : www.diplomatie.be Cliquez sur Politiqueeuropéenne, puis sur Marché interne pour les Services.
6. Eric Van den Abeele, « La proposition de directive sur les services : instrument visionnaire au service de la compétitivité ou cheval de Troie dirigé contre lemodèle social européen » in Christophe Degryse & Philippe Pochet (dir.), Bilan social de l’Union Européenne 2004, éds. ETUI-REHS, Bruxelles, 2005.
7. CIETT, Avenue du Port, 86c à 1000 Bruxelles – tél. :02 203 38 03 – courriel : denis.pennel@ciett.org
8. Une série d’informations concernant cette directive est disponible (en anglais) sur le site de l’Observatoireeuropéen des relations industrielles (Dublin)