Selon les derniers sondages disponibles à l’automne 2002, il y avait en Belgique 1,32 million de particuliers et 236 000 entreprises connectées à Internet, ce quicorrespond à environ 3,2 millions d’utilisateurs d’Internet, soit un habitant sur trois. À la lueur de ces chiffres, apparemment encourageants, ce qu’on appelle la« fracture numérique », à savoir cette nouvelle forme d’exclusion qu’engendrerait le développement d’Internet en alourdissant le passif desinégalités sociales, ne serait-elle qu’un épouvantail ?
C’est la question à laquelle se sont intéressés Patrica Vendramin et Gérard Valenduc dans l’ouvrage Internet et inégalités. Une radiographiede la fracture numérique1. À l’origine de l’étude, une commande en 2001 du réseau Esnet2. Au fil de la lecture, les auteurs nous plongent au cœur detoutes les ambiguïtés qui accompagnent le développement d’Internet. Les chiffres cités plus haut sont un exemple de la nuance qu’il faut sans cesse avoirà l’esprit quand on aborde cette question de la fracture numérique. En l’occurrence, en matière de chiffres, les auteurs attirent l’attention sur larépartition inégale entre sous-groupes de population. Des écarts au niveau des individus et des ménages, tant au niveau de l’âge, du sexe, de la composantefamiliale, du niveau d’éducation, du niveau de revenus mais aussi au niveau des zones urbaines et rurales, entre région d’un même pays, entre pays au sein del’Europe et enfin entre le Nord et le Sud.
Une série de clivages plutôt qu’une fracture nette
Le constat général est simple mais montre toute la complexité des dynamiques en jeu : les écarts dans la diffusion et les usages d’Internet ne correspondent pasà une fracture bien nette, mais plutôt à une série de clivages qui se superposent. Certains de ces clivages sont de nature assez superficielle, d’autres sont plusprofonds et creusent des fossés plus difficiles à combler.
Les auteurs proposent donc une cartographie de ces clivages afin de montrer comment certains écarts dans les usages d’Internet générèrent desinégalités tandis que d’autres sont le reflet de la diversité. D’emblée, ils distinguent accès et usage. Car si l’accès à Internetpeut présenter un caractère transitoire, les inégalités dans les usages renvoient à des questions plus fondamentales telles que le contenu de l’information etdes services en ligne et les compétences requises pour les maîtriser.
La cartographie met en évidence l’effet de l’âge qui commence à s’estomper avec notamment les utilisateurs quadragénaires qui rattrapent lestrentenaires ; une domination masculine qui persiste mais se réduit également alors que l’on observe que les femmes n’ont pas le même usage d’Internet ; lapersistance du facteur revenus comme réellement discriminant ; le niveau de formation et d’éducation qui génère des inégalités dans les usagesd’Internet ; le taux de connexion plus élevé dans les familles avec enfants à l’inverse des femmes isolées…
Internet, un prisme qui amplifie les inégalités existantes
Certains écarts se creusent et d’autres se réduisent. « Trois facteurs peuvent expliquer cela : des effets liés à l’accélération de ladiffusion d’Internet, des effets d’entraînement dus aux usages professionnels et des effets liés au succès ou à l’échec de certaines politiquescorrectrices ». Par ailleurs, certains écarts génèrent des inégalités, d’autres reflètent des différences. « La fracturenumérique ne se mesure pas au nombre de connectés mais aux effets simultanés de la connexion et de la non-connexion. Sous certains aspects les différences liéesà l’âge, au niveau d’éducation ou au sexe ne présentent pas toujours un aspect inégalitaire. Par exemple les femmes passent moins de temps sur Internetque les hommes, mais si on tient compte, en moyenne, du temps que ceux-ci consacrent à consulter des sites pornographiques et à simuler des jeux guerriers, les écarts sont-ilsautre chose que des écarts de conduite ? Par contre, les femmes sont très largement sous-représentées dans les métiers des TIC, nombre d’entre elles occupentdes emplois où elles n’ont pas l’occasion de se familiariser avec les TIC… Ces inégalités sont bien plus lourdes de conséquences que le constat dedifférences entre hommes et femmes dans la durée de connexion. »
Internet est-il un miroir qui reflète les inégalités ou un prisme qui amplifie le spectre des inégalités existantes ? Les auteurs penchent pour la secondehypothèse. « Dès lors les réponses politiques doivent agir conjointement sur les politiques sociales et sur les politiques de diffusion d’Internet et de promotion deses usages d’intérêt collectif… Finalement, plutôt que de parler des inégalités face à Internet, ne vaudrait-il pas mieux parler d’Internetface aux inégalités ? »
La présence de nombreux points d’interrogation ponctuant les quelque 85 pages de cet ouvrage rend complexe la compréhension de la lecture et laisse parfois le lecteur sur safaim… Mais sans doute, n’est-ce là que le reflet des ambiguïtés et de la complexité qui accompagnent le développement d’Internet ?
1. Éditions Labor, Collection Quartier libre, Bruxelles 2003.
2. Le réseau Esnet (géré par l’asbl RES-e-NET) est né en Belgique, à la suite du sommet de Lisbonne notamment consacré à la société dela connaissance. Esnet regroupe, en Wallonie, Bruxelles et Flandre, les principaux acteurs de l’économie sociale et solidaire. Son ambition est double : encourager les organisations del’économie sociale et solidaire à mieux s’approprier les TIC ; et mettre en avant les réponses pratiques et théoriques de ce secteur à la réduction de lafracture numérique.