«Houellebecq économiste»? Appliquée au grand écrivain de la détresse contemporaine, l’idée a quelque chose d’ambigu. Et d’éminemment grinçant. C’est pourtant la thèse de Bernard Maris, professeur à l’Institut d’études européennes de l’université Paris-VIII, membre du conseil général de la Banque de France, chroniqueur à France Inter et, sous le pseudo grivois d’«Oncle Bernard», à Charlie Hebdo. D’aucuns diront que Houellebecq ne sert à cet «économiste repenti» que de prétexte à un bilan désabusé. Mais ce livre n’est pas un règlement de comptes ni une «near death experience» pour cadres névrosés. Juste un cri sincère, primal, déconcertant, en écho à «cette petite musique économique, ce fond sonore de supermarché ».
Pour vous, les livres de Houellebecq relèvent de la santé publique. Pourquoi?
J’ai découvert Houellebecq à travers son premier roman, Extension du domaine de la lutte. Ce qui m’a frappé, c’est la manière dont il faisait ressortir la compétition, la concurrence entre les gens. Les économistes nous en parlent comme d’un élément naturel, forcément bénéfique. Houellebecq, pour sa part, nous la fait ressentir telle que nous la vivons. J’ai compris que ce garçon parle de ce que je vis. Nous avons souvent l’impression que ce que nous faisons est inutile, que c’est du temps perdu. Et qu’en même temps, on est obligés de le faire, sinon on risque de se retrouver au chômage. Nous sommes tous pris dans une espèce de frénésie concurrentielle. Notre siècle est dominé par cette espèce d’obligation d’être commis à faire des choses, dont on perçoit parfaitement l’inutilité.
Le discours de compétition, de consumérisme et d’individualisme appartient aussi aux économistes… Qu’est-ce que Houellebecq apporte de plus?
La « science » économique n’en est pas une. Le discours de la micro-économie, c’est un discours idéologique, moral. Celui de la raison et de l’efficacité. Un économiste ne dira pas ce qui est, mais ce qui doit être. C’est donc un planificateur de cerveaux. Houellebecq, lui, n’a rien d’un économiste. Il se sert simplement du discours des puissants – cette petite musique économique qui nous entoure – pour nous expliquer ce que ressentent les humains, au-delà des mots. De même que Zola écrivait dans L’Argent ce que ressentent les hommes au travers de la spéculation.
Balzac était l’auteur du capitalisme triomphant. Houellebecq dit que le capitalisme nous conduit vers une humanité dévastée, une «destruction créatrice»…
Houellebecq n’a jamais voulu décrire autre chose que l’irréversibilité des choses. Au fond, il s’agit du destin, c’est-à-dire l’homme devant l’amour et la mort. Mais lui place l’homme dans notre société: celle du capitalisme déclinant. Les hommes en ont marre, ils n’en peuvent plus, ils sont épuisés. Ils n’osent pas saisir leur vie. Et cette «destruction créatrice», c’est ce qui nous oblige à devoir sans cesse bouger, à changer de produits, à changer de vêtements. Houellebecq a compris que ce qui est au cœur du marché, c’est qu’on doit toujours désirer quelque chose qu’on n’a pas. Pour qu’il y ait de la croissance et de la compétition, il faut maintenir les gens dans la frustration. De même, pour qu’il y ait ce désir de nouveaux objets, il faut en détruire d’autres. C’est le mouvement du marché, un mouvement fondé uniquement sur l’infantilisme des consommateurs.
Mais ce mouvement, ce n’est pas aussi celui du «progrès»?
Bien sûr, l’homme doit pouvoir changer. Mais le monde de Houellebecq, c’est celui de la rivalité mimétique. C’est aussi un supplice de Tentale: on tend les bras vers des objets qui ne nous satisfont jamais. Les thuriféraires du libéralisme disent que c’est merveilleux. Mais cette frustration génère aussi une angoisse. En fait, si vous voulez maintenir les hommes dans la servitude, il faut que leur avenir soit incertain. L’exemple typique, c’est le chômage. Neuf Européens sur dix ont un travail, mais neuf Européens sur dix ont peur de se retrouver au chômage. Et la moitié d’entre eux a peur de se retrouver à la rue. Cette terreur sourde se retrouve aussi au travail. Vous devez sans cesse montrer votre productivité, vos performances, votre compétitivité. Quitte à détruire vos liens sociaux. C’est ça l’essence des romans de Houellebecq.
Houellebecq a des mots très durs à l’égard de l’entreprise. Il n’hésite pas à traiter les DRH de « fascistes ». Mais malgré cela, il affiche une certaine compassion envers les cadres… Pourquoi?
Parce qu’il est lui-même cadre. C’est un type qui parle de nous, de ces petits soldats perdus de la guerre économique. Ce qui lui vaut des phrases magnifiques comme « Il avait l’air d’un technico-commercial, il avait l’air au bout du rouleau ». Ou encore « Les cadres montent dans leur calvaire dans des ascenseurs de nickel ». Au travail, beaucoup de gens galopent toujours plus vite, mais pour aller où? Les personnages de Houellebecq sont mus par des tensions sociales, des désirs sexuels, mais il y a une dimension collective qui leur échappe. Ils sont sur le point de s’en sortir, tombent amoureux et, au dernier moment, ils échouent. Ils restent dans la servitude, parce que le désir de promotion est trop fort.
S’il peut montrer de la compassion envers les cadres, quel regard porte-t-il sur le travail?
Sa meilleure analyse se trouve dans La carte et le territoire. Politiquement, Houellebecq est indéfinissable. Mais il se pose la question de tous les socialistes: qu’est-ce qui pourrait faire que l’homme soit heureux au travail? Sa réponse est simple: le bonheur professionnel, c’est la satisfaction de l’objet créé. Ça peut être un livre, un logiciel, une table, peu importe. Mais pour cela, il faut que le salarié soit en possession de l’objet qu’il a créé. En cela, il défend la figure de l’artisan: un travailleur capable de créer de la beauté et d’en rester le propriétaire. Pour Houellebecq, des gens qui se contentent de peu, mais qui ont fait un travail honnête, peuvent vivre heureux. En disant cela, il rejoint aussi Orwell et son concept de « Common decency ». En substance: il faut que les gens soient heureux de faire leur travail, avec des salaires qui leur permettent de vivre. Ce qui est à l’opposé des valeurs de la concurrence.
Malgré sa neurasthénie, Houellebecq se dit très heureux professionnellement… Alors, faut-il, pour réussir comme lui, apprendre à rater sa vie?
C’est vrai que la chance qu’il a eue, c’est d’avoir raté sa carrière. C’est-à-dire de ne pas avoir été un cadre informaticien bien dans sa peau, bien dans sa banque. Au lieu de ça, il donne envie de faire un pas de côté. Il a une très belle phrase, qui revient assez souvent: « Chaque jour est une petite vie ». L’économie nous fait croire que nous devons gagner de l’argent aujourd’hui pour être heureux demain. Houellebecq nous rappelle que ce n’est pas demain que ça se passe, mais ici et maintenant.
Propos recueillis par Rafal Naczyk
Houellebecq économiste, par Bernard Maris, éd. Flammarion, 2014, 152 p., 14,00 €