La «Mif» (famille, en verlan), c’est la famille pas comme les autres d’Audrey, Précieuse, Caroline, Alison… adolescentes séparées de leur famille et «placées» en foyer d’accueil. La vie dans cette institution n’est pas un fleuve tranquille, ça discute, ça se (dé)bat, entre elles, avec l’équipe éducative et avec Lora, la directrice revenue d’un long congé de maladie dont la vie n’a pas non plus été un parcours sans bosses.
Une situation met le feu aux poudres: une relation sexuelle entre une jeune pensionnaire de 17 ans et un autre ado de trois ans son cadet. Les autorités de tutelle tranchent et décident de la non-mixité du foyer. Affaire classée. Couvercle posé sur la marmite. Alors qu’elle est au cœur des réflexions de ces jeunes femmes, de ces petites filles blessées et abusées dans leur enfance devenues adolescentes amoureuses et en recherche d’indépendance, la sexualité est taboue dans le foyer.
Avec ce nouveau long-métrage sorti en salles ce 9 mars, perle de cinéma du réel, Fred Baillif, ancien éducateur et réalisateur autodidacte, pour qui «l’école sociale a été son école de cinéma» raconte les paradoxes du travail social, la violence institutionnelle, et fait aussi le portrait d’une «bande de filles» profondément attachantes, sincères, loin des clichés sur les ados délinquantes.
Alter Échos: Pourquoi avez-vous voulu parler de sexualité et des tensions que cette relation entre mineurs suscite?
Fred Baillif: L’idée m’a été soufflée par Claudia Grob – qui joue Lora, la directrice du foyer. Claudia – qui a réellement été directrice de foyer – est une source intarissable d’anecdotes, d’histoires et de problématiques sur les jeunes et les institutions. Je l’ai connue quand j’étais éducateur, nous sommes restés en contact et elle m’a fait part de sa forte frustration à l’égard du système de protection de la jeunesse. Les relations sexuelles entre mineurs en institutions sont vues au prisme de la loi. Les bureaucrates veulent forcément une victime et un auteur, il n’y a pas de place pour l’amour. Cela rejoint selon moi, d’une part, la rigidité institutionnelle, et, d’autre part, les fantasmes et les étiquettes apposées aux jeunes placés, qui sont forcément délinquants, forcément plus fragiles.
AÉ: Le film parle aussi de manière plus indirecte d’abus sexuels…
FB: Ces dernières années, un nombre incalculable de femmes qui avaient été abusées sexuellement, souvent de l’inceste, se sont confiées à moi. J’avais envie de raconter, de rendre compte de ce fléau de l’humanité, mais aussi de parler du déni des proches.
AÉ: Votre film évoque aussi une grande question du travail social, la fameuse «distance professionnelle» des éducateurs avec ces jeunes sous leur «protection»…
FB: Mes expériences en tant qu’éducateur durant une dizaine d’années m’ont nourri et ont débouché sur ce film. Je pense par ailleurs que ce film vient aussi de mon parcours scolaire adolescent où j’étais incompris et peu valorisé dans mes compétences. J’y parle en fait de choses qui étaient au fond de moi depuis longtemps, comme cette question de la distance professionnelle. L’expérience la plus marquante a été mon passage dans une prison pour mineurs. C’était hyper-violent. J’étais juste un gentil flic. Je ne l’ai jamais assumé.
AÉ: Que faudrait-il faire et être alors selon vous?
FB: De l’intérieur, j’ai observé une obsession de la protection. Or, le véritable métier d’éducateur est de faire confiance aux jeunes, et d’être en action. Cela demande de prendre des risques, de sortir de la passivité, d’oser la désobéissance. Le premier foyer que je devais filmer a finalement refusé. La directrice a eu peur de parler de sexe, peur pour la réputation. Cela a privé deux ados du projet. La logique d’institution surveillée étouffe la créativité et la liberté. J’ai l’impression d’être un bien meilleur éducateur aujourd’hui parce que je suis dans l’action. Les directions ont de grandes responsabilités, il faut qu’elles cessent de se cacher derrière des règles et des réunions.
AÉ: La majorité des personnages sont non professionnels et les jeunes filles, à l’exception de deux d’entre elles, ont vécu en foyer. Parlons de votre méthode de travail avec des non-professionnels…
FB: Ma démarche est d’abord documentaire au sens où j’ai fait une recherche et un réel travail avec chacun des résidents et des employés de la maison d’enfants. On prend le temps de faire connaissance, on crée une relation de confiance. Ensuite, on improvise. Je fonctionne à l’intuition et, ce qui m’anime avec cette méthode, c’est la recherche de performances naturelles.
AÉ: Les histoires que les personnages jouent sont très difficiles. Comment avez-vous procédé pour ne pas que cela génère des violences pour ces jeunes filles qui ont sûrement elles aussi vécu un parcours émaillé de violences…
FB: Il s’agit de fiction, je veux être clair. Leur personnalité est réelle, mais leurs histoires sont fictives. C’est très clair dès le départ qu’elles ne vont pas rejouer leur vie à elle. Je crée les personnages avec elles. Elles sont ensuite mises en situation, mais il n’y a pas de piège. Toutes les questions sensibles sont discutées au préalable.
AÉ: Elles sont coscénaristes, dites-vous. Qu’entendez-vous par là?
FB: Cela ne signifie pas qu’on fait un atelier d’écriture du scénario, mais que tous les protagonistes ont la possibilité de proposer des choses. Par co-scénaristes, je veux aussi souligner l’idée que ces jeunes filles savent mieux que moi ce qu’elles racontent. J’aurais été incapable d’écrire ce qu’elles disent. Elles utilisent aussi leur propre langage. Dans ce film, je veux mettre tout le monde au même niveau. Ce n’est pas parce qu’on est jeune placé en foyer qu’on a plus de problèmes que les adultes. La réalisation d’un film est un outil que je vois aussi pour les aider à gagner en autonomie, en confiance en elles.
La Mif, un film de Frédéric Baillif, Freshprod – RTS, en salle dès ce 9 mars.