Quand il n’est pas occupé à se battre sur le ring, c’est pour aider les jeunes à trouver du travail qu’il mène le combat. Avec ÉmergenceXL1, petite sœur de l’association française Émergence au Havre2, la boxe devient un outil d’insertion socioprofessionnelle. L’occasion aussi demettre quelques préjugés KO.
Noël 1998, à travers les vitres embuées d’une salle de sports d’Evere, que le hasard avait placée sur sa route ce jour-là, Jamel Bakhi entrevoit lessilhouettes mobiles de boxeurs qui s’entraînent. Fasciné, il pousse la porte. Quelques jours plus tard, le voilà de retour pour son premier cours. Il est alors âgé dedix-neuf ans. « Après deux heures d’entraînement, je suis tombé dans les pommes. J’étais complètement à plat, et c’est exactement ça qui m’a plu.J’avais l’habitude de jouer au foot, parfois pendant six heures d’affilée. J’avais souvent des crampes, mais je n’avais jamais expérimenté une activité aussi intensive.Waw ! Je me suis dit, voilà un sport qui est fait pour moi. » L’anecdote en dit long sur ce jeune sportif qui ne manque pas de punch pour mener ses projets à bien.
Jamel Bakhi poursuit ses études de sciences politiques tout en alignant les titres de champion de Belgique. Bientôt, sa route croise celle de Béa Diallo3, ancienchampion du monde de boxe poids moyen reconverti dans la politique. L’échevin socialiste de l’Emploi et de la Jeunesse à Ixelles veut mettre en place un projet d’insertionsocioprofessionnelle en utilisant la boxe comme outil éducatif. Jamel Bakhi, qui a passé sa vie dans les quartiers populaires de Schaerbeek, n’a pas l’intention de laisserpasser cette opportunité. « Pouvoir faire du sport et faire quelque chose pour les jeunes en décrochage, c’était allier deux dimensions qui m’ont toujoursattiré. »
Inspiré par une expérience française, le projet est pour le moins original. Le matin, les jeunes chercheurs d’emploi font de la muscu, courent autour des étangsd’Ixelles, frappent dans des sacs de sable. Ils apprennent la technique, mais ne pratiquent pas le combat. L’après-midi, les stagiaires, défoulés, participent à destables de recherche active d’emploi inspirées des ateliers donnés dans les missions locales. À terme, l’idée est de construire un centre sportif rue du Sceptre,stratégiquement situé à la croisée de quartiers populaires et bourgeois.
Boxeurs philosophes
Entraîneur le matin, coach emploi l’après-midi, Jamel Bakhi est intarissable sur les vertus éducatives du sport en général et de la boxe en particulier. Boxer,c’est d’abord acquérir une maîtrise de soi, se dépasser physiquement et mentalement. Avant d’apprendre à donner des coups, on apprend surtout à respecter sonentraîneur, ses partenaires, le matériel et les horaires. « Apprendre à respecter les règles dans le sport, c’est aussi apprendre à les respecter dans lavie », avance le jeune homme, regard franc, gestes posés. Il marque une pause, replonge dans ses souvenirs. « Quand j’ai commencé ce sport, j’y ai rencontré desgens en colère, des personnes qui n’avaient aucun respect ni pour eux-mêmes, ni pour les autres. Et j’ai vu beaucoup de gens changer avec la boxe, devenir plus calmes, plus philosophes,maîtriser la violence qu’ils avaient en eux. » Quant aux jeunes stagiaires qui transitent par son association, le sport semble les aider à retrouver une hygiène de vie,constate-t-il.
On est bien loin des clichés qui réduisent ce noble sport à de la baston des bas-fonds. Jamel Bakhi ne conseillera pas à ses protégés d’indiquer surleur CV qu’ils ont fait un stage de boxe pour autant. « Pour un poste d’animateur sportif, bien sûr, c’est un plus. Mais pas pour un agent commercial. Les patrons s’imaginent queleur employé va arriver tous les jours au bureau avec un œil au beurre noir. La boxe garde cette image négative. Mais les boxeurs ne sont pas des gens violents. »
Des jeunes sur la défensive
Les boxeurs ne sont pas des brutes épaisses, pas plus que les jeunes d’origine étrangère ne sont des délinquants en puissance. Jamel Bakhi aimerait bien tordre lecou à quelques stéréotypes tenaces. « Les gens pensent que les jeunes qui traînent en rue sont forcément des fainéants. Mais les gens, quitravaillent aux heures de bureau, ignorent que parfois ces jeunes se lèvent à 5 h du matin pour aller travailler. Ils finissent leur journée à 15 h et se retrouvent en rueà tenir les murs », prend-il comme exemple. Et de pointer du doigt les médias qui relaient le moindre fait divers pour peu qu’un « jeune d’origine étrangère» y soit impliqué.
Si le boxeur met tant de cœur à dénoncer ces préjugés, c’est que lui-même en a souvent souffert. Avec un sourire qui cache mal sa rancœur, leSchaerbeekois raconte comment certaines vieilles dames du quartier changeaient de trottoir en l’apercevant. « Même aujourd’hui, quand je me présente, que je dis « bonjour je suisJamel Bakhi, coordinateur d’Émergence Ixelles », je sens qu’on ne me prend pas toujours au sérieux parce que je suis bronzé et que je porte un blouson noir et une casquette. Jetravaille avec des jeunes de la rue, c’est normal que je m’habille avec des codes qu’eux connaissent. Une fois, j’avais rendez-vous avec Marie Arena (PS) au Parlement et je n’avais pas eu le temps deme changer pour l’occasion. À l’entrée, le personnel m’a regardé de haut en bas en me demandant ce que je venais faire là. »
Prédiction auto-réalisatrice, ces jeunes finissent vraiment par ressentir de la violence pour cette société qui ne voit en eux que de la graine de délinquants.Préjugés pour préjugés, à force de se sentir exclus, ils finissent par croire que le monde entier leur en veut, que personne ne se soucie de leur sort.
Récemment, un stagiaire d’Émergence XL se voyait refuser un poste de camionneur sous prétexte qu’il n’était pas bilingue. Pourtant, la connaissance dunéerlandais ne figurait pas parmi les conditions requises. Que la discrimination existe, Jamel Bakhi ne le niera jamais. Il a même consacré son mémoire au sujet. «Mais elle n’explique pas tout. Les jeunes que je rencontre pensent que tous les employeurs sont des racistes. Et quand tu leur demandes de t’expliquer comment s’est passé l’entretien, tu terends comptes qu’ils sont venus les mains dans leurs jeans, sans rien préparer. »
De façon générale, le boxeur constate que ces jeunes sont en décalage complet avec les réalités du monde du travail. « Ils s’inscrivent àActiris et attendent qu’on les appelle pour leur dire où ils doivent aller travailler. Et quand ils décrochent un entretien d’embauche, ils pensent que c’est une victoire, que c’estdéjà gagné. Les jeunes ne se rendent pa
s non plus toujours compte qu’il faut adapter son attitude au contexte, adapter son vocabulaire dans les entretiens d’embauche. Ilsoublient ou ne le savent pas. Parfois, personne ne leur a jamais expliqué. »
Établir la confiance
Grâce à un contact personnalisé, Jamel Bakhi est parvenu à toucher des jeunes que les dispositifs classiques d’insertion socioprofessionnelle parviennent difficilementà rencontrer. Lorsque le projet a été lancé, en avril 2009, il ne s’est pas contenté de glisser des dépliants sur les présentoirs des administrationsou des maisons de l’emploi. Il est parti à leur rencontre, en rue, dans les cafés. Il a pris le temps de parler avec chacun et d’expliquer qu’il ne s’agissait pas juste d’un stage deboxe, mais de les aider à trouver un emploi.
Au début, les jeunes se sont montrés incrédules. Pourquoi diable viendrait-on s’intéresser à leurs problèmes, leur proposer des formations gratuites ?Visiblement, l’existence de services d’aide à la recherche d’emploi ne leur est pas familière. « Ils ne connaissent pas les missions locales. Ou alors, ils n’ont pasconfiance dans ces services. Ils disent avoir l’impression d’y être traités comme des numéros, de devoir répéter sans cesse leur parcours à des personnesdifférentes. Ou alors, ils disent se sentir poussés à suivre des formations dans des secteurs où il y a des débouchés et arrêtent après deuxsemaines parce qu’ils n’aiment pas ça. »
Il faut pérenniser Émergence XL
Jamel Bakhi est le coordinateur d’Émergence XL, mais aussi son unique salarié. En 2009, il a organisé un premier cycle de formation avec une quarantaine de stagiaires dont ilassure toujours le suivi actuellement. S’ils sont plusieurs aujourd’hui à avoir décroché un contrat à durée indéterminée, convaincre les entrepriseset aider ces jeunes à déterminer leur projet professionnel n’a pas toujours été facile. « Parfois, ils me donnent l’impression d’être un peu frivoles. Je veuxdire par là qu’ils ont envie de faire un métier un jour et changent d’avis trois jours plus tard parce qu’un pote leur a dit qu’il y avait des opportunités. Mais l’avantage, pourles employeurs, c’est qu’ils sont polyvalents et s’adaptent facilement. »
Aujourd’hui, son nouveau combat, c’est la survie du projet. Soutenue par l’échevinat de l’Emploi et le SPP Intégration sociale pour la phase pilote, l’asbl a besoin de fondspour rempiler. Drôle de sport que celui de la course aux subsides. « Quand j’allume la télé, j’entends que la priorité politique c’est l’emploi des jeunes, mais quandon demande des sous, on nous répond qu’il n’y a pas de moyens, qu’il faut attendre. Quand est-ce que les politiques assumeront ce qu’ils disent ? »
1. Émergence XL :
– adresse : rue Mercelis, 13 à 1050 Ixelles
– tél. : 0487 62 76 87
– site : www.emergencexl.com
2. Émergence Havre :
– adresse : rue Pauline Kergomard, 33 à 76 620 Le Havre, France
– tél. : 02 35 44 48 71
– courriel : secretariat@emergences-asso.fr
– site : www.emergence-asso.fr
3. Béa Diallo :
– adresse : rue Mercelis, 13 à 1050 Ixelles
– tél. : 02 515 64 68
– courriel : bea.diallo@ixelles.be
– site : www.beadiallo.com