Jean-Louis Sagot-Duvauroux, philosophe et dramaturge français, défend depuis plus de 20 ans la gratuité comme alternative à la marchandisation de nos sociétés. À l’heure où «les stratégies marketing s’emparent sans complexe du mot gratuit» et où des «gratuités sociales» déjà acquises semblent menacées, son ouvrage Pour la gratuité (publié pour la première fois en 1995 et réédité cette année) rappelle que la gratuité – ou la conquête de nouveaux espaces gratuits – est un moteur d’émancipation et de transformation sociale.
Alter Échos: Quelle définition donnez-vous de la gratuité?
Jean-Louis Sagaud-Duvauroux: C’est un problème important. En langue française, le mot gratuité a une connotation religieuse liée à la grâce divine: un bien gratuit est un bien gracieusement accordé. La discussion se complique quand il s’agit de «gratuité socialement construite», car cette gratuité peut avoir un coût, comme les transports. Les Anglais utilisent un mot plus adapté «free» pour désigner le fait qu’une organisation sociale a fait en sorte qu’un bien soit à libre disposition.
A.É.: Dans votre ouvrage, vous déplorez que «le marché capitaliste soit en train de réussir son OPA paradoxale sur les mots ‘gratuit’ et ‘gratuité’». C’est-à-dire…
J-L. S-D: J’utilise souvent la métaphore de la pêche pour expliquer cette instrumentalisation. Quand je vais à la pêche, l’asticot que je pose sur l’hameçon n’est pas payant. L’usage du mot gratuit par le marché est une ruse qui donne l’illusion du libre accès alors qu’il s’agit d’une relation 100% marchande. Cette mystification du mot gratuit fonctionne car on a l’impression d’avoir du plaisir à avoir du gratuit. Cela est très net dans les télévisions publicitaires gratuites dont le métier est de vendre du temps de cerveau disponible aux annonceurs. C’est exactement la même chose pour la presse gratuite.
A.É.: Face à cette instrumentalisation, vous voulez réintégrer la gratuité dans le débat et la société. Dans quels espaces par exemple?
J-L. S-D: La gratuité est déjà au cœur de nos existences: gratuité de la voirie, de l’éclairage public… Il s’agit de gratuités très coûteuses dont on ne se rend même plus compte. La gratuité n’est pas une utopie. Elle permet de penser, de nous libérer. Exemple dans le travail: en diminuant le temps de travail, on augmente celui de la libre activité, c’est-à-dire qu’on décide qu’une partie de notre temps ne soit plus une marchandise. Il existe un lien très fort entre le droit et la gratuité. Quand s’élève dans la société le sentiment que l’éducation est un droit, se pose le problème des gens qui n’ont pas d’argent. Pour garantir ce droit, nous sommes donc obligés de penser la question de la gratuité. C’est ainsi qu’a été instaurée la gratuité de l’école. Toute l’histoire de la gratuité socialement construite est liée au développement du droit.
A.É.: C’est d’ailleurs dans cette idée que vous plaidez pour la gratuité du logement.
J-L. S-D: Absolument. Si l’on considère que «garantir le droit au logement constitue un devoir de solidarité pour l’ensemble de la nation», comment respecter ce droit, si ce n’est en instillant de la gratuité dans l’accès à ce bien? J’avais lancé à l’époque l’idée d’une sécurité sociale du logement dans l’objectif que personne ne soit menacé dans son accès au logement pour des questions de revenus. Ce mécanisme n’est pas de la gratuité pure. La gratuité n’est pas une baguette magique mais elle peut se glisser dans de nouveaux espaces. Plusieurs collectivités territoriales en France ont lancé la gratuité partielle de l’eau. L’eau indispensable est gratuite. L’eau pour les piscines est payante. Dans ce cas, la gratuité reliée au marché mais elle assure les besoins essentiels.
A.É.: Vous partagez donc l’avis de Paul Ariès qui préconise «la gratuité du bon usage face au renchérissement du mésusage ».
J-L. S-D: Tout à fait, la gratuité en fonction de l’usage est une idée intéressante. Mais elle ne fonctionne pas avec tous les biens. Pour les soins par exemple, je considère que la totalité des soins rentre dans le bon «usage». Mais pour la culture par exemple, c’est intéressant. Je dirige un théâtre public. Les tickets d’entrée sont à prix libre dans l’idée que «je n’achète pas quelque chose, je contribue à un coût». En contre-exemple, je citerais l’opéra de Paris. Une place coûte environ 100 euros. En réalité, elle revient à 1.000 euros. Les 900 euros de différence pèsent donc sur la collectivité. Il s’agit d’un mésusage du service public. En fait, à chaque peuple d’inventer la gratuité qui lui convient. La gratuité est un bon moteur d’imagination politique. Certaines villes ont instauré la gratuité des obsèques… C’est une belle idée qui apaise les relations sociales.
A.É.: La gratuité participe-t-elle à l’égalité?
J-L. S-D: La gratuité engendre la liberté d’accès. On a observé qu’avec la gratuité des transports publics, les jeunes empruntaient les transports au lieu de rester au pied des immeubles. La gratuité entraîne des usages nouveaux, elle met la société en mouvement. Dans le bus gratuit, tout le monde est à égalité. La gratuité offre plus d’égalité que les tarifs sociaux. Les tarifs sociaux arriment la condition sociale au marché. Ils signifient qu’il y a un tarif normal et un tarif anormal. C’est symboliquement mal vécu. Certaines personnes peuvent se sentir humiliées ou assistées.
A.É.: Comment financer les gratuités socialement construites?
J-L. S-D: Elles sont financées par des taxes ou des impôts. En France, par exemple, la gratuité des transports est financée par une taxe sur les entreprises, le «versement transports», dans l’idée que les transports publics bénéficient aux entreprises. Il s’agit d’un choix politique. Il faut de l’imagination pour bousculer les rapports de force. Au XIXème siècle, il n’y avait aucune difficulté à prononcer le mot «gratuit». Aujourd’hui, tellement obnubilés par le marché, nous confondons le prix et le coût. L’école gratuite n’a pas de prix mais elle a un coût. Ce coût est assuré de façon solidaire. Mon action intellectuelle est de rappeler que la gratuité est au cœur de notre existence, qu’elle lui donne du sens. Ce qui est sans prix a plus de valeur que ce qui est évaluable financièrement. Exemple: un puériculteur trouvera plus de sens à s’occuper de son propre enfant que de ceux des autres, même s’il est payé pour s’occuper des autres enfants. L’expérience de la gratuité est universelle.
A.É.: N’est-ce pas complètement utopique d’espérer de nouveaux espaces de gratuité à l’heure où les gratuités, ou semi-gratuités existantes sont menacées par la privatisation…
J-L. S-D: C’est vrai qu’il y a des menaces. Mais il existe aussi des avancées. Il suffit de voir toutes les villes françaises qui ont instauré la gratuité des transports en commun. En fait, des gratuités anciennes sont grignotées au nom de l’idéologie marchande tandis que d’autres apparaissent, notamment autour de la question écologique… On commence à comprendre que pour préserver la planète, il faut inventer d’autres formes de société.
> Jean-Louis Sagot-Duvauroux, Pour la gratuité, Edition l’Eclat, Paris, 2016.
L’essai de Jean-Louis Sagot-Duvauroux Pour la gratuité est en libre accès sur le site de éditions de l’Eclat. Cette maison d’édition distingue le livre et le lyber. Le livre est considéré comme une marchandise vendue dans les librairies, et rapportant à l’auteur des droits d’auteur. Le lyber est un texte gratuitement téléchargeable mis à disposition de tous. Pour Sagot-Duvauroux, la possibilité de jouer sur ces deux registres est essentielle:«Le livre était le support du texte, mais aussi l’enclos marchand permettant d’en monnayer l’accès. Le texte s’est libéré des postes frontières qu’impose d’habitude la protection de la propriété intellectuelle. La liberté donnée au texte affranchit le livre de ses fonctions de police. Le jumelage d’Internet et de l’imprimerie remet la marchandise à sa place. Subalterne.», écrit-il dans son ouvrage. De plus, la mise à disposition gratuite du texte booste la vente du livre. Un argument suffisant pour convaincre un musicien ou un auteur de mettre à disposition gratuitement son oeuvre? «Je suis contre la propriété intellectuelle, répond Jean-Louis Sagot-Duvauroux. J’écris des essais et à ma connaissance, 95% des gens qui écrivent des essais sont payés autrement que par les droits d’auteur (il s’agit souvent de personnes dans l’enseignement supérieur). Il faut rétablir la vision. On fait miroiter une logique commerciale qui ne correspond pas à la réalité des choses.»