L’identité est un concept » barbe-à-papa « . Il se colle et se laisse désagréger par les grands concepts des sciences sociales à partir desquels lechercheur veut essayer de l’approcher, et on en retrouve un peu partout. C’est le point de départ du dernier ouvrage de Jean-Claude Kaufmann, L’invention de soi. Unethéorie de l’identité.1
Kaufmann est souvent vu par ses pairs comme le sociologue démagogue de service, avec des sujets d’étude tels les seins nus, la lessive, les femmes célibataires, ou leréveil après la première nuit d’amour. En prologue de son dernier ouvrage, il explique en quoi ces » terrains » nourrissent une des questions centrales de la sociologie(voire de la condition humaine) contemporaine : entre déterminations sociales et subjectivité, qu’est-ce que l’individu ?
L’identité est un processus
Il montre comment le concept d’identité permet d’avancer sur ces questions. Il commence par écarter les approches qu’il refuse:
> L’identité n’est pas un simple contenu (ex. l’identité wallonne = tel et tel élément),
> ni non plus quelque chose de purement formel et invariant.
L’identité dont parle Kaufmann est une dynamique de construction sociale des individus. Le processus identitaire est donc situé dans le temps : lié à lamodernité, ses caractéristiques se renouvellent dans une société fondée sur l’individu.
Retenons simplement ici que l’identité est le processus de définition du sens de son action, par chaque individu, processus » clairement séparé des supportsmatériels sur lesquels il s’appuie » (la carte d’identité, le sexe, l’uniforme, la voiture…).
Kaufmann va donc tenter de construire une théorie de l’identité en décrivant ses composantes et la manière dont elles interagissent. C’est sans doute lapartie la plus intéressante de sa contribution, d’autant qu’il s’efforce de ne pas jargonner en inventant des néologismes. Il s’y prend en allant relire lespsychologues sociaux qui ont le plus travaillé sur la socialisation (des anglo-saxons, dans le sillage d’Erving Goffmann et de l’école de Chicago), et les sociologues quiont tenté de comprendre les mécanismes de la subjectivité (principalement des Français, comme François Dubet, Danilo Martuccelli et Vincent de Gaulejac).
Pas d’identité, pas d’action
Pour schématiser le raisonnement, partons de l’idée que l’identité est d’abord faite de socialisation. La trajectoire sociale de chacun n’est due niseulement au hasard ni seulement au libre-arbitre. Il y a des tendances longues, des logiques sociales, des emprises institutionnelles qui entrent en jeu. Et une fois qu’on a une place dans lasociété, le sens qu’elle a est surtout donné a priori. Kaufmann se penche ainsi sur la notion de rôle. Si je deviens prof, la notion de prof existe avant moi, estliée à des institutions et à une mémoire sociale qui me préexistent. Et le rôle de prof va faire pleinement partie de mon identité. Mais il y a detrès nombreuses manières, très différentes, d’être prof. C’est là qu’on commence à débusquer les composantes du processusidentitaire :
> d’abord la réflexivité, un processus par lequel l’individu se raconte à lui-même son passé et son présent, et notamment, se situe comme un » reflet » particulier des rôles sociaux qu’il occupe.
> Mais aussi les émotions et les sensations.
L’identité vue de cette façon apparaît comme un » système d’action » qui par exemple » filtre » les perceptions et régule les rapports à autruiet aux institutions. Qui modèle l’individu.
En recombinant ces éléments de l’identité, Kaufmann en distingue plusieurs dimensions : identité biographique, identité opératoire, identitécollective, » moi possibles « , récit identitaire, etc., et revisite de façon saisissante des concepts courants des sciences humaines comme l’estime de soi, la reconnaissance, ladomination, etc.
Question sociale ou question identitaire ?
350 pages bien arides, donc ? Pas tant que cela. Certes le travail est rigoureux et l’un ou l’autre parmi les premiers chapitres est d’une lecture ardue pour qui n’est pasun gros lecteur d’essais sérieux en sciences humaines. Mais Kaufmann se distingue de deux façons de la littérature sociologique française :
> d’abord par ses nombreux allers-retours avec la réalité concrète ramenée par les exemples tirés de ses fameuses monographies, sur la brèche deschangements sociaux contemporains : le fan des Beattles, le flic de gauche, le supporter de foot télévore…
> Ensuite par sa quasi absence d’arrières-pensées du genre » c’était mieux avant « , si courantes chez ceux qui tentent de comprendre l’individucontemporain (Alain Ehrenberg, Pierre Legendre, etc.) : » Tout ce qui ne sépare pas clairement individu et société ouvre les vannes d’une identité cherchant sesrepères dans le passé alors qu’elle devrait être tournée vers l’avenir. «
L’apport de Kaufmann est moins incontournable dans sa troisième partie. Sa théorie de l’identité est sur pieds : il faut la faire fonctionner. Et en mettant labarre bien haut : la manière dont on conçoit la question sociale doit être complètement revisitée. C’est donc la » question identitaire » quis’imposerait.
Les ressources de l’identité ou l’identité comme ressource ?
On retiendra surtout ici les obstacles et les ressources de l’individu aux prises avec son processus identitaire, en particulier les ressources culturelles et les ressourcesmonétaires, à la fois déterminantes et distribuées de façon très inégale. Et l’identité, peut-elle aussi fonder desinégalités ? La manière d’articuler social et identitaire, dont Kaufmann situe pourtant bien l’urgence, est un chantier qui est à peine effleuré.
L’auteur élabore autour de trois grandes catégories de dynamiques identitaires (héritées de Hirschman) qu’il tente de resituer dans la société: » voice » (la voix), les stratégies d’affirmation (la rage, la fierté, les explosions identitaires, etc.) ; » exit » (le retrait) ; » loyalty « , (le jeu avec les institutions,la » passion de soi « , la concurrence des ego). Ce faisant, le chemin de Kaufmann s’égare entre l’accessoire et l’important, transforme des exemples en digressions et flirteavec les platitudes quand il tente des généralisations trop peu argumentées.
On a en tout cas à faire ici à une œuvre de sociologue (et non de psychologue) qui donne des clés de lecture et d’action renouvelées à ces « travailleurs su
r autrui » que sont les professionnels du social. Et cela, c’est quelque chose qui n’arrive pas tous les jours.
1. Ouvrage sorti au printemps aux éditions Armand Colin, coll. » Individu et société « , Paris (http://www.armand-colin.com), 352 p., 20,5 euros (prix éditeur).