Au pied de la tour des Goujons, à Anderlecht, se tient une «cabane». Un petit local de quelques mètres carrés qui passerait presque inaperçu. Sauf que son histoire est singulière: il a été construit par et pour les jeunes du quartier de Cureghem et ses alentours. Un projet d’un an et demi qui a nécessité 50 jours de construction et une collaboration entre le Projet de cohésion sociale (PCS) des Goujons, la commune, le Foyer anderlechtois, une kyrielle d’associations locales et, bien entendu, les jeunes des logements sociaux des Goujons. Ceux-là mêmes qui sont régulièrement accusés de «tenir les murs» ou de «zoner». «Depuis que le PCS existe, ils et elles demandent un local rien qu’à eux, entame Coline Geisen, éducatrice et coordinatrice du projet La Cabane. Il y a un vrai enjeu d’accessibilité des espaces communs dédiés à la jeunesse: comme les logements sociaux sont trop exigus et inadaptés aux grandes familles, ils n’ont pas d’endroit où accueillir leurs amis et créer du lien social, contrairement aux ados qui ont de grandes maisons, un jardin, etc. Il leur reste donc les halls, les parcs, les rues… Ce qui renforce l’image des ‘jeunes qui traînent’. En réalité, ils ont envie d’être ensemble, mais n’ont juste nulle part où aller.»
Via ce projet qui répond initialement à une problématique spécifique, les jeunes ont non seulement pu se réapproprier une partie de l’espace public, mais certains ont fait montre de compétences insoupçonnées. Comme un révélateur de talents pour ceux pour qui ça ne fonctionne pas toujours bien à l’école. «On a fait appel à Lauranne du bureau d’architecture Degré 47, qui aide les personnes voulant faire de l’autoconstruction. Elle nous a épaulés sur le plan technique. Ce fut un vrai challenge de faire ça avec eux. Ils étaient très actifs et motivés!», poursuit Coline Geisen.
Si les stéréotypes sur les ados issus des quartiers défavorisés ont la vie dure, les actrices et acteurs qui vont à leur contact direct observent une autre réalité, sur le terrain. Comme tous les jeunes, ils sont en pleine construction d’eux-mêmes et ont besoin d’opportunités pour apprendre à mieux se connaître. «Récemment, on a emmené nos jeunes au Verger de la Chise à Incourt pour récolter des pommes, explique Ali Abba, codirecteur de l’AMO Inser’action, un service d’action en milieu ouvert situé à Saint-Josse-ten-Noode. L’idée était d’en faire du jus à vendre pour financer un de leurs projets. Au total, ils ont glané une tonne de pommes, ce qui a donné 600 bouteilles de jus. C’était une expérience concrète et inédite pour eux. On a été bluffés par un garçon en particulier qui avait d’incroyables talents de commercial. C’est génial parce que, pour une fois, il a été valorisé dans ses compétences. On est convaincus que, dans chacun de nos ados, il y a du potentiel. Il faut juste le trouver.»
Or, pour le trouver, il faut encore vouloir le chercher. Tout comme le PCS Goujons, Inser’action veut avant tout fournir un ancrage aux jeunes. Leur redonner confiance pour leur insuffler l’envie de prendre des initiatives citoyennes. Ali Abba insiste sur le fait que la majorité des activités qui leur sont proposées doit comporter une visée éducative. «Il y a peu, on a organisé une visite à la Ligue Braille où ils ont découvert un univers qui leur était totalement inconnu: le monde du handicap. C’est une manière de les sensibiliser.»
La diversité sous toutes ses formes
Dans le Brabant wallon, l’AMO La Chaloupe fait aussi de la diversité un enjeu majeur. «On essaie de rapprocher les publics et faire en sorte qu’ils se rencontrent, mais ce n’est pas un pari facile à gagner, admet son directeur Luc Descamps. Dans la société en général, il n’y a que peu de mixité. Mais je pense qu’il faut arrêter avec nos peurs d’adultes, car j’ai l’impression que souvent, les mélanges peuvent se faire. J’ai notamment vu de beaux échanges entre des jeunes et des personnes âgées qui étaient contents de découvrir et de partager leurs goûts musicaux.»
Toutes les formes de mixité sont promues, au sein de ces espaces encourageant la participation des jeunes. Dans le projet de La Cabane, à Anderlecht, la question du genre a d’emblée été mise au centre. Des ateliers ont été organisés autour de la place des filles dans l’espace public et les lieux dédiés à la jeunesse. «Souvent, les filles ne traînent pas dans ces endroits, notamment parce que la masculinité y est très présente. La Cabane a été pensée comme un lieu par et pour les filles, avec une ouverture aux garçons», rappelle Annabelle Dall’Aglio, coordinatrice du PCS des Goujons. Et l’expérience s’est révélée enrichissante puisque entraide et coopération ont rythmé la construction. «On voulait être sûres que les filles se sentent à l’aise sur le chantier. Pour ça, on a établi quelques règles de base: on ne fait pas de commentaire sur le travail des autres, on se prête le matos, on collabore.»
«On a envie de leur offrir des activités collectives, tout en les mettant en mouvement. La société a envoyé ce message aux jeunes: ça ne sert à rien de bouger, on peut tout faire de chez soi. À quoi ça sert d’aller au cinéma? On a les films à la demande. À quoi ça sert d’aller au magasin? On peut tout se faire livrer. À quoi ça sert d’aller à l’école? On a la possibilité de suivre les cours en ligne.»
Luc Descamps, directeur de La Chaloupe
La volonté n’était pas d’exclure les garçons, mais d’inclure les filles dans ce projet technique et manuel. Les adultes qui ont encadré le projet – architecte, animatrices, conseillères techniques – étaient des femmes. Une manière de sensibiliser par l’exemple. «On dit que ça ne bouge pas, mais chez les gars qu’on suit, on voit la différence, se réjouit l’éducatrice Coline Geisen. Il faut dire qu’on ne les lâche pas sur les commentaires sexistes et autres. On en parle tout le temps. Du coup, on a beaucoup de filles chez nous et elles sont à l’aise, car elles se savent protégées institutionnellement. On le fait sans diaboliser les garçons, même si c’est parfois difficile, car les violences sexistes sont une réalité.»
Redonner du sens au groupe
La massification des écrans et des réseaux sociaux est une donne avec laquelle les travailleuses et travailleurs doivent composer. Ali Abba, directeur de l’AMO bruxelloise Inser’action, a longtemps été éducateur dans cette structure. Il observe qu’au fil du temps, certains phénomènes se sont renforcés. Tous les trois ans, un examen des problématiques qui émergent est réalisé pour guider les actions de prévention. Outre les assuétudes et le décrochage scolaire, il sent que l’individualisme gagne actuellement du terrain chez les jeunes. «On a mis en place des actions collectives permettant de réunir des individualités et tenter d’apporter une réponse à travers le collectif. Redonner du sens à la place du groupe. Ce n’est pas facile, car il y a un certain confort à s’arrêter à soi. Nous, on les pousse à réfléchir à des manières de coexister, car il est important d’apprendre à vivre ensemble, et ce, dès le plus jeune âge.»
Luc Descamps, directeur de La Chaloupe, partage ce sentiment: «On a envie de leur offrir des activités collectives, tout en les mettant en mouvement. La société a envoyé ce message aux jeunes: ça ne sert à rien de bouger, on peut tout faire de chez soi. À quoi ça sert d’aller au cinéma? On a les films à la demande. À quoi ça sert d’aller au magasin? On peut tout se faire livrer. À quoi ça sert d’aller à l’école? On a la possibilité de suivre les cours en ligne. À La Chaloupe, on pense que c’est dramatique, car nous sommes avant tout des êtres sociaux et des animaux. Et un animal doit se retrouver dans la nature, dans le froid et sans téléphone, à apprendre à faire un feu, regarder les étoiles, se faire à manger, bouger, transpirer, défendre des causes, et parfois même se battre. Il faut les aider à retrouver cette part d’animalité. Sans ces bases, on devient des êtres qui ne font que consommer, et pas des acteurs qui vivent des expériences, font des rencontres.»
C’est pourquoi dans ces deux AMO, on propose des activités sans smartphone. «C’est un outil comme un autre, c’est l’usage qu’on en fait qui compte, estime Ali Abba. Les influenceurs deviennent des modèles qui remplacent les parents. Dans la manière de s’exprimer, on en voit qui reproduisent leurs comportements. Ils croient que c’est la vie normale. Ça pose question.» Le directeur ne diabolise pas les réseaux sociaux, mais tient à ce que les jeunes qu’il côtoie aient un regard critique sur les nouvelles technologies. Pour lui, il est indispensable de les doter de certaines compétences: «L’une de nos stratégies, c’est de réinstaurer un certain rapport à l’écrit. En maîtrisant celui-ci, ils renforcent aussi leur aisance communicationnelle ainsi que leurs capacités à transmettre des idées. C’est une arme d’émancipation.»
Problèmes collectifs, réponses individuelles
Un autre défi de taille pour ces structures, c’est l’articulation de la logique individuelle et collective. «L’une de nos missions est d’avoir une action sur l’environnement social du jeune. On est peut-être là pour répondre à des problématiques individuelles, mais quand elles se multiplient, on peut aussi décider d’y répondre de manière plus collective et communautaire», explique Luc Descamps. Mais il reconnaît que cela est loin d’être évident. «C’est de la responsabilité du travailleur adulte d’essayer d’aller au-delà des réponses individuelles face à des problèmes collectifs. On n’arrive malheureusement pas toujours à un niveau plus élevé, car on est sans cesse le nez dans le guidon, à régler l’urgence.»
Même s’il n’apparaît pas de manière explicite, le rapport à la militance que provoquent ces structures chez les jeunes est toujours présent, ne serait-ce qu’en filigrane. «Cela fait partie de nos missions, confirme Isabelle Bayet, coordinatrice de la maison des jeunes de la commune rurale de Viroinval (province de Namur). Mais ça peut se manifester plus discrètement, de manière détournée. Si on leur dit qu’on va marcher pour une cause, on aura des jeunes, mais ce seront les mêmes qui iraient déjà avec leurs parents, car ils sont conscientisés. Les familles précarisées et avec lesquelles on est en contact ont d’autres préoccupations, comme remplir le frigo. Alors, on passe par d’autres choses qui contribuent aussi à les sensibiliser.»
S’il est important de renforcer la participation citoyenne des jeunes qui fréquentent ces structures, ils restent avant tout des ados. Des ados qui ont le droit à la paresse, à l’oisiveté, à la détente pure et simple. Autant de gros mots dans une société où le mérite et la productivité sont excessivement valorisés et encouragés, a fortiori s’agissant des publics défavorisés et précarisés. «Les jeunes ont participé au chantier de La Cabane, mais au PCS, on estime qu’avoir un local à eux est un droit, rappelle l’éducatrice Coline Geisen. Ils n’ont pas à le ‘mériter’. On leur a donc dit: ‘Si vous êtes là, c’est génial. Si pas, on vous construira cet endroit.’ On ne voulait pas rentrer dans une logique moralisatrice qui consisterait à les culpabiliser de ne pas être assez volontaires. Non, comme les autres ados plus favorisés, ils vont à l’école durant l’année scolaire. Ils ont aussi le droit d’avoir des vacances ou simplement de ne pas avoir envie.»
«Il est nécessaire que les activités dépassent l’aspect occupationnel et on privilégie même celles où les jeunes sont plus participatifs, mais on ne peut pas faire l’impasse sur les activités ‘inutiles’ qui sont purement consuméristes et de loisir», affirme Isabelle Bayet. Ces jeunes-là, comme les autres, en ont également besoin pour se construire et vivre des expériences. «Cela leur permet de se (re)découvrir dans un environnement qui n’est pas habituellement le leur, renchérit Ali Abba. Cet été, nous sommes allés quelques jours à Durbuy, on a logé dans un chalet en bois en pleine nature. Ces camps, ça leur permet de voir autre chose, mais aussi de consolider la relation de confiance avec les éducateurs.» Une confiance indispensable pour favoriser la participation des jeunes, quelle que soit sa forme.