« Agir auprès des jeunes tiraillés culturellement » est le titre d’un colloque qui fut organisé par la ministre de l’Aide à la jeunesse. Un moment idéal pour discuter avec Ural Manço de son ouvrage sur la jeunesse schaerbeekoise : « Affaires d’identité ? Identités à faire ! »
Comment agir auprès de jeunes « tiraillés culturellement » ? Telle fut la question posée lors d’un colloque organisé le 23 mai à Bruxelles par la ministre de l’Aide à la jeunesse, Evelyne Huytebroeck. La part belle était faite à la présentation de l’ouvrage du sociologue Ural Manço, « Affaires d’identité ? Identités à faire »1. L’occasion de rencontrer le sociologue, qui a fait de Schaerbeek son laboratoire, pour mieux comprendre ces jeunes qui « se vivent comme assis entre deux chaises ».
Tout a commencé en 2007. Lorsque des jeunes d’origine turque se révoltèrent à Saint-Josse et Schaerbeek. La commune cherchait une réponse à ces explosions identitaires. Ural Manço, sociologue aux Facultés universitaires Saint-Louis a été chargé de mener une recherche-action aux côtés des nombreux professionnels de terrain de la commune. « Il fallait crever l’abcès et discuter de ces questions hors d’un moment de crise », nous dit le sociologue.
A partir de l’expérience de cette centaine de travailleurs, Ural Manço a pu dresser un tableau assez complet de ces jeunesses aux identités multiples et complexes. Premier constat : oui, il existe depuis une dizaine d’années un accroissement des phénomènes de repli communautaire, « en particulier pour les musulmans ». Mais un repli qui « s’opère dans les deux sens ». Stigmatisation de l’Islam, en augmentation depuis le 11 septembre et repli communautaire. Deux tendances qui s’autoalimentent.
A cela plusieurs explications. Pour Ural Manço, il existe une « loi d’airain propre à toute migration ». Et cette loi c’est celle de la « peur de l’assimilation, la peur de voir leurs enfants disparaître dans la société d’accueil. Une peur qui pousse des familles à se regrouper sur un certain nombre de valeurs qui sont sacralisées ». Au lieu d’une « double appartenance », certains jeunes vivent leur situation comme une « double non-appartenance ». Ni d’ici, ni de là-bas. Alors des jeunes se protègent et se replient dans des « ghettos autoconstruits ». Des ghettos à la fois « cage et cocon ». Une protection face à la classe moyenne et face aux « discriminations structurelles » dont ils sont victimes. Le chômage, l’école, l’emploi. Autant d’obstacles et d’humiliations. « L’ethnie d’origine, le lien religieux, le territoire géographique peuvent devenir une ressource importante (…) une appartenance de substitution », dit Ural Manço.
Les élites de demain sont ces jeunes aux identités multiples
Certes, le travailleur de terrain, face aux discriminations structurelles, est bien impuissant. Bien souvent, il est lui aussi tiraillé, entre ce qu’Ural Manço nomme la « pensée d’Etat », qui verrait bien l’éducateur de rue comme un « empêcheur de passer à l’acte », et son travail social qu’il considère à juste titre comme une mission de soutien, d’accompagnement. Ceci n’empêche nullement les travailleurs et éducateurs de rue d’œuvrer pour transformer le « dépit en défi ». Il peut aider le jeune à « partir en lutte pour la reconnaissance de sa personne, blessée, voire tiraillée ». Une mission qui en accompagne une autre, tout aussi importante : offrir au jeune de l’altérité, des rencontres avec d’autres publics. « Leur but : présenter le plus de diversité possible, y compris au sein des travailleurs », proclame Ural Manço. Et de préciser : « Il faut partir de l’équivalence des appartenances culturelles puis confronter les jeunes à leur être multiculturel, afin de construire quelque chose de nouveau à partir des deux cultures. »
Sur le terrain, ces mélanges, ce travail de l’altérité commencent à se faire. « Car l’identité métissée, elle se fait toute seule, c’est comme l’herbe qui pousse », lâche Ural Manço. Pour lui, « le vrai mur, c’est les institutions, les discriminations, pas les personnes. » Un mur prêt à céder. En tout cas dans les vingt prochaines années. Ural Manço nous livre un pronostic plein d’espoir : « D’ici dix à vingt ans, nous vivrons dans une société très différente. Dans ce monde-là, les derniers seront les premiers. Les élites du monde de demain seront ceux qu’on considère aujourd’hui en difficulté : les cosmopolites, les « non-attachés », les flexibles, les mobiles. Ce sont eux, ils possèdent les valeurs de demain. »
1. Affaires d’identité ? Identités à faire ! Travail social et « vivre ensemble », éditions l’Harmattan.