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Politique

Jos Geysels: «Fermons la porte à l’extrême droite pour garder la chaleur de la démocratie»

Plus de 35 ans après sa mise en place, le cordon sanitaire vacille mais ne rompt pas. Pour l’instant. Les sondages donnent le Vlaams Belang vainqueur et il deviendrait de loin le premier parti de Flandre à l’issue des prochaines élections. Le cordon sanitaire vit-il ses derniers jours? Retour sur la genèse du projet avec Jos Geysels, cet ancien député Agalev (ex- Groen) qui a joué un rôle clé dans la mise en place du cordon sanitaire.

Alter Échos: Quand et comment le cordon sanitaire a-t-il vu le jour?

Jos Geysels: L’idée est venue lors d’un débat entre jeunes socialistes à l’Université de Hasselt en 1988. L’inquiétude était palpable. Nous voyions comment l’extrême droite, le Vlaams Blok à l’époque, agissait, quels étaient ses points de vue, ce qu’il y avait dans ses pamphlets. Nous avons alors lancé un appel à tous les partis démocratiques: rédiger un texte court sur lequel tout le monde était d’accord.

AÉ: Pourquoi créer le cordon sanitaire?

JG: Dans une démocratie, il est essentiel d’avoir des luttes politiques entre les différents partis tout en respectant la liberté d’expression, les différences d’opinions, etc. Sans débat politique, pas de démocratie. Seulement, ce débat doit avoir lieu dans les limites de la démocratie. Pour ce faire, on se réfère à la Déclaration universelle des droits de l’homme, à la Convention européenne des droits de l’homme et à notre Constitution. Par exemple, si un parti n’applique pas le principe de l’égalité entre les êtres humains, il ne répond pas à ce critère. Nous n’allons donc pas nous mettre à la table avec lui pour former un gouvernement. C’est tout.

Dans une démocratie, il est essentiel d’avoir des luttes politiques entre les différents partis tout en respectant la liberté d’expression, les différences d’opinions, etc. Sans débat politique, pas de démocratie. Seulement, ce débat doit avoir lieu dans les limites de la démocratie.

AÉ: Qui a signé ce texte? Était-ce facile de trouver un compromis?

JG: Ce n’est pas un compromis! Il s’agit d’une déclaration: nous nous accordons à ne pas entrer dans des gouvernements avec l’extrême droite. Et ce, sur le seul critère qu’elle ne respecte pas les droits fondamentaux. C’est une déclaration des démocrates, et c’est là toute son importance. Malgré leurs différences, les représentants des verts, des démocrates-chrétiens, des socialistes, des libéraux et de la Volksunie (ancêtre de la N-VA) ont discuté loin des caméras et sont arrivés à un résultat en 1989. Aucun SMS, aucune fuite. Les politiques oublient trop souvent les valeurs de l’État de droit de la démocratie. Ils sont trop préoccupés par les stratégies et les tactiques: qui gagne, qui perd. Pour moi, il ne s’agit pas d’une bataille entre la gauche et la droite. Il s’agit d’une bataille entre démocrates et antidémocrates. Depuis lors, tous les partis politiques flamands s’y sont tenus, même si la N-VA n’a pas signé le texte étant donné qu’elle n’existait pas encore. Tant au niveau communal, provincial, régional qu’au niveau fédéral, aucune coalition n’a été conclue avec le Vlaams Belang. Cela dure depuis 35 ans, ce n’est pas rien.

AÉ: Malgré le cordon sanitaire, Filip Dewinter, figure éminente du Belang, a eu plus d’influence que n’importe quel ministre CD&V flamand, estiment certains sociologues.

JG: Et alors, qu’est-ce que cela dit du cordon sanitaire? En tant que tel, rien. Le cordon sanitaire n’est pas une stratégie pour combattre les idées d’extrême droite. Le cordon sanitaire est un élément de ce qu’on appelle en sociologie la démocratie résiliente: il faut être flexible sur beaucoup de choses, mais pas sur les valeurs fondamentales. C’est le seul point, mais tellement important, du cordon sanitaire.

Depuis lors, tous les partis politiques flamands s’y sont tenus, même si la N-VA n’a pas signé le texte étant donné qu’elle n’existait pas encore. Tant au niveau communal, provincial, régional qu’au niveau fédéral, aucune coalition n’a été conclue avec le Vlaams Belang. Cela dure depuis 35 ans, ce n’est pas rien.

AÉ: Conner Rousseau a tenu des propos racistes à l’égard des Roms, devrait-on placer un cordon sanitaire autour de Vooruit?

JG: Non. Ses propos n’étaient pas conformes aux droits fondamentaux, c’est vrai. Non seulement ses déclarations dans le café de Saint-Nicolas, mais aussi d’autres comme «si nécessaire, nous devons enfermer les enfants». Mais la différence, c’est que le Vlaams Belang est un parti où c’est systématique et structurel.

AÉ: Les médias flamands ont-ils tendance à relativiser l’extrême droite?

JG: Nous devons bien sûr réfléchir, en tant que démocrates, à la meilleure manière de traiter l’extrême droite. C’est un débat important, mais il ne faut pas le confondre avec le débat sur le cordon sanitaire. L’un n’est pas un argument pour relativiser le second. Message aux journalistes: ne relativisez pas l’extrême droite, s’il vous plaît. Si «vous les emmenez dans le bain», comme on dit en Flandre, je peux vous assurer que l’eau du bain deviendra très sale.

Nous devons bien sûr réfléchir, en tant que démocrates, à la meilleure manière de traiter l’extrême droite. C’est un débat important, mais il ne faut pas le confondre avec le débat sur le cordon sanitaire.

AÉ: Le Vlaams Belang est-il différent du Vlaams Blok?

JG: Non. Les costumes sont différents. En anglais, on dit «wearable hate». Il faut être propre, bien habillé, avec un costume sur mesure. Regardez Tom Van Grieken, Dries Van Langenhove… La différence est parlante si on les compare avec des photos des premiers parlementaires du Vlaams Belang.

AÉ: Le procès de Dries Van Langenhove prouve-t-il que le Vlaams Belang n’a fondamentalement pas changé?

JG: Oui. Ils ont réussi à améliorer leur image, mais les idées sont les mêmes. Et cela, je peux l’illustrer avec leur programme de 2019, les déclarations des principaux parlementaires, etc. Mais qu’a prouvé le procès Van Langenhove? Il porte sur des faits qui remontent à 2018. Tom Van Grieken a accordé à Van Langenhove la tête de liste fédérale en 2019. Après le procès, le président du VB a réagi: «La justice est pourrie, etc.» En d’autres termes, l’élégance des costumes de Tom Van Grieken n’a d’égale que la saleté de ses idées.

AÉ: Comment expliquer que l’extrême droite ne perce pas en Belgique francophone?

JG: Vous avez eu un certain nombre de figures clownesques, de Daniel Féret à je ne sais qui. L’organisation n’était pas leur fort. En Belgique francophone, on a aussi adopté une attitude très stricte vis-à-vis du respect des droits de l’homme. De plus, une partie du Vlaams Belang est venue se greffer sur le mouvement flamand. Une grande partie du mouvement flamand n’a pas collaboré et n’est pas anti-démocrate, mais le Vlaams Blok est venu s’y attacher. Il a réussi à lier la demande originale d’une Flandre indépendante – dont la grande majorité des électeurs du VB ne veulent pas – à un discours purement anti-immigration et antidémocratique. C’est surtout ce dernier point qui séduit les électeurs.

AÉ: Au début de l’ascension du Vlaams Blok, y avait-il un cordon sanitaire médiatique?

JG: Cela a été quelque peu appliqué au début. Pas par tout le monde, mais par les journaux. Mais lorsqu’un parti politique, même l’extrême droite, par le biais de la démocratie, a des députés au parlement, il est difficile de ne pas en parler. Je comprends ce qui se passe en Belgique francophone, mais je ne vais pas demander un cordon médiatique en Flandre pour le moment. Les journalistes ne peuvent travailler que dans le cadre d’une démocratie. Il faut s’en rendre compte. Cela signifie qu’il ne faut pas traiter le Vlaams Belang comme un parti ordinaire. Ce n’est pas le cas dans tous les journaux, ni de tous les journalistes, mais certains sont parfois négligents. Je ne comprends pas que Tom Van Grieken soit apparu dans une émission populaire sur Ketnet, la chaîne pour enfants de la VRT.

Il a réussi à lier la demande originale d’une Flandre indépendante – dont la grande majorité des électeurs du VB ne veulent pas – à un discours purement anti-immigration et antidémocratique. C’est surtout ce dernier point qui séduit les électeurs.

AÉ: Comment expliquer le succès du Vlaams Belang?

JG: Ouf, vous avez combien de temps? Pour faire simple, je parlerais de «malaise», et ce, dans toute la Belgique. Il ne faut pas confondre le malaise, terme général, avec la colère. La colère peut signifier que je suis furieux et que je vais agir. La peur de l’avenir… Le financement des pensions ou le réchauffement climatique… On a l’impression qu’on ne tient plus les rênes. Et les citoyens ont aussi l’impression que les politiques ne gèrent plus rien. Il faut donc créer un nouveau récit pour contrer la narration très facile des marchands de peurs qui jouent sur l’incertitude, l’insécurité et le manque de sûreté. C’est facile de blâmer les autres. Les progressistes doivent donc enthousiasmer avec un récit populaire, pas populiste, où les citoyens peuvent se projeter vers un horizon meilleur.

AÉ: Le cordon vacille, est-il encore d’actualité?

JG: Oui, bien sûr. Mais n’oubliez pas que si le Vlaams Belang obtient 50 % dans une commune… Cela reste encore la démocratie, hein?

AÉ: Pensez-vous que le cordon sanitaire se brisera à l’issue des prochaines élections?

JG: En vieillissant, on devient plus prudent. J’espère qu’en ce qui concerne le gouvernement flamand et le gouvernement fédéral, ce ne sera pas le cas. Ce sera peut-être plus difficile au niveau communal. Ce qui est important, c’est que, contrairement aux Pays-Bas, les démocrates-chrétiens, les libéraux et tous les partis disent non. On pose constamment la question à Bart De Wever: «La porte n’est-elle pas un peu entrouverte?» Il faut bien fermer la porte quand il fait chaud à l’intérieur et froid à l’extérieur. Gardons la chaleur de la démocratie.

Aubry Touriel

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