«Quand je joue, je deviens la pire manipulatrice du monde. Le jeu me transforme totalement. Il change ma personnalité», raconte Natacha, vendeuse dans le Brabant wallon. Jusqu’à ses 27 ans, Natacha* était pourtant sans passion et sans vice. «Dans la vie de tous les jours, j’aime garder le contrôle, je suis du genre très dure envers moi-même. Je n’ai jamais touché à l’alcool ou à la drogue.» Grandir avec une mère alcoolodépendante avait suffi à lui donner le goût de l’eau; fréquenter un joueur compulsif lui ouvrira les portes des casinos virtuels. «Il s’était fait interdire de jeux, mais il jouait en ligne, avec mon identité. J’ai toujours eu tendance à me rapprocher de gens qui avaient des problèmes d’addiction…» À cause de ce qu’elle appelle de son côté «Mère Teresa», Natacha a fini par tomber dans le piège dont elle pensait pouvoir tirer un autre. «J’ai eu la chance du débutant. J’ai misé un euro et j’en ai gagné 2.000.» Alors qu’elle vient de se séparer, cette somme est pile ce qui lui manque pour payer la caution d’un nouvel appartement. Comment ne pas croire au signe du destin?
À perdre la raison
«Il y a trois phases dans le processus de dépendance au jeu: la phase de gain, la phase de perte et la phase de désespoir, détaille François Mertens, psychologue à l’asbl bruxelloise Le Pélican, spécialisée dans les addictions. Le premier gain signifiant est l’accident qui déclenche une décharge de dopamine et l’envie de ressentir encore et encore cette excitation. La personne en vient alors à confondre le jeu d’adresse et de hasard: elle se dit qu’elle a peut-être des capacités pour gagner.» Dans un deuxième temps, le joueur s’entête à vouloir «se refaire». Les pertes s’accumulent de manière exponentielle puisque «les jeux sont conçus pour qu’à terme, le joueur perde de l’argent». Même si la personne commence à admettre qu’elle a un sérieux problème, ses envies de jouer deviennent irrépressibles («craving»), comme dans la dépendance à l’alcool. «C’est le même circuit neurobiologique qui est sollicité», explique le psychologue.
Même si la personne commence à admettre qu’elle a un sérieux problème, ses envies de jouer deviennent irrépressibles («craving»), comme dans la dépendance à l’alcool.
Or la sensibilité à ces mécanismes est en partie d’origine génétique: des antécédents familiaux de dépendance sont un facteur de risque. «Mon cerveau est malade», résume Natacha pour qui la situation est devenue incontrôlable à la mort de son père. «À partir de là, ça a été la descente aux enfers. J’ai commencé à emprunter, à mentir à tout le monde. Je jouais huit heures par jour. Dans la salle d’attente du médecin, dans la file du supermarché. Je jouais à en perdre la raison.» Une drogue dure, qui entraîne dépression, anxiété, idées suicidaires et parfois passages à l’acte. Voilà ce que le jeu représente pour 0,4 à 4,2% de la population belge1, une estimation probablement en dessous de la réalité puisque les études existantes ne tiennent pas compte des activités de jeux en ligne et des paris sur les événements sportifs, désormais encouragés par une publicité omniprésente.
Un business qui explose
Selon les rapports annuels de la Commission des jeux de hasard, le nombre de joueurs en ligne a ainsi doublé en cinq ans (2018-2022), qu’ils soient joueurs hebdomadaires (de 343.840 à 634.845) ou quotidiens (63.122 à 141.225). En 2021, la Loterie nationale comptait 1.422.435 comptes de joueurs uniques sur sa plateforme en ligne contre environ 1 million en 2018. Ces mêmes rapports indiquent que les revenus de tous les prestataires de jeux de hasard (casinos, machines à sous, opérateurs de paris, Loterie nationale) ont fortement augmenté depuis la crise Covid et les périodes de confinement. Quant aux parieurs en ligne, leur nombre a doublé lors de la dernière Coupe du monde de football en 2022. Malgré l’interdiction de jeux pour les moins de 18 ans, les jeunes sont particulièrement exposés: d’après une étude récente réalisée en Flandre, 29 % des élèves de l’enseignement secondaire ont déjà joué à des jeux de grattage, 18 % au lotto, 6 % au poker pour de l’argent et 13 % à des paris sportifs, «alors qu’on sait que plus l’exposition au jeu se fait tôt, plus le risque de développer une pratique à risque est importante puisque le cerveau n’a pas encore développé complètement ses mécanismes de contrôle et d’inhibition», rappelle François Mertens.
Malgré l’interdiction de jeux pour les moins de 18 ans, les jeunes sont particulièrement exposés: d’après une étude récente réalisée en Flandre, 29 % des élèves de l’enseignement secondaire ont déjà joué à des jeux de grattage, 18 % au lotto, 6 % au poker pour de l’argent et 13 % à des paris sportifs.
Par ailleurs, en France, une étude a montré que les dépenses des 6% de joueurs compulsifs représentaient 38,3% des dépenses totales de l’ensemble des joueurs. «Cela signifie que l’industrie du jeu est dépendante des joueurs problématiques», déplore le psychologue. Un business qui prospère sur une addiction au sommaire du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) – d’autant plus redoutable qu’elle est indécelable. «C’est une drogue invisible, souligne Natacha. Un alcoolique qui replonge peut difficilement donner le change. Moi, je peux dépenser tout mon salaire en une heure et ensuite aller chercher mes enfants à l’école avec un grand sourire.» Selon une étude de 2017, chaque joueur compulsif causerait des préjudices importants à environ six personnes de son entourage: difficultés financières, criminalité, perte de logement, problèmes psychologiques et de santé…
«Je m’appelle Pierre, je suis joueur compulsif»
«Mon Dieu, donnez-moi la sérénité d’accepter les choses que je ne peux changer, le courage de changer celles que je peux et la sagesse d’en connaître la différence.» Ce soir de juin, c’est l’heure de la «prière de la sérénité». Comme chaque mercredi et chaque dimanche, les «Joueurs anonymes» francophones se réunissent sur Zoom. Certains sont là depuis cinq ans, cinq mois, cinq jours. Comme chez les Alcooliques anonymes, le principe est d’aider les autres pour mieux s’aider soi-même, à travers un programme de rétablissement en douze étapes, où la dimension spirituelle occupe une place centrale. La première étape suppose que le joueur reconnaisse son «impuissance devant le jeu», la deuxième qu’il s’en remette à une «puissance supérieure» capable de lui rendre la raison, la troisième qu’il confie sa vie aux «soins de Dieu» tel qu’il le conçoit…
Comme chaque mercredi et chaque dimanche, les «Joueurs anonymes» francophones se réunissent sur Zoom. Certains sont là depuis cinq ans, cinq mois, cinq jours. Comme chez les Alcooliques anonymes, le principe est d’aider les autres pour mieux s’aider soi-même.
«Je m’appelle Pierre, je suis joueur compulsif. Dernière date de jeu: le 10 mai 2024.» Un tour de table permet aux neuf participants – sept hommes et deux femmes – de se présenter. Aujourd’hui, le thème proposé est la colère. Depuis le Québec, Pierre partage d’abord sa fierté: il vient de se séparer de son smartphone au profit d’un «téléphone à clapet», afin de limiter son risque de rechute. «J’ai admis que je n’étais pas capable de jouer normalement. Avant, je te parlais et j’étais sur la planète Mars… Je disais que j’allais arrêter, mais je mentais. Je suis un beau-parleur. En l’espace d’un mois, je me suis mis dans la merde. Je suis au bord du divorce. Donc il y a des moments de colère. Mais malgré tout, aujourd’hui que je ne joue plus, la vie est bien plus belle. C’est merveilleux.» Lionel, trentenaire, parle du manque de sommeil lié au jeu. Quand il ne dort pas, «la colère se déclenche de manière beaucoup plus réactive en cas de conflit.» Loris, la cinquantaine, abstinent depuis des années, voit dans la colère l’origine du mal, non sa conséquence. «Longtemps j’ai voulu contrôler ma vie, mais évidemment les choses se passaient rarement comme je voulais. Donc j’étais tout le temps en colère. Le jeu était ce qui me permettait d’oublier momentanément cette colère. À présent, j’accepte que ma vie soit comme elle est.» Raphaël, lui, est en colère vis-à-vis de lui-même. «Colère et remords» de s’être lié d’amitié avec celui qui lui a fait mettre les pieds dans un casino pour la première fois, «un personnage très fascinant, hors norme, empêtré dans tout un tas d’addictions, et probablement pervers – la pire rencontre de mon existence.» Et puis il y a Stéphane qui parle de sa profonde colère contre l’État. «Quand je vois toutes ces publicités pour le jeu… C’est pour ça que je ne regarde plus la télé.» «C’est un modèle économique basé sur la mort et la maladie», appuie Dominique.
Deuxième chance
«Ici, résume Loïc, on peut vider son sac.» Conseiller en assurances en Île-de-France, ce quarantenaire «pas du tout croyant» se souvient de sa perplexité lors de sa première réunion il y a cinq mois. «J’avais l’impression d’être dans une secte…» Mais progressivement, celui qui se décrit comme «addict à tout» se surprend à reprendre espoir, à pleurer. Contraint de s’acquitter «d’énormes mensualités à la Banque de France», Loïc vit chichement dans un deux-pièces malgré son confortable revenu mensuel de 4.000 euros net. Joueur depuis ses 16 ans – billets à gratter puis poker –, il a toujours réussi à dissimuler sa «maladie» à son entourage. «Le mensonge, chez les joueurs, c’est un gros sujet, résume-t-il. On ment aux autres, mais on se ment surtout à soi-même, complète Natacha. On se dit tout le temps qu’on est capable de se contrôler, mais c’est totalement faux.»
Loïc pense souvent à ce membre québécois des Joueurs anonymes qui a disparu brusquement de la circulation. «Le gars avait arrêté depuis trois mois. Il était tellement heureux. Il avait commencé à faire des économies pour partir en voyage avec sa femme. Puis il a rechuté dans cette merde.» Car la tentation ne quitte pas le joueur compulsif –, la rechute étant d’ailleurs considérée comme partie intégrante du processus de rétablissement. «Jouer, ça me manquera toujours», sait déjà le conseiller en assurances. Quant à Natacha, elle se souvient qu’il y a deux ans, quand elle a rejoint les Joueurs anonymes, elle avait «envie de se tuer». Aujourd’hui, la jeune Belge a retrouvé l’«estime de soi», la «dignité» que le jeu avait entièrement détruites. Elle parle d’une «renaissance», d’un «miracle», d’une «chance». Non plus celle du débutant, mais la deuxième, la bonne, celle sur laquelle il ne faudra pas se reposer.
* Tous les prénoms des témoins ont été modifiés.
1 Avis n°9790 du Conseil supérieur de la santé (CSS), «Conditions pour les publicités pour les jeux de hasard», avril 2024.
www.hgr-css.be/file/download/11e3be0b-cb9e-45d2-978b-9a8ddc17c3ff/DsT99dJdCnIidOehh5LzoDY3r3n5wgLtIG92sOZEE3d.pdf