Avec son ouvrage La participation en actes: Entreprise, ville, association, Julien Charles, docteur en science sociales et chargé de recherches et de formations au Centre socialiste d’éducation permanente, explore les promesses mais aussi les contraintes de la participation. Il met en perspective quatre dispositifs participatifs très divers, privés et citoyens: dans l’entreprise Caterpillar, dans une maison médicale, dans un atelier de réparation de vélo de Californie, ainsi que dans un projet participatif de rénovation urbaine dans un village de Wallonie.
Alter Échos: Est-ce difficile aujourd’hui de critiquer la participation?
Julien Charles: Les sciences sociales qui se sont donné pour mission de traiter de la participation ont intérêt à faire valoir leur objet de recherche. En France, les chercheurs patentés de la participation sont majoritairement ceux qui ont conseillé Ségolène Royal, qui a mis en valeur les projets participatifs. Ils sont trop enjoués, ça m’a donné envie d’être critique. Mais je n’ai pas eu de problème pour faire ma thèse. Même si c’était ambitieux et délicat, voire politiquement incorrect de mettre côte à côte des choses traditionnellement opposées, le management participatif et l’autogestion.
A.É.: Pourquoi justement avoir étudié les cas d’une maison médicale et de Caterpillar?
J.C.: L’idée c’est de se dire que mettre côte à côte des situations qui n’ont pas de caractère commun permet de voir les choses avec un nouveau point de vue. C’est comme une photo. On peut avoir deux prises de vue sur le même objet, en faisant des mises au point différentes. Le fait d’aller chez Caterpillar m’a permis de voir des choses que je n’aurais pas vues dans la maison médicale.
A.É.: Par exemple…
J.C.: Chez Caterpillar, les mises en forme des propos sont caricaturales. Les ouvriers doivent remplir des fiches pour décrire les problèmes, prévoir une date de résolution des problèmes qu’ils soulèvent et d’autres choses du genre. Le contraste avec ce qui se passe au quotidien dans l’usine saute aux yeux! À la maison médicale, je ne pouvais pas tout observer, en raison du secret médical. Ensuite, en étudiant uniquement les projets de participation citoyenne, on ne voit pas ceux qui ne se sentent pas bien dans ce cadre parce qu’ils quittent la structure. Ils sont tout simplement «hors cadre».
A.É.: Vous évoquez la non-prise en compte des «trucs et astuces des ouvriers de Caterpillar» ou encore des observations concrètes des citoyens dans le cas de projet de rénovation urbaine.
J.C.: Si on participe, c’est pour faire quelque chose. Cela peut prendre différentes formes: défendre des convictions, régler un problème pratique, défendre un intérêt… Si elle ne fait pas place à ce qui pousse les personnes à s’y impliquer, la participation passe à côté de sa promesse.
A.É.: Le titre de votre thèse évoquait une participation «éprouvante»…
J.C.: Oui, la participation peut être éprouvante, elle peut faire mal, on peut ne pas s’en remettre. Les travaux sur la participation, quand ils font attention aux participants, le font souvent à l’aune de l’empowerment ou de la politisation. Ils ne voient pas que cela produit aussi exactement l’inverse. Je critique la vision unilatérale liée à un engouement excessif autour de la participation. C’est un leurre. Tout comme il est excessif aussi de dire que la participation est un piège à cons.
A.É.: Ce caractère éprouvant de la participation peut sembler moindre dans le privé que dans une maison médicale. En réalité, pas vraiment. Cela vous a surpris?
J.C.: Plus que surpris, je ne m’en rendais même pas compte. Au début de ma thèse, je participais aux réunions de la maison médicale, je prenais note, ils citaient Kant et Goffman aux réunions. J’étais fasciné. À un moment, en discutant avec d’autres chercheurs, je me suis rendu compte que mes notes ne faisaient pas apparaître du tout certaines personnes autour de la table. Comme quand on rédige un PV, je ne prenais pas note, car ne voyais pas en quoi leurs interventions faisaient avancer la discussion. Je considérais cela comme du bruit. C’était littéralement du bruit, des messes basses. Conscient de ça, j’ai donc demandé à pouvoir mettre un dictaphone sur la table, pour ne pas être pris dans le piège de n’écouter que les médecins. J’ai aussi décidé de passer du temps dans le bureau des accueillantes. Elles me parlaient de choses discutées en réunion, dans d’autres formats.
A.É.: Cela illustre que tout le monde n’est pas «capable» de participer…
J.C.: Oui, c’est difficile quand les gens n’ont pas les ressources. En fait, l’ambition de ce livre est de trouver un juste milieu entre deux positions: la première, démocrate standard, qui postule qu’on est tous égaux. La deuxième qui vise à souligner qu’en situation, on n’a pas tous les mêmes ressources.
A.É.: Le risque de la participation est de laisser agir une minorité active (lire à ce sujet: La participation, à quoi bon?, n°409, 9 septembre 2015). Vous partagez cette crainte?
J.C.: Les critiques classiques de la participation se focalisent sur le moment de la décision. Or, un tas de choses ont été au mieux transformées, au pire perdues, avant même la décision. On a tendance à trop juger la participation sur la décision finale. Si on se focalise sur la décision, en effet, c’est un leurre. Mais la démocratie ne s’arrête pas là. Des choses se passent ailleurs, avant, et contribuent à la démocratie. Je ne veux pas dire qu’il faut négliger les luttes menées pour pouvoir peser sur la décision, mais il ne faut pas voir que ça.
A.É.: La transformation, avancez-vous, est une condition de la participation… C’est-à-dire?
J.C.: L’idée c’est que si on est d’accord que participer n’est pas faire n’importe quoi n’importe comment n’importe où, on doit se plier à certaines conditions. Ce qui nous importe n’est pas nécessairement ce que peut recevoir le dispositif. Il y a un important travail de transformation qui est requis pour se conformer à ce que le dispositif est en mesure de recevoir.
A.É.: Concrètement, ça passe par quoi?
J.C.: Il faut fournir des explications sur des choses qui semblent pourtant aller de soi, utiliser un vocabulaire compréhensible par les autres, faire preuve de bonne volonté… Par exemple, l’ouvrier chez Caterpillar, quand il travaille, il doit souvent s’adapter à la situation qui n’est pas conforme aux standards de production, il pose le geste qu’il faut sans le dire. Avec les « Continuous Improvement Card », on attend de lui qu’il décrive un problème à résoudre alors que, dans le cours de l’activité, il n’a même pas perçu qu’il résolvait un problème.
A.É.: Mais la transformation, vous écrivez, n’est pas seulement une «traduction»: «Il y a un changement de format qui rend parfois impossible aux participants la communication de ce qui leur importe.»
J.C.: Dans le cas du projet d’élaboration du nouveau «Plan communal de mobilité à Deuseau», l’ingénieur transformait les notes de la réunion en des points sur une carte. Il le faisait de manière rigoureuse, mais ne prenait pas la mesure de ce qui se passait en faisant ça. Ce qui peut créer un gouffre entre le résultat – le point sur la carte – et les paroles de la personne. Cela dit, ce point servira à faire les travaux de rénovation urbaine. Donc, ça peut s’avérer utile de passer par cette transformation-là…
A.É.: D’où vient cet engouement pour la participation tant dans le privé que dans les initiatives citoyennes?
J.C.: L’intérêt, chez Caterpillar, se donne à voir dès le titre de la réunion «dialogue de performance». Il s’agit d’améliorer la productivité. Ils se rendent compte que les gens qui sont confrontés quotidiennement et directement à une situation peuvent communiquer les choses qui méritent d’être prises en compte à un moment ou à un autre. Pour certains acteurs du plan de mobilité, c’est le même horizon qui est visé. Dans d’autres cas, il y a un projet politique plus ouvertement démocratique, fondé sur l’idée d’égalité entre les participants. Dans l’atelier de réparation de vélo, l’ambition est de rendre les personnes capables d’agir par elle-même, tout simplement.
A.É.: Que pensez-vous des consultations populaires?
J.C.: Il s’agit d’un dispositif intéressant. Mais cela me semble insensé par contre de s’y lancer et dans le même temps, de semer le doute sur le budget de l’éducation permanente, des centres culturels, des centres d’expression et de créativité et des bibliothèques… Exprimer une opinion est une conception très limitée de la démocratie, qui est déjà au cœur de la démocratie parlementaire… Ceux qui en sont exclus seront-ils inclus dans la consultation populaire? On a toutes les raisons d’en douter. Dire qu’on fait de la démocratie participative en faisant des consultations populaires n’a pas de sens. Tout le travail de transformation (telle qu’elle est définie ci-dessus, NDLR), qui fonde l’action du secteur socioculturel, y échappe.
A.É.: Comment peut-on juger d’une bonne ou d’une mauvaise participation?
J.C.: Si je dois faire une différence entre les bons et les mauvais dispositifs participatifs, je n’oppose pas le top/down vs bottom up. Autrement dit, je ne dis pas qu’il n’y a que ceux qui sont autogérés qui sont valables. Les meilleurs dispositifs participatifs sont ceux qui se donnent les moyens de réfléchir les procédures, avec humilité, et de ne pas appliquer à la lettre des processus clés sur porte vendus par les apôtres de la participation. C’est la différence principale entre la participation à la maison médicale et celle de Caterpillar. C’est une boîte de consultance américaine qui leur a livré ce mode d’organisation sans tenir compte, par exemple, de la situation syndicale en Belgique. Quand ça coincera, ils mettront vite fait un autre système en place. Je pense qu’une bonne participation est une participation qui travaille à prendre en compte ses propres limites. L’idée du livre est donc d’équiper les animateurs du dispositif à enquêter sur leurs pratiques. Mais je ne veux en aucun cas faire une méthode. C’est à eux de voir comment faire en action, en expérimentant, en se fondant sur leur connaissance du terrain et leurs expériences antérieures.
En savoir plus
Julien Charles, La participation en actes. Entreprise, ville, association, Éditions Desclée de Brouwer, 3 mars 2016, 16,90 euros.
Lire aussi les deux dossier qu’Alter Échos a consacré à la participation : «La participation, piège à cons? », Alter Échos n°409,