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Regard critique · Justice sociale

Justice

Justice: la peine perdue?

Une masse de consommateurs et de petits dealers aux parcours chaotiques sont empêtrés dans les rouages de la justice. Des engrenages dont il est malaisé de s’extirper et qui renforcent la désinsertion de publics fragilisés.

La loi de 1921 expédie devant les tribunaux, voire derrière les barreaux, une masse de consommateurs et de petits dealers précarisés cumulant souvent un délit de détention avec d’autres infractions. Une fois empêtrés dans les rouages de la justice, ils ont du mal à s’en extirper. Et à se réinsérer. 

Article issu du dossier Répression des drogues, peine perdue, à lire en intégralité et en accès libre ici 

Dès sa majorité, Samuel* a franchi les portes du pénitencier. Dix ans se sont écoulés et, après plusieurs incarcérations, il dresse le bilan. Négatif. «Moi, directement, à mes 18 ans, ça ne m’a pas aidé.» Les deux premières fois, il a pleuré, convient-il. Puis il s’est «désensibilisé». «Ça ne me faisait plus peur. Quand tu sors, tu sais encore mieux comment détourner le système La prison, un «autre monde»«la drogue tourne», relate Carlos, qui y a échoué pour négoce de cannabis, herbe qu’il fume toujours régulièrement. En 33 jours d’incarcération, il n’a «jamais vu autant de marchandises». «On est tous mélangés, criminels, petits délinquants, grands braqueurs. J’ai vu des kilos dans certaines cellules… J’ai participé à une fête, il y avait de l’alcool et de la drogue partout Les produits sont tellement prisés que leurs prix s’envolent pour atteindre jusqu’au triple de ceux qui sont pratiqués à l’air libre. «Ce n’est pas le meilleur endroit pour arrêter», juge-t-il. Arrêter, Mustapha y est pourtant parvenu alors qu’il était derrière les barreaux. Durant quatre mois, il a pu se reposer, se réinscrire dans un rythme. «J’ai pu faire une cure, j’avais un suivi psychologique, j’ai pu mettre des choses en place. J’avais une vie bien réglée, qu’il faudrait avoir à l’extérieur.» Mais sa détention, regrette-t-il songeur, il en portera la souillure toute sa vie. «La seconde chance, elle n’existe pas. T’es toujours mal vu.» Vol, braquage, vol avec séquestration, Yves a tiré 18 ans pour des délits liés à sa consommation. Il vient de sortir, mais craint de ne pas s’en sortir. «Quand tu passes la porte, tu dois tout refaire. Ta carte d’identité, le CPAS, ta carte de banque. À la télé, tu vois des reportages sur la réinsertion: c’est du vent. Si t’as pas de famille derrière, t’es plus rien.» Sans revenu – ni chômage ni CPAS –, Yves s’apprête à passer ses nuits à la belle étoile. «Franchement, j’ai les nerfs en boule. Si j’avais un flingue, j’irais de nouveau braquer. Pour moi, ce serait plus facile d’y retourner…»

Des poursuites au petit bonheur la chance?

Avant la prison, les poursuites. Il est bien difficile de tirer des conclusions sur les actions intentées et les peines appliquées selon le type d’infraction commise, car les statistiques judiciaires ne sont pas assez fines pour remonter les filières depuis un délit jusqu’à sa condamnation(1).

Sur le plan juridique, la détention de drogues est toujours punie de peines d’emprisonnement. Au fil du temps, l’application de la loi s’est néanmoins assouplie à l’égard des consommateurs. Jusque dans les années nonante, la Belgique s’est contentée de s’aligner sur les conventions internationales. En 1996, sous l’impulsion d’une vague de protestation contre la politique pénale menée à l’égard des usagers de drogues, un groupe de travail parlementaire est mis sur pied. Il fait germer les bases d’une nouvelle politique «drogues». On y affirme pour la première fois que «l’intervention pénale pour le consommateur doit être le recours ultime».

«Cela a changé, approuve Zacharie. À la fin des années 70-80, on rentrait en prison pour des traces d’injection ou parce qu’on trouvait sur toi des paquets vides avec quelques résidus. À l’époque, beaucoup ont fait de la taule pour de la consommation. Aujourd’hui, ça n’existe plus. Maintenant, en prison, ce sont plutôt des dealers. Mais c’est toujours pénalisé. Donc on est toujours sur nos gardes. Il faut éviter d’être dans les mauvais plans: un héroïnomane qui est en manque, il ferait n’importe quoi pour trouver sa came. Il y a beaucoup plus de contrôles de policiers en civil et la brigade antidrogue tourne.»

«La justice fonctionne sur le principe de la liberté. Caricaturalement, tu es libre de choisir si tu te drogues ou si tu vas en prison. Évidemment, c’est plus compliqué que cela.» Jean-Baptiste Andries, avocat général au parquet de Liège

Dans la pratique, la répression de la détention s’est donc atténuée. «Je n’ai jamais vu un consommateur d’héroïne poursuivi uniquement pour cela, indique Guerric Goubau, avocat. Il arrive qu’une personne soit poursuivie pour vente de cannabis, puis qu’on se rende compte qu’elle détient une grosse quantité, mais uniquement pour sa consommation. Elle peut alors être condamnée d’une peine d’amende.» Vendre pour consommer et non pour s’enrichir? On peut se prendre deux, trois ans avec sursis, illustre Delphine Paci. «Mais, s’il y a récidive, là, il arrive qu’on vole en prison.» C’est un cas limite, confirme Jean-Baptiste Andries, avocat général au parquet de Liège. «Je ne peux pas garantir qu’une telle personne n’a jamais été en prison. Même si la circulaire dit bien que la vente pour consommation personnelle doit être traitée comme une consommation et non comme un trafic (voir encadré)

La situation se corse quand la détention est associée à une autre infraction (violence, vol, faux et usage de faux, prostitution…). Si, pour certains, les peines appliquées au cours des dernières années ne se distinguent pas par une dureté croissante, tous ne sont pas de cet avis. Les magistrats feraient montre d’«une plus grande sévérité», notamment depuis l’apparition du bracelet électronique comme peine alternative, avance Delphine Paci, avocate: «Ils donnent plus facilement des peines qui dépassent les trois ans pour être sûrs que ces personnes aillent en prison (les règles et les instances compétentes sont différentes selon que la peine à exécuter est supérieure ou non à trois ans, NDLR)

Là où le bât blesse, c’est que la politique des poursuites fluctue d’un endroit à l’autre. Vous circulez avec cinq ou dix grammes de cannabis de Furnes jusqu’à Arlon? En traversant dix arrondissements, vous risquez d’écoper de dix traitements judiciaires différents. «On laisse la responsabilité au magistrat, qui a une totale latitude de poursuivre ou non», regrette Bernard Michielsen, premier substitut au parquet de Bruxelles.

La circulaire des procureurs généraux COL.15/2015 précise la politique des poursuites en matière de détention et de vente au détail de drogues illicites. Voici, en gros, ce qu’elle dit:
– Concernant la détention de drogues illégales (hors cannabis): le magistrat peut décider de classer sans suite, éventuellement sous certaines conditions; de mettre en place une probation prétorienne (forme d’accord entre le magistrat et l’usager de drogues, portant sur la mise à l’épreuve de ce dernier et qui lui permet de se soustraire aux poursuites judiciaires); ou de l’extinction de l’action publique après payement d’une transaction pénale ou la clôture d’une médiation pénale (on règle le conflit sans l’intervention d’un juge, en faisant participer l’auteur et la victime).
– Pour ce qui est de la vente, la circulaire distingue la vente au détail «pour des fins de consommation personnelle» (pour laquelle la mesure prise devra être choisie parmi celles recommandées pour la détention) de la vente «par appât de gain», qui requiert une approche répressive (ex.: citation, mandat d’arrêt).
– Quid de la criminalité liée à la drogue? Dans ce cas, l’assuétude n’est pas considérée comme un motif «justifiant» ou «aggravant» l’infraction. «La nature de la réaction pénale doit être déterminée en fonction de la gravité des faits, d’une part, et de la situation individuelle du délinquant, d’autre part.»
Parquets: les affaires en quelques chiffres
Dans les parquets, la plupart des dossiers «drogues» sont aujourd’hui classés sans suite (20.262 sur un total de 37.020 des affaires clôturées en 2015). Le classement, toujours provisoire, permet néanmoins au ministère public de continuer à exercer un contrôle sur la personne puisqu’il n’éteint pas l’action publique. Des mesures judiciaires alternatives peuvent aussi être utilisées: la transaction et la médiation pénale. On constate un usage important de la transaction dans les dossiers «drogues»: en 2015, 2.340 transactions ont été payées contre 322 médiations pénales clôturées. La médiation permet pourtant d’inviter à suivre un traitement médical ou une autre thérapie. «C’est facile de faire rentrer des sous. Mais ce n’est pas très éducatif», estime Delphine Paci, avocate. Sur la totalité des affaires clôturées en 2015, 2.314 se sont aussi conclues par une citation directe, tandis que 2.847 ont transité par la chambre du conseil (qui statue si l’inculpé doit passer ou non devant le tribunal correctionnel ou si les faits doivent être jugés par la cour d’assises).

Un serpent qui se mord la queue

La récidive et le non-respect des conditions assorties aux décisions judiciaires constituent une des pierres d’achoppement du système. Tout comme pour les infractions liées à l’alcool, les usagers de drogues sont souvent contraints de respecter un accord avec le juge pour se soustraire aux poursuites: ne pas récidiver, ne pas fréquenter de milieux toxicomanes, se désintoxiquer. «C’est assez paradoxal, commente Jean-Baptiste Andries. Parce qu’on vous dit ‘Il y a une infraction’, mais, si vous allez voir un médecin, on ne vous punira pas.» Alors que la justice fonctionne sur la base du principe de liberté et de responsabilité («Caricaturalement, tu es libre de choisir si tu te drogues ou si tu vas en prison»), du côté de la santé, la consommation dépendante est abordée comme une maladie.

Selon l’avocat général, si le système manque de cohérence, il fonctionne. Un traitement entamé dans le cadre de mesures judiciaires alternatives serait au moins aussi bien suivi qu’un traitement volontaire. L’injonction d’abstinence fait pourtant débat. «J’ai essayé quelques sevrages, témoigne Samuel. Au début, je le faisais pour mes parents. Puis pour une fille. Puis pour des raisons judiciaires. Mais tu le fais parce que tu dois. Par obligation. C’est du temps perdu. Si tu n’as pas envie, ça ne sert à rien.»

«Pour certaines personnes, c’est méconnaître la nature de leur dépendance et la possibilité effective de s’en sortir», admet Jean-Baptiste Andries. Car, chez les toxicomanes tout comme chez les délinquants, les parcours sont rarement linéaires. «Mais ce n’est pas un truc que les juges entendent bien», relève Delphine Paci. Rechutes et récidives sont fréquentes, avec pour conséquence «des dossiers éternellement ouverts avec des tas de délits en probation et, toujours, cette épée de Damoclès au-dessus de leur tête», souligne Bruno Valkeneers, chargé de communication à l’asbl Transit.

«La criminalisation entraîne une représentation négative des usagers par rapport à eux-mêmes. Or l’estime de soi est très importante dans une démarche thérapeutique.» Bruno Valkeneers, asbl Transit

«Si un usager a un problème avec sa consommation, la première intervention de l’État devrait être de le présenter à un interlocuteur social, médical, psy. Pas à un policier», défend Christophe Marchand, avocat. Au contraire, la répression, à tous ses échelons, risque de précipiter sa désinsertion. Une fois l’usager incarcéré, cette possibilité de se réintégrer dans la vie sociale devient plus compromise encore. «Si ces personnes étaient dehors, bien aidées et bien suivies, elles ne porteraient pas atteinte à la sécurité», estime pourtant Frédéric de Thier, directeur de l’établissement pénitentiaire de Marche-en-Famenne. Selon lui, «80% des personnes incarcérées (toutes infractions confondues) n’ont rien à faire en prison».

La loi de 1921 est une loi de santé publique. Elle entend réglementer et surveiller, «dans l’intérêt de l’hygiène et de la santé publique», la fabrication, la détention, la vente […] des substances illicites visées. Le 27 juin 2017, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et les Nations unies publiaient pourtant une déclaration commune ayant pour ambition de mettre un terme aux discriminations dans les établissements de soins. Une de leurs recommandations? Réviser et abroger les lois punitives qui ont des incidences négatives sur la santé. Et, parmi elles, les lois qui pénalisent la possession de drogues en vue d’un usage personnel. «La criminalisation, ce n’est pas seulement le fait de mettre les gens en prison, c’est aussi tout le discours qui l’accompagne. Elle entraîne une stigmatisation et une représentation négative des usagers par rapport à eux-mêmes. Or l’estime de soi est très importante dans une démarche thérapeutique», observe Bruno Valkeneers.

Dépénaliser ou légaliser: ce qu’ils en disent
Il y a ceux qui sont pour la légalisation parce qu’elle serait favorable à leur santé. «Pour mes enfants, ce serait mieux. La qualité des produits serait contrôlée, les quantités vendues aussi» (Tim). Elle ouvrirait grand la porte à l’aménagement d’endroits sûrs pour consommer. «On doit trouver des cachettes, il y a toujours des risques» (Fabienne). D’autres pensent à leur portefeuille, souvent vide, et aux ennuis judiciaires dont ils pourraient se passer. «Tout mon argent part là-dedans. C’est un truc de dingue. Le mois passé, j’ai gagné 1.240 euros. En quelques jours, j’ai tout dépensé» (Nassim). «J’en connais qui ont échangé leur voiture contre de la came. Ça amène à arracher des sacs, voler, agresser des gens. Il faudrait des drogueries, avec des tarifs plus bas» (Yves). Dans la tête de quelques-uns, on gamberge sur le chemin à prendre. «Les drogues douces dans un premier temps. Pour les drogues dures, il faudrait au moins arrêter d’être répressif» (Zacharie). Une politique régulée devrait s’accompagner d’un meilleur suivi médical. «L’alcool, c’est la pire des drogues. Toutes les autres, j’ai arrêté comme ça, l’alcool, je n’y arrive pas. Il faudrait un contrôle plus strict, mais pas au niveau pénal. Plutôt au niveau médical. Combien tu as besoin? On te le donne et tu ne dépasses pas cette dose» (Éric). Il y a aussi ceux qui sont plutôt contre, mais qui regrettent que le problème tombe dans les oubliettes. «J’ai pris des amphétamines pendant près de quinze ans. Ça a tout détruit autour de moi. Il ne faut surtout pas légaliser ces produits-là. Il serait temps qu’on mette un stop à tout ça, là on va droit dans le mur. Je vois des gamins de 14-15 ans consommer comme je ne l’ai jamais fait. Le monde de la nuit dans la rue, c’est zombieland» (Georges). Farid, lui, veut juste qu’on lui foute la paix. «Celui qui veut se droguer devrait pouvoir se droguer, celui qui ne veut pas ne le fait pas. Je donne mon argent pour être en paix, pour oublier. Chacun sa vie, pourquoi ne pas laisser les drogués tranquilles?»

* Tous les consommateurs sont cités avec des prénoms d’emprunt.

(1) «Les filières pénales en matière de drogues: les priorités dévoilées par les chiffres», Revue de droit pénal et de criminologie: Chronique de criminologie, n°12, p. 1268-1295 (2012), Guillain C., Deltenre S.

Marinette Mormont

Marinette Mormont

Journaliste (social, santé, logement)

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