Ancien militant anti-armements nucléaires, Jürg Schuppisser convoie aujourd’hui des enfants sourds et malentendants vers leur école. A bord de son bus, il arpente ainsiSaint-Josse et Schaerbeek en quête de ses petits passagers.
Passer de l’« eurocommunisme » militant et antinucléaire à la conduite d’un petit bus scolaire pour enfants sourds et malentendants enRégion de Bruxelles-Capitale, c’est possible, Jürg Schuppisser l’a fait. Laborantin textile en Suisse, Allemagne, Autriche et puis du côté de Vilvorde à sesdébuts, ce Suisse né à Bruxelles, aujourd’hui âgé de 61 ans, bascule du côté syndical de la force à la suite d’un mouvement de grèveauquel il participe et qui finit mal pour lui. Renvoyé pour cause de « distribution de tracts », notre homme s’investit alors dans la lutte sociale pour finir par« faire carrière dans l’associatif », tout d’abord dans l’Association pour la paix, membre de la toujours célèbre aujourd’hui Coordination nationaled’action pour la paix et la démocratie (CNAPD).
Soutenus par la Communauté française, Schuppisser et ses comparses d’alors (nous sommes à la fin des années 70) sont des pacifistes convaincus, mais pas de ceux qu’onappelle alors les « fusils brisés ». « Nous n’étions pas des objecteurs de conscience, se souvient Jürg Schuppisser. Notre mouvement étaitplutôt issu de la résistance de la Seconde Guerre mondiale, il s’agissait d’une mouvance anti-Guerre froide, antinucléaire. C’était un mouvement européen, quis’opposait aux missiles américains et soviétiques. » Il faut dire qu’à l’époque, le sujet était plutôt « chaud » puisque 1979 voitl’Otan décider de déployer des missiles nucléaires sur le territoire européen en réponse au positionnement de missiles soviétiques, toutes têtespointées vers l’Europe occidentale.
« The War Game » sous le bras
Actif dans les manifestations, Jürg Schuppisser ne fait pas que battre le pavé, il cire aussi les bancs des écoles. « Nous menions également des actions desensibilisation au sein des établissements scolaires, continue-t-il. Les professeurs nous utilisaient comme éléments extérieurs face aux militaires lors de débatsorganisés dans les écoles. Moi qui étais un timide, j’étais servi : je participais à trois ou quatre séances par jour, devant des centainesd’élèves. » Une activité doublée d’une volonté de prévention. « Je me baladais avec une copie vidéo de The WarGame1 sous le bras, sourit-il. On passait le film aux élèves pour les faire réfléchir. »
Néanmoins, les années passant et la perestroïka faisant son effet, la menace nucléaire décroît. A l’aube des années 90, le mouvementantinucléaire atteint sa « phase d’effilochement », signe que les temps changent. L’Europe se réunifie progressivement, l’Union européenne prend son envolet nous retrouvons Jürg Schuppisser lors de la signature du traité européen d’Amsterdam en 1997. A la tête de la délégation belge des « Marcheseuropéennes contre le chômage, la précarité et les exclusions », une plate-forme d’associations qui luttait à l’époque pour un traité plussocial, Schuppisser tire à ce moment ses dernières cartouches de militant, lui qui pensait qu’« il fallait construire l’Europe par le bas ». « Je n’aijamais eu le profil de l’acteur socioculturel formé à la lutte au coude à coude pour se faire une place ou se bâtir un empire d’asbl, comme cela se passe parfois dans lemonde associatif », ironise-t-il, un rien désabusé peut-être.
A compter de ce moment, notre interlocuteur va donc enchaîner les petits boulots. On le verra confectionner des tartes « pour un célèbre pâtissier qui aaujourd’hui une succursale à New York », voire des pralines. Période un peu plus compliquée, durant laquelle l’homme cherche une formation qui puisse lui fournir untravail. C’est alors qu’en 2001, au détour d’un couloir de Bruxelles Formation, Schuppisser se voit offrir la chance de réaliser un rêve d’enfance : conduire un grosvéhicule. Il se forme alors à la conduite de car.
33 kilomètres tous les jours
Aujourd’hui, Jürg Schuppisser travaille pour une entreprise privée de transport en bus. Celle-ci reçoit une subvention de la Cocof pour convoyer, tous les jours, des enfantssourds et malentendants âgés de 3 à 12 ans vers leur école intégrée pour enfants à déficience auditive2, située àWoluwe-Saint-Lambert. Et c’est Jürg qui s’en charge pour dix-huit d’entre eux, résidant à Saint-Josse et Schaerbeek, trois autres collègues ayant la charge de couvrir lereste de Bruxelles. Une tâche dont il s’acquitte avec le sourire et un plaisir non dissimulé. « Ma relation avec les gosses est super, je les adore. On les voit grandir etpuis ils nous quittent… C’est « triste », mais les anciens sont encore beaucoup à venir me taper dans la main quand je me promène dans la cour de récréation. Ce liensocial est un des intérêts de ce boulot, en plus du contact avec les parents. Le sourire de ces derniers quand ils me voient arriver est vraiment gratifiant. C’est un plaisir de vivre,ça ! »
En effet, tous les jours de la semaine, Jürg Schuppisser accomplit son petit tour de trente-trois kilomètres, matin et soir, pour venir chercher et redéposer, à domicile,les chérubins qu’il convoie. Le ramassage et le dépôt se font donc individuellement. « Le matin, je passe à la maison de chacun des enfants. Je ne sonne pas, l’enfantdoit être devant la porte, à temps en plus. Si chacun des petits a deux minutes de retard, ça fait quarante minutes en bout de parcours ! Pour le retour, un des parents doitêtre présent, évidemment. Si personne n’est là, ce qui arrivait malheureusement de temps en temps à une époque, je dois aller conduire l’enfant au poste depolice… »
Une discipline qui peut paraître dure, mais qui est nécessaire au bon déroulement du voyage et à la réalisation du double rôle confié à cetransport si important. En effet, si le bus permet à ces enfants « fragilisés », au début à tout le moins, d’arriver à l’école, il joueaussi un rôle pour les parents. « Un enfant sourd ne peut pas se rendre à l’école par ses propres moyens. Il discerne moins les dangers, n’a pas une perception « de lavie » comme un enfant qui entend. Mon rôle dans ce contexte est d’amener des enfants apaisés à l’école, c’est un petit chaînon d’un processus éducatif au seinduquel les enfants essayent d
e rattraper leur retard. Et pour les parents, cela les libère, ça leur permet de pouvoir se rendre au travail l’esprit apaisé. »
Cependant, si d’après Jürg Schuppisser, ces mêmes parents lui font une confiance absolue (« Cela fait cinq ou six ans que je fais ce métier et je n’ai jamais euun seul accroc de circulation, touchons du bois »), certains éprouveraient un sentiment envers leurs enfants qui pourrait passer pour de la surprotection. « Il est clairqu’il peut y avoir quelquefois une surprotection naturelle. La maman, souvent, prend fait et cause du handicap de son enfant », nous dit-il.
Un peu de silence dans le bus !
Dans le bus, malgré l’importance de la « mission » de notre interlocuteur, l’ambiance est, paraît-il, on ne peut plus décontractée, un constatdû en partie, selon Schuppisser, à la souplesse du convoyeur. « Il ne faut pas croire, un enfant sourd ou malentendant, cela fait du bruit. Et ils sont engénéral assez nerveux. Avant, les patrons disaient au chauffeur « C’est toi le boss, ici »… Aujourd’hui, cela a heureusement bien évolué. Le principal, c’est que tout lemonde se sente bien, il faut que l’équipage fasse équipe ! »
A l’heure actuelle, tout se passe donc bien. Mais ça n’a pas toujours été le cas. Si aujourd’hui Schuppisser est en effet accompagné d’un… accompagnateur scolairechargé par la Cocof de s’occuper des passagers, ce n’était pas le cas lors de sa première année de service, faute de moyens… « Le bon côté, c’estque j’avais plus de contacts avec les enfants et les parents, explique-t-il. Mais pour le reste, c’était un peu l’enfer, le risque était grand. Vous ne pouvez pas être enmême temps attentif à 18 enfants et à la folie de la circulation dans les quartiers dans lesquels je passe et où la conduite se résume souvent à du « Vas-ybouge-toi que je me pousse »… Un jour, j’ai un enfant particulièrement difficile qui a essayé de sortir du bus en plein rond-point de l’Otan », s’exclame-t-il. Puis,ajoute-t-il, l’air malicieux : « Cependant, si les choses dégénéraient un peu trop, j’avais développé une petite technique : un petit coup defrein un peu plus sec que les autres et ça réveillait tout le monde. Je m’arrêtais aussi immédiatement en attendant que le calme se fasse. Mais ce genre de cas est rare etaujourd’hui la situation est bien meilleure, la Cocof a fait de gros efforts… »
A parler des quartiers dans lesquels le bus passe, ceux-ci ont la réputation d’être « populaires » et caractérisés par une forte populationd’origine étrangère, en situation économique parfois difficile. Une caractéristique qui rend le travail de Jürg Schuppisser encore plus indispensable d’un point devue social ? « La plupart des enfants que je convoie sont en effet d’origine maghrébine, turque, latino-américaine ou philippine, note-t-il. Mais attention ce ne sontpas tous des enfants issus d’un milieu paupérisé. Il y a aussi des enfants d’ambassadeur qui montent dans le bus. Et il ne faut pas croire que tous les habitants des quartiers deSaint-Josse ou du bas de Schaerbeek sont pauvres. Il y a une grosse classe moyenne supérieure qui s’est développée dans ces zones. Les commerçants de la rue de Brabant ensont un bon exemple…! »
Impossible de nourrir une famille
A l’heure de faire les bilans, Jürg Schuppisser se fait néanmoins pessimiste. Selon lui, une grosse pénurie de chauffeurs de bus risquerait de frapper le secteur dans lesannées à venir. En cause, notamment, certaines entreprises. « Le législateur européen a imposé récemment une formation supplémentaire,note-t-il. Or, d’après ce que j’entends, certaines entreprises tarderaient à mettre cette formation en place… » Autre sujet de préoccupation : le salaire, quine serait pas bien gras. « C’est assez mal payé, regrette Schuppisser. Pour moi, à l’âge que j’ai, cela passe. Mais si vous avez une famille à nourrir, c’estimpossible. Conséquence de cela : la plupart des chauffeurs actuels sont âgés, d’autant plus qu’avec la faiblesse du salaire, un pensionné peut se permettre de fairece genre d’activité en complément de sa pension ! »
L’entretien touche à sa fin et notre chauffeur de bus se lève. Farfouillant dans un coin de la pièce, il en exhume deux affiches antinucléaires fleurant bon lanostalgie du début des années 80, pour nous les tendre. « Tiens, c’est pour vos bureaux. » Néanmoins, malgré cette madeleine de Proust, une question,bien contemporaine celle-là, se fait un peu plus lancinante : les enfants de l’école intégrée n’auront-ils bientôt plus personne pour les conduire àl’école ?
1. The War Game (« La Bombe », en français) est un documentaire-fiction réalisé par Peter Watkins en 1965 où l’auteur filme, dans le styledes actualités et en s’appuyant sur des documents filmés à Hiroshima et Nagasaki, le déclenchement d’une guerre entre l’Otan et l’URSS, une attaque atomique de cettedernière sur le Kent et ses conséquences : le massacre de milliers de personnes, le sacrifice des civils par l’État, la lutte pour survivre, le parti-pris gouvernemental desmédias. Commandé par la BBC, le documentaire n’a finalement pas été diffusé. Source : Wikipédia.
2. Située sur le même site que l’école d’enseignement ordinaire « Singelijn » (les deux structures partagent la cour de récréation ou encorela salle de gymnastique), l’école intégrée permet à des enfants sourds et malentendants de suivre une scolarité tout en étant en contact avec les enfants del’école « normale ». Pour certains, l’école intégrée est un tremplin qui peut leur permettre, après un ou deux ans de classe spéciale,lorsque leur langage est suffisamment développé, d’être intégrés complètement dans une classe ordinaire. Pour d’autres, à la déficience auditiveplus profonde, l’enseignement continue à être donné séparément, mais ils peuvent bénéficier, en dehors de la classe, d’occasions d’intégration« partielle » avec les enfants de l’école Singelijn. L’école intégrée organise les cours de maternelle, primaire et secondaire.