«Je vous demanderais juste de ne pas faire de moi un héros individuel», précise Klaus Vogel en fin d’entretien téléphonique. Cet homme de 60 ans a pourtant tout de ces héros modernes qu’on regarde avec admiration et dont les actions – au prix de lourds sacrifices – forcent le respect. Il y a près de trois ans, Klaus Vogel, historien et capitaine de la marine marchande allemande, lâchait son boulot pour se consacrer corps et âme au sauvetage des migrants en Méditerranée. L’homme rassemble très vite autour de lui des femmes et des hommes enthousiastes d’Allemagne, de France et d’Italie et crée le 9 avril 2015 à Berlin l’association SOS Méditerranée. Un an plus tard, l’Aquarius, un navire de 77 mètres d’une capacité de 200 à 700 personnes acheté après une grande campagne de solidarité, effectuait son premier sauvetage au large des côtés libyennes: 74 naufragés, 64 hommes et 10 femmes. Depuis, ce sont près de 20.000 personnes qui ont été recueillies et assistées au cours d’une centaine d’opérations de sauvetage menées en partenariat avec l’ONG Médecins sans frontières.
Le 27 juin dernier, SOS Méditerranée, association financée entièrement par des dons privés, recevait le prix Houphouët-Boigny pour la recherche de la Paix, à l’Unesco à Paris. Cynique coïncidence, cette même journée, l’équipe de sauveteurs enregistrait un nouveau record en secourant 1.032 naufragés! Aujourd’hui président d’honneur de l’association qu’il a fondée, Klaus Vogel a lâché la barre de l’Aquarius pour le stylo. Son livre-témoignage Tous sont vivants (Les Arènes, juin 2017) est un appel urgent à l’empathie, un vibrant plaidoyer pour sortir de l’aveuglement collectif et un hommage à toutes les personnes impliquées dans cette aventure collective.
Alter Échos: Vous démissionnez de votre poste de la marine marchande au lendemain d’une réunion annuelle des commandants de la compagnie en novembre 2014, qui coïncide avec l’annonce de l’arrêt de l’opération de sauvetage des migrants en Méditerranée Mare Nostrum (voir encadré ci-dessous). Mais, en réalité, le sort des migrants en mer vous préoccupe depuis que vous parcourez les mers?
Klaus Vogel: À l’arrêt de Mare Nostrum et lors de ce congrès m’est revenu cet épisode d’il y a 35 ans en mer de Chine, où des milliers de boat-people se noyaient. Mon capitaine a voulu changer de route pour ne pas les croiser. Cette journée de novembre 2014, tout cela m’est revenu. Je me suis tout simplement dit: qui peut réagir si les gouvernements ne réagissent pas? Qui peut sauver ces milliers de personnes dans l’enfer de la Méditerranée? Ma réponse était simple: il faut une réponse civile européenne. En tant que capitaine, je me suis senti dans la position de faire quelque chose.
AÉ: Dans votre livre, vous évoquez beaucoup votre famille allemande et sa difficulté à parler du nazisme. Ce projet, c’est aussi une forme de réaction à cette «absence de mea culpa» qui vous a longuement pesé et questionné?
KV: J’ai compris en tant qu’historien qu’il y a des moments dans la vie où il ne faut pas seulement comprendre quelque chose mais juste passer à l’action. Dans ma famille, après-guerre, il n’y a pas eu de mea culpa, par honte… La seule possibilité de l’éviter est d’aller dans la direction juste. Je n’ai pas sauvé des gens à l’époque où j’étais capitaine. Est venu le moment où je me suis juste dit: je ne peux plus rester comme ça. J’ai rassemblé un réseau et créé cette association.
AÉ: Depuis le début de l’association, avez-vous eu des doutes ou des regrets?
KV: C’est un projet très difficile. Il y a eu des moments de grande fatigue. Mais on n’a jamais perdu notre enthousiasme. C’est une situation tellement insupportable et dangereuse que ça nous fait aller de l’avant.
AÉ: Avez-vous une marge de manœuvre suffisante pour mener vos actions de sauvetage?
KV: La réaction sécuritaire adoptée par l’Europe est certes plus facile et plus rapide (cf. le programme Frontex – voir encadré, NDLR). Notre approche relève de l’action directe et se fait sur la longue durée. Mais je crois que les choses sont en train de changer. Aujourd’hui, la situation tragique libyenne est sur la table alors qu’il y a deux ans, personne n’en parlait. La situation en Méditerranée change aussi. On compte huit organisations qui s’activent dans le sauvetage depuis 2014. En politique, nous constatons la présence plus en plus d’interlocuteurs aussi. Vingt-trois membres du Parlement européen vont d’ailleurs prochainement visiter l’Aquarius. Il y a une compréhension, une ouverture. Le prix de l’Unesco que nous avons reçu est aussi une forme de soutien symbolique.
AÉ: On a vu en France des personnes de la société civile être condamnées à payer des amendes pour avoir apporté leur aide aux migrants. Quel est votre regard sur ces procès de «délinquants solidaires»?
KV: J’aimerais tellement que ces personnes qui nous font des reproches nous accompagnent, voient la situation de ces personnes migrantes en mer, leur détresse. Elles changeraient d’avis très vite. C’est aussi simple que ça.
AÉ: Votre livre semble d’ailleurs être un appel à l’empathie collective. C’était votre ambition?
KV: Oui, j’ai aussi voulu faire comprendre à ceux qui allaient me lire d’où venait cette force de l’empathie. Nous sommes dans un processus d’évolution de l’empathie. Elle s’élargit dans la longue durée. Nous ne sommes plus en guerre aujourd’hui, nous sommes plus amis qu’ennemis, il s’agit d’une évolution fondamentale.
AÉ: Vous écrivez pourtant qu’«en temps de crise, notre capacité d’empathie devient de plus en plus sélective», et les migrants en sont les premiers exclus.
KV: Oui, mais les crises ont un début et une fin. Après 1945, on a compris les fautes qu’on a faites et on a formulé les droits de l’homme. Il faut quand même se rendre compte et se rappeler que Stéphane Hessel, un homme arrêté et déporté à Buchenwald puis emprisonné à Dora, un homme qui a connu la pire situation humaine qui soit, a formulé ce qui allait devenir notre base morale.
AÉ: Serions-nous frappés d’amnésie aujourd’hui? Pour prendre l’exemple de votre pays, l’Allemagne, si on peut se réjouir des projets d’ouverture et d’accueil des réfugiés, on peut craindre aussi la résurgence de mouvements xénophobes comme Pegida.
KV: Il ne faut pas oublier la longue durée. On a connu des crises et des malentendus croissants entre religions et entre groupes sociaux ces dernières années, mais il faut reprendre l’autre direction, celle de l’ouverture de la solidarité. Quand il y a un moment de crise, c’est à la société civile de réagir, de ne pas oublier les valeurs de base. On parle beaucoup, c’est vrai, de l’extrême droite. Mais moralement, je suis optimiste. C’est une force l’optimisme. Le groupe l’est aussi. L’Europe est un endroit où la société civile a beaucoup de possibilités de réagir.
AÉ: Vous en appelez en fait davantage à l’action individuelle que structurelle…
KV: J’ai l’impression qu’il y a une tendance à se confronter sans cesse au gouvernement comme si nous n’étions pas dans une démocratie. C’est nous qui avons choisi nos responsables politiques, nous qui avons la capacité de changer la politique. Comme nous l’a dit Hessel: «Indignez-vous!» Ce sont nos forces et nos émotions mises ensemble qui vont changer la politique.
AÉ: Mais si les politiques ne suivent pas?
KV: En effet, les responsables politiques ne doivent pas oublier de prendre leurs responsabilités. On espère aussi un changement d’approche et un soutien clair et non ambigu des pays européens, ainsi qu’un engagement plus profond de leur part pour les personnes en détresse avant qu’elles n’aient pris la mer, par exemple dans le désert de Libye. SOS Méditerranée nous montre quelle direction on veut donner à l’humanité. Les États ne doivent pas se limiter à la protection de leur propre peuple mais remplir leur mission d’aide aux personnes en détresse. La Méditerranée doit devenir une zone de paix et non plus un grand cimetière.
Plus de 100.000 migrants ont traversé la Méditerranée depuis le mois de janvier. 2.247 sont morts ou portés disparus, selon les chiffres annoncés ce 4 juillet par l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Contrairement à la même période en 2016, les arrivées en Europe sont deux fois moins nombreuses. Cette année, presque 85% des migrants débarquent en Italie; la majorité arrivait en Grèce l’an dernier. Toujours selon l’OIM, 46.000 personnes au moins ont péri depuis 15 ans lors de traversées périlleuses.
L’Italie a lancé en 2013 l’opération Mare Nostrum, dans la foulée du drame de Lampedusa le 3 octobre qui a coûté la vie à 366 migrants. C’est l’Italie qui en assuré presque l’entièreté du coût, à savoir environ 9 millions d’euros par mois. L’opération cesse un an plus tard et est remplacée en novembre 2014 par Frontex, un programme de contrôle des frontières géré par l’Union européenne. Dès son lancement, Amnesty International a jugé que la mission «Triton» de Frontex serait «vouée à l’échec», car «elle se trompait d’objectif». Le réseau Migreurop déplorait aussi dans un communiqué l’arrêt de Mare Nostrum qui, «si elle n’est pas exempte de critiques – son caractère militaire, l’absence de transparence sur le sort des personnes sauvées de la noyade, et ses échecs, puisque selon le HCR 3.000 personnes auraient péri noyées depuis le début de l’année (2014, NDLR) –, a néanmoins amorcé une autre vision et entrouvert une porte, celle du sauvetage en mer des migrants».
Un code de conduite pour les ONG?
Les ministres de l’Intérieur français, italiens et allemands planchent sur un «code de conduite pour les ONG» pour «améliorer la coordination» en Méditerranée centrale. Un projet qui n’est pas sans lien avec de récentes accusations de complicité des ONG avec les passeurs en Méditerranée, lancées il y a quelques semaines par un magistrat italien, sans preuves.
Plusieurs ONG engagées dans le secours des migrants au large de la Libye ont vivement critiqué ce projet. SOS Méditerranée a déclaré dans un communiqué sur son site que ce projet relevait «d’une instrumentalisation à l’encontre des ONG […] qui ont mis en place des moyens professionnels pour pallier la défaillance des États européens manquant à leur devoir de sauver des milliers de vies en perdition en Méditerranée». Et l’association de rappeler également qu’elle a, avec d’autres organisations de sauvetage en mer, élaboré un code de conduite volontaire afin d’assurer une bonne coordination en mer.
Le code de conduite discuté en ce moment, «c’est de la poudre aux yeux, pour ne pas affronter le problème réel: c’est l’UE qui devrait procéder aux secours en mer, pas les ONG», a aussi déclaré Loris De Filippi, président de MSF-Italie, à l’Agence France Presse. Selon plusieurs médias italiens, relayés par cette même agence de presse, ce code de conduite interdira aux ONG de s’approcher des eaux libyennes et de communiquer avec les passeurs. Il pourra aussi exiger la présence d’un policier à bord des navires de sauvetage.