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Migrations

Kosovo, l’autre crise des réfugiés

«Un peuple qui oublie son passé se condamne à le revivre», disait Churchill. Nous l’avons pris au mot. Et déterré les numéros d’avril 1999 de deux quotidiens : «La Libre Belgique» et «Le Soir». Avril 1999, c’est le mois où la crise des réfugiés du Kosovo prit une ampleur dramatique. Le récit des événements de l’époque ressemble furieusement à la «crise des migrants» d’aujourd’hui.
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«Un peuple qui oublie son passé se condamne à le revivre», disait Churchill. Nous l’avons pris au mot. Et déterré les numéros d’avril 1999 de deux quotidiens: La Libre Belgique et Le Soir. Avril 1999, c’est le mois où la crise des réfugiés du Kosovo s’amplifia dramatiquement. Le récit des événements de l’époque ressemble à s’y méprendre à la crise de l’asile d’aujourd’hui.

Article publié le 2 octobre 2015.

Parcourir les couloirs de la Bibliothèque royale de Belgique a quelque chose de rassurant. Depuis sa construction entre 1954 et 1969, le bâtiment stalinien de l’Albertine n’a guère changé. Lorsqu’on y pénètre, c’est pour mettre les pieds dans une petite bulle protégée du temps qui passe. Le public lui-même semble immuable: étudiants et vieux historiens aux lainages distendus se partagent les bancs de ce qui a parfois les allures d’une cathédrale.

La salle de lecture des anciens journaux ne déroge pas à la règle. Si un grand nombre de quotidiens d’avant 1950 sont accessibles sur Internet depuis leur numérisation, les plus récents reposent encore dans de grands recueils qu’il faut sortir des entrailles de la bibliothèque. L’opération prend quelques dizaines de minutes, le temps de profiter du silence. Mais une fois les quotidiens disponibles, fini la quiétude: leurs pages renvoient l’ambiance et les fracas d’une époque révolue. Certaines nouvelles font sourire par leur côté suranné. On redécouvre les noms de ministres oubliés, les photos de minces footballeurs aujourd’hui bedonnants. D’autres événements, par contre, renvoient directement à l’actualité version 2015. Comme la crise des réfugiés en provenance du Kosovo, qui avait alimenté l’actualité au début de l’année 1999.

La Macédoine ferme ses portes

Nous sommes donc à l’aube de l’an 2000, et ce qui reste de la Yougoslavie (Serbie et Monténégro) est à nouveau le théâtre de violences «intercommunautaires». Au Kosovo, plus précisément. Tendue depuis la fin des années 80, la situation dans cette province serbe à majorité albanophone a empiré. Depuis trois ans, l’UCK – ou «Armée de libération du Kosovo» – albanophone mène une guerre d’indépendance vis-à-vis du pouvoir central serbe. En réponse, celui-ci multiplie les contre-offensives. Cet affrontement réveille de vieilles tensions entre Serbes et Albanais du Kosovo. Et très vite, on accuse les forces de police serbes de mener une politique de purification ethnique au Kosovo, à l’égard des albanophones.

Entre février et mars 1999, un cycle de négociations est organisé à Rambouillet, en France. But de l’opération: tenter de ramener les deux parties sur le chemin de la paix. Une paix toute relative puisque l’Otan se tient prête à bombarder la Serbie si nécessaire. Pourtant, jamais les négociations n’aboutiront. Et le 23 mars 1999, l’Otan lance l’opération «Allied Forces» contre la Serbie. Les premières frappes aériennes débuteront dès le lendemain. Alors qu’au Kosovo, les accusations de purification ethnique se multiplient.

Le flot de réfugiés albanophones grossit de jour en jour. Durant le mois d’avril, il ne se passera pas un jour sans que cette crise ne fasse la une des quotidiens. Les titres, l’évolution des événements et des débats, montrent une analogie troublante avec la crise actuelle de l’asile. Dès le premier avril 1999, les files aux postes-frontière entre le Kosovo et la Macédoine voisine grandissent à vue d’œil. Avec l’arrivée de 14.000 Kosovars en quelques jours, la Macédoine craint de se retrouver submergée et déstabilisée. Le pays abrite déjà une forte communauté albanophone et les tensions entre Macédoniens slaves et albanophones y sont aussi parfois vives. Face à cette situation, la Macédoine «a presque fermé ses portes», note Le Soir du 1er avril. Avant d’ajouter: «… et l’Europe montre peu d’entrain à accueillir des réfugiés». Le titre de l’article est évocateur: «Secourir les Kosovars, oui, mais les accueillir…»

Dès le début, les quinze pays qui composent alors l’Union européenne se montrent particulièrement frileux. Et privilégient, comme aujourd’hui, l’aide sur place. Ils délient – chacun de leur côté – les cordons de la bourse afin de financer l’aide, en Albanie notamment. Le pays accueille un flot énorme de réfugiés: au 1er avril 1999, on parle déjà de 70.000 à 100.000 personnes. «Ces aides ne sont pas toujours sans arrière-pensées, note Le Soir. La Grèce, par exemple, insiste beaucoup pour que les réfugiés kosovars restent près de leurs foyers (…), c’est-à-dire dans le nord de l’Albanie, et ne viennent pas léser les intérêts de la minorité grecque vivant dans le sud de ce pays. (…) D’autres pays ne cachent pas leur souhait de voir les réfugiés rester dans les Balkans. Officiellement parce que les déplacer ailleurs ou tenter de les répartir au sein des pays de l’Union européenne ferait le jeu des Serbes, comme l’a déclaré le ministre danois des Affaires étrangères.»

En Belgique le gouvernement a débloqué 100 millions de francs (2,5 millions d’euros) pour l’aide aux réfugiés. Et puis… rien. On est en plein milieu des vacances de Pâques… Le 3 avril, La Libre Belgique se fend d’un Edito au vitriol: «Kosovo: mais que nous arrive-t-il donc?» Le quotidien déplore le fait que l’opinion belge «ne prend pas vraiment la mesure du calvaire des populations non serbes en Yougoslavie». Le Soir embraie le 6 avril avec «Notre devoir de solidarité», un Edito dont le titre se passe de commentaires. Sur le terrain, on discute des frappes aériennes inefficaces en Serbie et de l’intervention possible de troupes de l’Otan au sol. Le nombre de réfugiés croît: 120.000 en Macédoine, 36.000 au Monténégro et 226.000 en Albanie où «l’aide humanitaire se bricole», d’après Le Soir.

Pas de quotas

Pourtant, les choses bougent. On commence à parler de protection temporaire pour les réfugiés. Certains pays européens se déclarent prêts à en accueillir. Cinq mille en Autriche, 6.000 en Norvège, 1.500 au Danemark et au Portugal. Chez nous, le ministre des Affaires étrangères Erik Derycke (sp.a) parle de quelques centaines… Le 7 avril, un Conseil des ministres de l’Union européenne se réunit. Un des objectifs est de mettre en place des quotas de réfugiés par pays. La réunion se solde par un échec. Mais ici, point de Hongrie ou de Slovaquie pour rechigner. Le blocage vient de la Grande-Bretagne et de la France dont le ministre de l’Intérieur, Jean-Pierre Chevènement (PS), n’a même pas fait le déplacement. L’Espagne, l’Italie, et la Finlande emboîtent le pas. Chacun fera donc ce qu’il entend. «Les quinze ont choisi de ne pas décider», titre La Libre Belgique le 8 avril. L’argument des récalcitrants est toujours le même: relocaliser les réfugiés kosovars en Europe occidentale ferait le jeu de la Serbie. Pour l’aide sur place, par contre, un accord est trouvé. Les ministres européens se disent prêts à fournir 200 millions d’euros. À cette somme viendraient s’ajouter – sur proposition de la Commission européenne – 150 millions d’euros pour l’aide humanitaire directe. Et 100 millions pour aider les pays voisins.

La relative apathie générale n’incite pas notre pays à se bouger. Le 9 avril, Le Soir titre «Vacances politiques en Belgique». Avec une petite pique dans le corps d’article: «Cette fois, on se réveille?» L’absence de réaction du Premier ministre Jean-Luc Dehaene (CVP, actuel CD&V) est pointée par beaucoup de médias. Sur place, la Yougoslavie ferme ses frontières. Les réfugiés kosovars semblent pris au piège. Effet immédiat? Le
10 avril, on apprend que la Belgique est prête à accueillir 1.200 réfugiés sélectionnés par le Haut-Commissariat des Nations unies aux réfugiés, explique Le Soir. Le 13 avril, La Libre Belgique titre «Le sursaut du monde politique belge est tardif, mais réel». À Fraipont, un ancien centre de vacances de Belgacom est remis en état pour accueillir les réfugiés. Anvers sera aussi au taquet.

Malgré cela, des questions subsistent. Principalement sur le statut à accorder aux réfugiés. Pour les 1.200 sélectionnés par le HCR, on trouve une solution. Il s’agira d’un statut de protection temporaire, renouvelable tous les six mois. Le statut est avantageux: allocations familiales, assurance soins de santé, aide du CPAS, permis de travail. Mais pour les autres Kosovars, ceux arrivés par leurs propres moyens en Belgique depuis mars 1998 – au nombre de 15.000 –, c’est le néant. Le secrétaire d’État à la Coopération au développement, Réginald Moreels (CVP), demande qu’on leur applique le même statut qu’aux 1.200 autres. Et La Libre Belgique titre, le samedi 17 avril: «Seuls les exilés kosovars invités reçoivent une protection spéciale.» Le même jour, on apprend par Le Soir que les 500 premiers Kosovars arriveront à l’aéroport de Melsbroek le lendemain. Notons que le 13 avril, les F-16 belges effectuent leurs premières frappes en Serbie pour le compte de l’Otan, qui commet sa première bavure: le 14 avril, entre Prizren et Djakovica, un de ses avions bombarde un convoi de réfugiés. Bilan: 75 morts, d’après les forces serbes.

«La Belgique donne, mais ne pense pas vraiment»

En Belgique, la solidarité s’organise. Les colonnes «En bref» des deux quotidiens bruissent de petites nouvelles. On apprend qu’à Rendeux, en province de Luxembourg, les habitants se sont manifestés pour accueillir 500 réfugiés dans le centre Croix-Rouge implanté dans leur commune. Des interrogations apparaissent également. Notamment concernant le retour au pays des réfugiés une fois le conflit fini. Ou de manière plus générale. Dans les pages de La Libre Belgique du 14 avril, le sociologue Claude Javeau déclare: «La Belgique donne, mais ne pense pas vraiment. (…) Nous sommes de braves gens, plus sentimentaux que réfléchis.» Le sociologue déplore le manque de débat public, le peu d’activité des intellectuels sur le sujet. Au sujet du Kosovo, il assène: «Personne ne s’interroge sur l’émergence d’une grande Albanie, d’un peuple musulman au sein de l’Europe.»

Loin de ces questionnements, la vie s’organise dans les centres d’accueil. L’occasion pour les quotidiens de se pencher sur le versant plus humain des événements. Le 20 avril, La Libre Belgique titre «Les réfugiés en quête d’une quiétude belge». On s’interroge également sur le sort des Serbes de Belgique, eux aussi inquiets pour leurs familles restées au pays sous les bombes de l’Otan. Et qui, elles, ne peuvent bénéficier du statut de réfugié… Un peu partout, des manifestations contre les raids de l’Otan sont d’ailleurs organisées. Le dimanche 2 mai, l’une d’elles a lieu à Bruxelles. Il faut dire que la situation sur le terrain est chaotique. Le flux de réfugiés ne tarit pas, le Monténégro craint un coup d’État. Sur place, les militaires belges font aussi de l’humanitaire. «En Albanie, avec les militaires humanitaires belges», titre Le Soir dans son édition du week-end du 30 avril et 1er mai.

Au niveau européen, on s’interroge sur la nécessité pour l’UE de se doter d’une véritable politique étrangère alors que l’Otan est aux commandes. L’idée d’une force militaire européenne revient aussi sur la table. Et puis, le samedi 8 mai, on apprend que tous les réfugiés kosovars en Belgique bénéficieront du statut de protection temporaire. Au total, près de 5.000 personnes seront couvertes par ce statut jusqu’à la fin du conflit. Un conflit qui se termine officiellement avec le cessez-le-feu accepté par la Yougoslavie le 9 juin 1999 et la fin des bombardements de l’Otan le lendemain. Le statut de protection temporaire pour les Kosovars s’arrêtera quant à lui le 2 mars 2000. Il ne faudra cependant pas attendre ce moment pour voir les médias belges détourner peu à peu leur attention du sujet. Dès la mi-mai 1999, la crise des réfugiés du Kosovo commence à disparaître des unes des journaux pour se réfugier dans les pages internes. C’est qu’une autre crise vient de prendre le relais: celle du poulet à la dioxine…

«L’afflux massif de migrants en Europe est à relativiser», rencontre avec Olivier Clochard, géographe, membre du réseau Migreurop, Manon Legrand, juin 2015.

«Ces naufrages ne sont pas une fatalité», interview de François Crépeau, par Cédric Vallet, Alter Échos n°369, novembre 2013.

«Philippe de Bruyckere: d’abord sauver des vies», par Cédric Vallet, Alter Échos, n°402, mai 2015.

Focales n°5, mai 2014: «Réinstallation des réfugiés: les premiers pas d’un programme belge».

Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste

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