Sylvie Carbonelle est socio-anthropologue à l’ULB. Elle a étudié pour la Fondation Roi Baudouin la situation des immigrés vieillissants en Belgique, en compagnie deDominique Joly. Parmi les constats qu’elle expose, on retiendra une idée force : attention aux généralisations abusives que peuvent recouvrir les termes « migrantsâgés ». Une ode à la complexité.
Alter Echos : Dans vos travaux sur les migrants âgés, vous mettez en garde contre les risques d’une catégorisation excessive. Quels sont ces risques?
Sylvie Carbonelle : De manière générale, il y a toujours un piège à catégoriser un public cible. Bien sûr, il faut identifier pour agir,mais le faire sans nuance, c’est souvent pire que mieux. Nous avons fait notre recherche en 2006 sur la situation des immigrés vieillissants, pour la Fondation Roi Baudouin, et trèsvite nous avons constaté qu’il existait très peu de littérature à ce sujet. Lorsqu’elle existait, il apparaissait que l’angle d’entrée était,plutôt que le vieillissement, la migration – à laquelle sont associées comme par défaut des caractéristiques de pauvreté, de précarité, demaladie, et que les « migrants âgés » étaient volontiers regroupés sous un profil commun mettant en avant les« difficultés », les « problèmes », comme s’ils étaient incompétents.
AE : Il n’y aurait donc pas vraiment de problématique « Migrants âgés » qui devrait être prise en compte par les pouvoirs publics ?
SC : La visibilisation des migrants âgés est émergente depuis une dizaine d’année. Tant les pays d’accueil de ces migrants« invités » en tant que force de travail que ces derniers eux-mêmes pensaient qu’une fois pensionnés, ils rentreraient chez eux. Cela ne s’est pas produit,il faut donc adapter les structures à leur présence. Il faut se poser la question : « Existe-t-il une problématique propre aux migrants âgés? » Seraient-ils sujets à des vulnérabilités particulières ?
Du point de vue de la carrière par exemple, tous les immigrés n’ont pas de vulnérabilité qui lui est directement liée, bien que nombreux ont étéconfrontés à la pénibilité du travail ou à la discontinuité de carrière. Mais ces problèmes concernaient aussi les Belges dans la mêmesituation.
En étudiant les situations spécifiques, on constate que beaucoup d’immigrés de longue date, chez les Italiens, par exemple, ont leur propre habitation, ontcréé leurs réseaux, se sont organisés, ont leurs enfants scolarisés. Cette situation est différente de celle des Turcs ou des Marocains que, pour partie,l’on qualifie de citoyens transnationaux, qui peuvent passer six mois dans leur pays d’origine avant de revenir en Belgique.
AE : Il n’y aurait donc pas de base pour imaginer des prises en charge spécifiques pour les migrants âgés ?
SC : Pourquoi créer des prises en charge spécifiques ? Quand on fait du différencié, le risque est de faire du stigmatisant. Notez cependant que pour lesstructures publiques, cela fait déjà partie de leurs missions de s’adapter à chaque public. De plus, c’est un droit du patient d’être soigné en fonction de sesconvictions. Certaines structures, par exemple des maisons de repos, s’adaptent déjà. Il faut certainement former et sensibiliser le personnel – même si on a tendanceà croire que les formations à l’interculturel vont sauver le monde – mais il ne faut pas inventer de nouvelles politiques. Une politique peut à la limite donner uneimpulsion, rappeler les principes.
AE : Il est donc plus pertinent d’adapter les services existants plutôt que de créer des institutions pour « personnes âgées migrantes »comme certains le suggèrent ?
SC : En fait, la question qui a mobilisé le politique à une époque, à travers des colloques, était : « Faut-il créer des maisons derepos spécifiques pour les musulmans ? » Est-ce bien le rôle de l’Etat ? Le risque de ghettoïsation est réel, je ne vois pas pourquoi il faudrait étiqueterune maison de repos. A mon avis, il faut que les institutions soient tout simplement plus souples avec les différents profils qu’elles accueillent. Ceci étant dit, cela n’empêchenullement des initiatives privées de naître sur base d’un projet commun, mais en soi non spécifique à la migration.
AE : Dans ce contexte, quelles caractéristiques pourraient définir un hypothétique groupe « migrants âgés » ?
SC : Certains parlent de double exil. Celui de la vieillesse et celui de la migration. Beaucoup de ceux qui ont vécu ici plus de dix ans ne se sentent plus chez eux ni ici nilà-bas. C’est peut-être une difficulté commune : être dans un entre-deux. Mais là encore, ce n’est pas le cas pour tout le monde. On parle encore souvent, àpropos des immigrés, « de déracinement », Claudine Attias-Donfut dans un récent ouvrage parle elle « d’enracinement ». Regarderl’enjeu dans sa complexité cela veut dire aussi regarder les ressources des gens.
AE : Vous faites tout de même une distinction importante entre les réfugiés et les autres migrants.
SC : Oui, il y a une différence entre un départ réfléchi, construit et une fuite d’un pays. C’est la trajectoire migratoire et d’insertion dans le pays quiva permettre une vieillesse plus ou moins épanouissante. Pour celui qui a subi des tortures, des persécutions, on est dans un autre registre qui appelle évidemment dessolidarités fortes.
AE : Cette question des migrants âgés n’est-elle pas aussi l’occasion pour certains – notamment dans les secteurs associatifs – de projeter sur le migrant desqualités idéalisées de solidarité et d’entraide qui se seraient perdues dans nos sociétés occidentales individualistes ?
SC : On entend deux discours opposés. D’un côté, « Oh les pauvres vieux, misérables, abandonnés, voire maltraités » et,de l’autre, on note une certaine mythification du « bien prendre en charge » de la vieillesse chez les Africains dans des sociétés idéales ou tout le mondes’entend bien, est solidaire. Il faudrait analyser ces solidarités et notamment parfois une forme de solidarité contrainte dont on parle peu. De manière générale,les solidarités s’effritent. S’effritent-elles plus ou moins vite dans les groupes de migrants ? Difficile à dire, ce qui est sûr c’est que la migration crée des liens maisen détruit aussi.
AE : Finalement la que
stion de la prise en charge des migrants âgés interroge plus largement …
SC : Cette question vient en miroir de la façon dont on entend prendre en charge la vieillesse dans notre société. Si cela nous permet d’être critiqueà cet égard, c’est intéressant. On le voit avec les maisons de repos, elles ont un sacré bout de chemin à faire pour devenir des lieux de vie plutôt que deslieux de fin de vie.
AE : Ces maisons de repos, que devraient-elles faire pour changer ?
SC : Les maisons de repos accueillent des personnes qui quittent des groupes relativement homogènes pour se retrouver confrontés à des gens différents. Surle tard, la découverte et la rencontre de l’autre, de même que l’apprentissage du compromis, prêtent parfois à friction. En fait c’est une question globale :« Comment penser autrement les institutions pour pouvoir vivre ensemble ? » Il faut inscrire cette réflexion dans un projet de société.
AE : Faudrait-il, par exemple, organiser de petits accommodements, autour de la nourriture ou des cultes, pour commencer ?
SC : La question est récurrente : « Faut-il introduire le hallal dans les maisons de repos ? » Quand on accepte de s’ouvrir au multiculturalisme– dans le sens d’hétérogénéité sociale –, alors il y a des réponses. Le hallal, ce n’est pas bien compliqué à introduire.Cependant, même si la nourriture est un élément important, le risque serait de se contenter de ces mises en forme sans que le reste change ? Et le reste, c’est en premier lieu laqualité de vie au travers du respect de l’aîné, citoyen d’ici et d’ailleurs.