Ce n’est pas un secret mais ça n’en reste pas moins choquant : pauvreté des familles et réussite scolaire des enfants ne font pas bon ménage. Changementpour l’égalité1 et le Ciep-MOC2 ont organisé une journée de formation3 pour se mettre à l’écoute des famillespopulaires.
La salle est bondée. Trois petits mondes se serrent sur les bancs : le scolaire, l’associatif et l’institutionnel. Concernés. Motivés. Soucieux de « leverles malentendus pour comprendre et être compris », c’est le sous-titre qui le dit. Si le mouvement socio-pédagogique Changement pour l’égalité(CGé) a initié cette journée « À l’école des familles populaires », c’est qu’il reste du chemin à parcourir pour uneécole réellement égalitaire. Si des dizaines de formateurs, d’enseignants et de travailleurs sociaux (venus des quatre coins de la Wallonie, mais aussi de France) ontsacrifié leur samedi pour se former, c’est qu’ils connaissent l’urgence et l’importance de l’enjeu. L’enseignement gratuit, l’allongement del’obligation scolaire, les nouvelles pédagogies et les « missions » données aux enseignants ne sont pas venus à bout de la pire des injustices que l’onpeut concevoir dans une démocratie : l’école qui a, entre autres, pour vocation d’émanciper les individus reste toujours une machine à perpétuer lesinégalités sociales. Les enfants issus des familles « populaires », entendons par là celles dont le positionnement économique est le plus faible dans lasociété, restent bloqués aux premiers étages de l’ascension sociale. Retards, filières dites de « relégation », leurs parcours scolairessemblent semés d’embûches. Pire : ce sont ces mêmes enfants qui remplissent principalement les rangs des écoles d’enseignement spécialisé(notamment en type 8 pour des enfants présentant des troubles de l’apprentissage). Les indicateurs de l’enseignement4 le montrent sans équivoque et lesenseignants le vivent au quotidien.
Si le phénomène existe partout en Belgique, il est particulièrement violent à Bruxelles, où la dualisation de l’enseignement est poussée àson comble. Mais ce qui pèche, ce n’est pas seulement la ghettoïsation des écoles, c’est surtout la manière de transmettre les apprentissages, le fosséculturel qui existe entre les familles populaires et l’école. Gare aux préjugés. Plusieurs intervenants, spécialistes en pédagogie et sociologie, rappellerontque l’échec scolaire est avant tout corrélé au niveau socio-économique des familles, et non pas à leur origine ethnique. « Nous organisons des coursd’alphabétisation et notre public est en grande majorité belgo-belge, issu de milieux populaires. Ça démontre clairement que l’école ne joue pas sonrôle en termes d’égalité des chances », confirme Gwenaëlle Verjans, directrice de l’association namuroise Alpha 50005. Et selon Magali Joseph,coordinatrice de la cellule R&D de Lire et Écrire Bruxelles, environ 15 % des jeunes quittent le système scolaire sans savoir ni lire, ni écrire…6
Tu seras plombier, mon fils !
Huit ateliers permettent de fouiller la question et d’ébaucher des pistes pour sortir du cercle vicieux qui mène de la précarité sociale àl’échec scolaire et de l’échec scolaire à la précarité. Abordant les difficultés de communication entre les familles et l’école, lerôle médiateur des associations, les stratégies collectives pour favoriser la réussite, les effets de l’école sur les familles ou encore les devoirs àdomicile, les ateliers se veulent participatifs : chacun peut confronter son vécu à l’analyse distanciée des spécialistes. Si les débats permettent dequestionner les pratiques, ils font aussi ressortir les résistances « bienveillantes » aux changements et ne permettent pas toujours de désamorcer une forme denaïveté paternaliste. Pour ce professeur, « il faut cesser de stigmatiser certaines filières et, à l’inverse, les revaloriser. Un fils de plombier peut trèsbien devenir plombier. Il n’y a aucune honte à cela, au contraire. Ce sont des métiers honorables qui manquent de travailleurs qualifiés et où l’on peuttrès bien gagner sa vie. » Certes, revaloriser les filières d’enseignement technique et professionnel ne serait pas du luxe. Mais l’objet des réflexions de cejour, c’est, au risque de caricaturer, de permettre au fils du plombier d’éventuellement faire des études de médecine… Et tant mieux si le fils dumédecin peut choisir, sans subir les foudres paternelles, de suivre une formation pour devenir plombier si tel est son choix. Pour cet autre participant qui regrette le pessimisme de certainspropos, « il y a des enfants issus de familles populaires qui réussissent brillamment ». Mais se gausser de quelques réussites pour des milliers d’échecs,n’est-ce pas, justement, faire le jeu de ceux qui voudraient le statu quo ? Si l’on souhaite donner la même chance de réussite à tous les enfants, le «quand tu veux tu peux » – titre de l’un des ateliers – ne suffit pas, à moins de persévérer dans la culpabilisation de ceux qui « ne peuvent pas», ont suggéré Ahmed Ouâmara et Pascal Rigot de l’association d’aide en milieu ouvert (AMO) « SOS Jeunes Quartier Libre » (cf encadré).
La culture familiale à l’épreuve de l’école
Comme l’a remarquablement expliqué la sociologue Danielle Mouraux, ce qui fait défaut aux enfants des familles populaires, ce n’est pas une capacité ou unevolonté d’apprendre, mais plutôt un décodeur pour passer d’une culture familiale particulière à une culture scolaire particulière. Carl’école n’est pas neutre en termes de classe sociale, elle véhicule certaines valeurs qu’il faut pouvoir intégrer pour en comprendre la logique etréussir les apprentissages. Se basant sur le principe sociologique de l’idéal-type, elle a identifié les familles « rondes-rondes » (populaires), «rondes-carrées » (classe moyenne) et « rondes-pentagonale » (classe élevée). Sachant que l’école est de type « carré » et lasociété, « pentagonale » (se nourrissant à la fois des valeurs familiales et scolaires), les familles de la classe moyenne sont les mieux outillées, en termesde valeurs véhiculé
;es, pour réussir le cursus obligatoire. « La mutation de l’enfant en élève serait nettement plus facile, plus agréableet surtout plus rentable si la famille ressemblait déjà à l’école », note Danielle Mouraux avec une pointe d’ironie. Or, quotidiennement, l’enfantdoit passer des logiques familiales basées sur l’affectif, l’individuel, le particulier et le gratuit – les relations familiales sont inconditionnelles – à deslogiques scolaires cognitives, collectives, universelles et évaluatives. Ce grand écart est d’autant moins aisé si les familles sont très ancrées dans leconcret alors que l’école est le royaume des abstractions. Ce décalage se remarque très rapidement, dès les tout premiers apprentissages.
« Lorsque l’on demande à des enfants de maternelle de dessiner trois cerises dans un panier, certains vont comprendre que le but de l’exercice est de dessiner et vontprendre leur temps, choisir les couleurs, s’appliquer à colorier les plus jolies cerises qui soient. Alors que l’objectif est de les familiariser avec les nombres et le calcul.»
L’enjeu n’est pas de dénaturer les familles et de les rendre plus « carrées » en leur imposant une culture qui n’est pas la leur, ni de rendrel’école plus « ronde », car elle négligerait alors son rôle universaliste. Pour la sociologue, la solution réside dans la « scolarisation du passagede l’enfant à l’élève ». « Cela consiste à traiter ce passage de la même manière que les autres matières, comme les maths ou lefrançais, à l’objectiver et en faire un objet d’apprentissage. » Concrètement, l’instituteur devrait systématiquement identifier les étapesde ces passages et les enseigner de manière explicite et visible, pour que tous les enfants fassent bien la distinction entre la famille et l’école. Améliorer lacommunication entre parents et enseignants permet également à l’enfant de ne pas avoir le sentiment de « trahir » en menant à l’école desactivités non autorisées ou non habituelles dans sa famille.
Mais, et les interventions du public présent à l’atelier l’ont montré, les enseignants et formateurs ne sont pas tous outillés pour jongler avec cesconcepts. Ainsi, il peut être tentant de surfer sur le registre affectif (« c’est bien ») plutôt que cognitif et évaluatif (« c’est correct»), pour aider des enfants en difficulté. De même qu’il n’est pas toujours facile de faire abstraction de ses propres valeurs face à des enfants et des famillesdont les valeurs sont très différentes. C’est aussi l’une des conclusions des recherches menées par Magali Joseph, qui constate que les relations entre familles etenseignants sont compliquées par les différences de perception de ce qu’est l’école7. « Ce qui se joue, c’est aussi l’image sociale desuns et des autres. Comme pistes d’action, on pourrait envisager de donner des ressources aux enseignants à travers des formations continuées et aider les parents àcomprendre la culture scolaire par des informations orales, le renforcement des contacts informels, notamment au moment de l’inscription. Car les réunions formelles sont souvent malvécues par des parents qui ne se sentent pas à la hauteur… » D’autres ont suggéré d’améliorer la pratique enseignante par des formes detutorat durant les premières années de métier, à l’instar des médecins ou des avocats qui effectuent des stages sur plusieurs années avantd’accéder à la profession.
Une autre urgence soulignée par la chercheuse est d’agir contre la relégation dans l’enseignement spécialisé des enfants de milieux socialementprécaires. Que ce soit par mépris ou par ignorance, certains membres du corps pédagogique peuvent saccager le parcours scolaire d’enfants en les orientant en dépitdu bon sens. « C’est très problématique ! Seules les associations peuvent aider les familles mais souvent, elles l’ignorent. » Et Magali Joseph de raconterl’histoire édifiante d’une maman dont deux enfants avaient été placés dans l’enseignement spécialisé. Ce n’est que lorsqu’onlui a suggéré d’y inscrire aussi son troisième enfant qu’elle a compris de quoi il s’agissait exactement. « On lui avait simplement expliqué que cetype d’enseignement conviendrait mieux à ses enfants car il y avait un encadrement renforcé et moins d’élèves dans les classes. » Il faut seméfier de ce genre de prévenances : « Vous voulez prendre l’ascenseur social, ma p’tite dame ? Il est bloqué pour l’instant, prenez plutôt les escaliers :ça descend, c’est plus facile. »
Quand on veut, on peut ? À condition d’en avoir les moyens…
L’AMO SOS Jeunes Quartier libre a réalisé un DVD Bruxellois en classe(s) d’une cinquantaine de minutes, accompagné de fiches pédagogiques sur lathématique de la dualisation de l’enseignement à Bruxelles, avec pour fil rouge la question « Quand on veut, on peut » ?8 Avec des témoignagesd’adolescents, dont certains en décrochage, pour la plupart scolarisés dans des écoles en discrimination positive, des témoignages de professeurs et despécialistes de l’éducation, le film et les fiches dressent un portrait éloquent de la réalité bruxelloise. Avec des commentaires qui font parfois froid dansle dos. Ainsi, Ahmed Ouâmara a rencontré de nombreux jeunes qui pensent que « quand on veut, on peut » : cette jeune fille issue d’un milieu populaire, en décrochage,estime qu’elle n’a pas eu assez de volonté. Pourtant, en aparté, l’animateur confirme que son parcours personnel difficile explique son échec scolaire etl’en dédouane, au moins partiellement. Cette autre jeune fille, d’un milieu plus aisé, également en échec, a réussi à s’en sortir «parce que quand on veut, on peut ». Mais elle occulte inconsciemment le prix de cette volonté : papa et maman lui ont payé des cours particuliers… Un exemple qui corroboreles propos du sociologue Andrea Réa, pour qui la volonté ne suffit pas, il faut aussi « des conditions » de réussite. Pour le spécialiste de lapédagogie, Bernard Rey, il faut aussi du temps. Et avant tout du temps pour former correctement de bons enseignants. « Tout enfant est digne de comprendre ce qu’on lui apprendà l’école. Et ce n’est pas de sa seule responsabilité, c’est aussi à l’école de mettre en place les outils nécessaires à lacompréhension par tous. » Le film a déjà circulé dans cert
aines écoles et permis de recueillir les impressions des jeunes. Pour l’instant, lesécoles dites « de bonne réputation » ont opposé un refus poli à la proposition de l’association de faire visionner le DVD aux élèves poursusciter le débat.
1. Changement pour l’égalité, CGé asbl:
– adresse : chaussée de Haecht, 66 à 1210 Bruxelles
– tél. : 02 218 34 50
– site : www.changement-egalite.be
2. Le Centre d’information et d’éducation populaire du Mouvement ouvrier chrétien :
– adresse : chaussée de Haecht, 579 à 1031 Bruxelles
– tél. : 02 246 38 41 (42 et 43)
– courriel : communautaire@ciep.be
– site : www.ciep.be
3. La journée a été organisée en collaboration avec une quinzaine d’associations, d’écoles et d’AMO qui travaillent avec un publicprécarisé.
4. Les indicateurs de l’enseignement sont disponibles sur le site : www.enseignement.be
5. Alpha 5000 :
– adresse : centre d’alphabétisation pour adultes, rue Muzet, 22 à 5000 Namur
– tél : 081 74 60 96
– site : http://alpha5000.be
6. Les centaines d’ateliers d’alphabétisation font le plein en Communauté française. En 2007, plus de 5 000 candidats (dont 3 500 à Bruxelles) ontété refusés faute de places.
Lire et Écrire :
– adresse : chaussée de Waterloo, 412c à 1050 Bruxelles
– tél. : 02 533 21 70
– site : www.lire-et-ecrire.be
7. Une mallette pédagogique a été mise au point avec différents outils, dont les études de Danielle Mouraux (2004) « École-familles : destrésors à découvrir » ; celle de la Fondation Roi Baudouin (2005) sur les familles issues de l’immigration et l’école ; des exemplaires du Journal del’Alpha consacrés aux relations familles-école (mars et mai 2007), ainsi que la recherche « L’école pour nous, c’est… » de la sociologue etcriminologue Magali Joseph (2008).
8. Le DVD et les fiches pédagogiques « Bruxellois en classe(s) » sont disponibles sur demande à l’AMO SOS Jeunes Quartier Libre – tél. : 02 512 90 20.