Oxymore ! C’est peut-être le premier terme qui vient à l’esprit de quiconque entend pour la première fois l’expression « entrepreneuriat social ».L’oxymore est cette figure de style qui rapproche deux termes a priori contradictoires : les soleils noirs de Nerval ou de Rimbaud, l’obscure clarté de Corneille, ou encorele merveilleux malheur de Cyrulnik. Passé l’étonnement, il s’agit de comprendre ce que ce rapprochement surprenant apporte en termes de compréhension, par rapportà des concepts plus anciens tels que celui d’économie sociale.
Le terme d’entrepreneur/entrepreneuriat social est apparu dans la littérature sociologique anglo-saxonne, au cours des années 1960 et 70. Mais c’est surtout au cours desdeux décennies suivantes qu’il a essaimé, dans cette aire culturelle d’abord, puis progressivement dans le reste du monde, et a inspiré certains pionniers plusancrés dans le monde du business que dans celui des sciences sociales.
Reste que, quarante ans après, des débats incessants continuent à faire rage sur le périmètre exact de la définition et les critères àremplir pour être « labellisé » entrepreneur social. Ils tournent notamment autour de la question du rapport au profit et du caractère marchand du bien ou du servicefourni : le bénéficiaire direct (ou le client) en paye-t-il l’intégralité du coût (modèle marchand), ou bien celui-ci est-il pris en chargepartiellement ou complètement par une tierce instance (modèle partiellement ou complètement non marchand) ?
Roger L. Martin et Sally Osberg, de la fondation Skoll (un des plus importants promoteurs de l’entrepreneuriat social : http://www.skollfoundation.org) proposent une définition procédurale destinée à évacuer ces débats parfois stériles1. Pour eux,l’entrepreneuriat social tient en trois composantes : tout d’abord, l’identification d’un équilibre stable mais intrinsèquement injuste, qui provoquel’exclusion ou la marginalisation d’un « segment de l’humanité » à qui font défaut les moyens financiers ou politiques pour mettre en œuvre unchangement favorable ; ensuite, l’identification d’une proposition d’action directe (et non pas politique ou d’influence) à même de remettre en cause cetéquilibre injuste ; enfin, la contribution à l’apparition d’un nouvel équilibre stable qui libère le potentiel auparavant cadenassé et soulage le groupeciblé.
On le voit, l’accent est mis ici sur l’innovation, et le processus décrit s’apparente fortement à celui de la diffusion du progrès technique au sein del’économie traditionnelle. Avec une telle définition, l’ouverture, par exemple, d’une école dans un pays pauvre ne constitue pas un cas d’entrepreneuriatsocial, dans la mesure où elle n’a pas d’effets structurels à large échelle, n’entraîne pas dans son sillage une armée d’imitateurs et ne constituepas une innovation capable de modifier les équilibres généraux. Cette définition a en outre l’avantage de correspondre parfaitement au projet du pluscélèbre des entrepreneurs sociaux : Mohamed Yunus, prix Nobel de la Paix 2006 et fondateur de la Grameen Bank, qui a popularisé le microcrédit.
Mais les promoteurs du concept ne se contentent pas d’en énumérer les héros actuels : ils lui cherchent aussi une filiation, des ancêtres, espèces deMonsieur Jourdain qui « faisaient de l’entrepreneuriat social sans le savoir ». En l’occurrence, on citera par exemple Florence Nightingale, l’’infirmière qui« inventa » les crèches au XIXe siècle. Parmi ces acteurs contemporains les plus célèbres et les plus en vue, émergent les noms de BillDrayton, fondateur d’Ashoka (http://www.ashoka.org), ou encore Michael Young, sociologue anglais hyperactif, auteur duprogramme du Labour pour les élections de 1945, mais aussi instigateur d’une soixantaine d’entreprises sociales aussi diverses que l’Open University ou la ConsumersAssociation.
La complémentarité via l’empowerment
Tous ont en commun d’illustrer un autre des éléments constitutifs de l’entrepreneuriat social : sa complémentarité avec le système économiquedominant. C’est bien elle qui est valorisée, plutôt que sa capacité à en constituer une alternative ou une contestation – contrairement à l’agendade l’économie sociale. Au cœur de ce discours, figure donc l’idée d’innovation qui permet d’ouvrir de nouveaux marchés, et d’y faire accéder ceux qui ensont exclus. Un des concepts clés de cette rhétorique est l’empowerment.
Les causes du succès actuel que connaît le concept d’entrepreneuriat social sont évidemment nombreuses. Tout d’abord, la très forte valorisation –notamment médiatique – dont la figure de l’entrepreneur fait l’objet depuis une vingtaine d’années ; valorisation dont fait désormais l’objetl’entrepreneur social lui-même avec la publication de best-sellers tels que, parmi de nombreux autres, 80 Hommes pour changer le monde. Ensuite, la prévalencecroissante d’une vision individualisée des problèmes sociaux et des solutions à leur apporter, qui correspond aussi à un déclin des luttes collectives et audiscrédit des offres politiques collectivistes : dans l’imaginaire, la figure mythifiée de l’entrepreneur social, nouveau héros moderne se substitue en quelque sorteà la masse anonyme des travailleurs pour incarner le vecteur du changement social. Enfin, la réduction des budgets publics dans une série de secteurs, notamment sociaux, et lanécessité qui en découle de trouver de nouvelles sources de financement d’origine privée et/ou marchande pour des projets à vocation sociale. C’estlà qu’entrent en jeu des fondations telles que Skoll ou Ashoka. Imprégnées de la culture d’entreprise traditionnelle – pour être partenaire du programmed’Ashoka, les donateurs doivent verser 15 000 dollars par an, ce qui en réduit fortement le contingent potentiel ! –, elles l’importent dans le champ des questions socialesen misant sur la réconciliation de ces sphères, traditionnellement considérées comme antagonistes.
Une histoire d’acclimatation : l’entrepreneuriat social en Europe et en Belgique
En Europe, le concept d’entrepreneuriat social est encore récent et peu défini. Son usage recouvre des réalités extrêmement diverses, allant de lacoopérative historique, issue de la tradition de l’économie sociale, jusqu’à des structures à visée clairement commer
ciale, mais s’inscrivant dansdes dynamiques de « responsabilité sociale des entreprises ». Il va de soi que la multiplicité des traditions et des cadres législatifs nationaux ne faitqu’accentuer la diversité des acceptions du terme.
C’est donc, entre autres, pour clarifier ce concept et construire un « savoir européen sur l’entrepreneuriat social » qu’à étécréé, en 1996, le réseau interuniversitaire Emes2. Les centres de recherche européens qui le composent ont élaboré collectivement unedéfinition de l’entrepreneuriat social qui retient une série de critères. Ainsi, pour répondre de la dimension économique et entrepreneuriale des initiatives,le réseau s’appuie sur quatre éléments : une activité continue de production de biens et/ou de services; un degré élevé d’autonomie(notamment financière); un niveau significatif de prise de risque économique; et la présence d’emplois rémunérés. Quant à la dimension socialede ces entreprises, elle se voit déclinée en cinq composantes : un objectif explicite de service à la communauté; une initiative émanant d’un groupe decitoyens; un processus de décision non basé sur la propriété du capital; une dynamique participative impliquant différentes parties concernées parl’activité (travailleurs rémunérés, usagers-clients, bénévoles, pouvoirs publics locaux, etc.) et une distribution limitée desbénéfices.
Concrètement, cela se traduit par un foisonnement de projets dans des secteurs aussi variés que l’agriculture biologique et les cours de gymnastique préventive pour lesplus de 60 ans3. Donc, rien de très nouveau par rapport à l’économie sociale et/ou solidaire en matière de secteurs d’activités. Ladifférence résiderait plutôt sur deux autres plans. Tout d’abord, dans l’accent fortement mis sur les projets portés par des profils considéréscomme éloignés du stéréotype de l’entrepreneur : femmes, immigrés, jeunes issus des « quartiers ». Ensuite, dans un certain étatd’esprit, soit une posture de complémentarité plutôt que de critique à l’égard de la machine économique traditionnelle. Bref, une façon des’assumer comme participant de plein droit à l’économie de marché tout en revendiquant une spécificité, voire un supplémentd’âme.
Les écoles de commerce européennes n’ont d’ailleurs pas manqué de détecter l’émergence de ces nouveaux profils : un nombre croissantd’entre elles proposent désormais des cursus – généralement des maîtrises – en entrepreneuriat social. Contribue également à cedéveloppement, l’arrivée en Europe d’acteurs nord-américains qui ont importé leur culture et leurs concepts. C’est le cas de la Fondation Ashoka,créée en 1980 par Bill Drayton, un ancien consultant de McKinsey, qui s’est implantée en France en 2004 et qui y soutient de nombreux entrepreneurs sociaux… tout encontribuant à la promotion du concept d’entrepreneuriat social lui-même. En Belgique, les acteurs qui se réclament de ce concept sont encore très peu nombreux, mais,comme ailleurs, leur nombre devrait croître suite à l’arrivée de ces mêmes fondations : Ashoka devrait ainsi très prochainement annoncer qui sera l’heureuxbénéficiaire de sa première bourse d’entrepreneuriat social décernée en Belgique.
1. Roger L. Martin et Sally Osberg, « Social Entrepreneurship : The Case for Definition » in Stanford Social Innovation Review, Spring 2007, pp. 28-39.
2. Voir http://www.emes.net, qui reprend une partie de la production scientifique du réseau.
Celui-ci participe en outre activement à la collection que la maison d’édition Routledge consacre à l’entrepreneuriat social.
Voir notamment, pour un excellent tableau théorique, le dernier paru de cette collection : Marthe Nyssens, Social Enterprise. At the crossroads of market, public policies and civilsociety, Routledge, 2006.
3. On trouvera une série de portraits d’entrepreneurs sociaux (Français) et de descriptions de leurs initiatives dans : Virginie Seghers et Sylvain Allemand, L’audace desentrepreneurs sociaux, Éd. Autrement, 2007.