Anne Van Lancker, députée européenne (PSE)1, a rédigé un rapport d’avis sur la directive services, dite « directive Bolkestein »,adopté mi-juillet par une forte majorité de la commission Emploi et Affaires sociales du Parlement européen. Comme Evelyne Gebhardt (PSE), rapporteur de la commissionMarché intérieur, la députée belge rejette le principe du pays d’origine et l’inclusion du droit du travail dans la proposition législative de laCommission européenne. Elle détaille pour Alter les dernières avancées de ce débat, un débat européen mais qui se pose aussi au niveau national.
Alter Echos : La libéralisation dans l’Union européenne des services est-elle incontournable ?
Anne Van Lancker : La création d’un marché intérieur pour les services est une nécessité. On a déjà un grand marché pour les biens. Ona besoin de travailler tous ensemble au-delà des frontières pour construire un marché des services, car ils peuvent créer des emplois. Cela dit, je suiscomplètement opposée à la façon dont Fritz Bolkestein et, maintenant, Charlie McCreevy (le commissaire en charge du Marché intérieur et des Services, ndlr)veulent créer ce marché des services. Ils prônent la création d’un marché qui n’obéit à aucune règle de la protection desconsommateurs, qui ne respecte pas les règles sociales et qui ne prévoit pas de normes pour la qualité des services.
Selon vous, sous quelles conditions peut-on libéraliser les services en Europe ?
Quand Jacques Delors a conçu le marché intérieur pour les biens, il a toujours insisté sur l’idée selon laquelle un marché ne se crée pastout seul. Un marché a besoin de règles très strictes, des règles en matière de protection de l’environnement, de protection des travailleurs et desconsommateurs. Ici, la Commission est en train d’abandonner ce grand principe qui devrait faire de l’Europe quelque chose d’autre que seulement une grande économie ou ungrand marché au sein duquel la concurrence est libre et non faussée. Il faut que les gens qui ont besoin de protection soit protégés.
En d’autres termes, il faut d’abord harmoniser pour ensuite libéraliser ?
Les deux doivent aller de pair. Ils doivent toujours être combinés !
Quelle distinction faites-vous entre les services ?
C’est le deuxième grand problème de cette directive. Pour les services commerciaux, je vois bien l’opportunité d’un marché interne. Mais cettedirective traite de la même façon les services commerciaux et les services publics ou services d’intérêt général, comme l’éducation, lasanté, le logement social, les services pour les chômeurs. Ces services-là n’obéissent pas à la même logique que les services commerciaux. Ils ont unemission d’intérêt général, c’est-à-dire qu’ils doivent garantir un droit d’accès pour tous citoyens à des services dequalité. Il se peut que ces services soient délivrés par le secteur public lui-même et il est aussi possible et envisageable que les autorités publiques fassentappel aux secteurs privés, comme celui de l’économie sociale. Les entreprises de l’économie sociale ne représentent pas l’État. Mais cesentreprises n’ont pas l’objectif de faire du profit. Et un service qui n’est pas conçu pour faire du profit, mais pour garantir les droits des citoyens, doit êtretraité d’une tout autre façon que les services commerciaux.
Les États ne sont-ils pas les vrais responsables du peu d’ambition sociale à l’échelle européenne ?
C’est vrai qu’au Conseil, par exemple, le statut de l’association européenne a été bloqué pendant longtemps. Mais il est vrai aussi que le statut del’entreprise européenne a également été longtemps bloqué. Et là, je dois dire que j’ai vu une Commission qui s’est beaucoup plusforcée à débloquer le statut de l’entreprise européenne que celui de l’association ou de la coopérative européenne. Mais il est vrai aussi que leConseil tient un double langage. On ne peut pas espérer que la Commission résolve le problème des distorsions sociales, des inégalités entre les nouveaux et lesanciens pays ou les diverses régions et les délocalisations, et en même temps dire qu’elle ne peut pas nous coûter plus cher que maintenant et qu’on n’apas d’argent disponible pour protéger les travailleurs victimes de possibles délocalisations ou d’ajustements économiques.
Au sujet de la « directive services », quel rapport de forces domine aujourd’hui le Parlement européen ? Et comment peut-il êtreéquilibré dans les mois à venir ?
Dernièrement, il est devenu très clair que le rapport des forces divise les protagonistes d’un libre marché sans entraves – le capitalisme pur et dur sans règles- et ceux qui veulent tout d’abord protéger les citoyens et les travailleurs. Certains disent qu’on est tellement nombreux à 25 pays qu’on doit abandonner toutetentative d’harmonisation et de rapprochement des règles qui protègent les consommateurs et les travailleurs. D’autres disent que si nous voulons sauvegarder lemodèle social européen, il faut absolument maintenir cette protection. Du coup, l’on voit très bien le clivage droite-gauche au sein du Parlement.
Pourquoi le vote en commission du Marché intérieur a-t-il été annulé les 4 et 5 octobre et reporté au 21 novembre ?
Le dossier a été repoussé parce que la droite se durcit. C’est la droite qui a essayé de former un bloc contre la rapporteur, Evelyne Gebhardt qui, elle, aessayé de mettre autour de la table tous ceux qui ont un peu de bonne volonté pour trouver une solution. La directive est sur la table. Nous avons l’obligation de la changerfondamentalement. On a fait des tentatives. Et puis la droite qui se durcit et bloque toute tentative de trouver un accord. Les purs et durs ont montré leur vrai visage. Avec eux, ce ne seraplus possible de trouver un accord. Cela dit, je suis toujours convaincue que, par exemple, pour les gens de l’UMP ou de l’UDF français, les chrétiens-démocratesallemands ou encore ceux qui ont appartenu à l’Olivo en Italie, il sera impossible de mettre dans le même sac les services commerciaux et les services publics, et dedéfendre le principe du pays d’origine qui mine toute possibilité d’avoir des conditions de fourniture de services harmonisées.
Comment envisagez-vous l’issue du débat parlementaire ?
J’ai encore un peu d’espoir que ce Parlement se ressaisisse et qu’on trouve une majorité pour remettre à plat cette directive, et en voter une tout autre.
L’adoption en juillet de votre rapport en commission Emploi et Affaires sociales avait déjà été un tournant…
J’ai été vraiment ravie de voir le résultat de mon rapport dans ma commission parce que chez nous aussi il y a des libéraux et des gens qui appartiennent au PPE.Bien sûr, les gens qui travaillent à la commission Emploi et Affaires sociales sont beaucoup plus sensibles à la protection sociale et des emplois. Mais j’ai du faire uneffort pour convaincre les gens qui appartiennent à ces deux groupes politiques du bien-fondé de mes positions dans ce rapport. J’espère que ce signal très fortrésonnera aussi dans la commission Marché intérieur. Je note que celle-ci a déjà accepté que les lois sociales, le droit du travail et la protection socialesoient écartés de la directive. Il est inacceptable que cette directive nie la protection sociale existant au niveau national.
Comment les États membres peuvent-ils s’entendre sur les services d’intérêt général alors que les interprétations nationalessont, elles, si différentes ?
Une certaine gauche nous reproche de parler des services d’intérêt général et non de services publics. Moi, j’essaie de leur expliquer que c’est unebonne chose que le Parlement ne se limite pas aux seuls services publics, aussi importants soient-ils. Car je crois qu’il est indispensable que les autorités publiques se chargent decertains services publics qui ne peuvent pas être délivrés par le secteur privé, comme la poste en Belgique. Mais il est également important de parler de servicesd’intérêt général parce que plusieurs États sous-traitent déjà leurs obligations de services publics. Cela signifie que pas mal de citoyensdépendent aujourd’hui de prestations de partenaires privés. Ce qui n’est pas toujours une mauvaise chose. Dans le domaine de la santé, la Belgique fait par exempleappel à beaucoup de partenaires privés. Pourtant nos soins de santé sont parmi les meilleurs du monde. Et pourquoi cela fonctionne-t-il ? Parce que la réglementationnationale est très stricte. Celle-ci doit garantir l’accès, la qualité, l’accessibilité financière à tous. Pour cela, on a besoin de lois.C’est pourquoi l’on doit essayer – même au niveau européen – de déterminer les critères essentiels à ces services.
La santé fait donc bien partie de la directive services…
Cette directive s’applique à tous les services économiques. Elle retient la définition que la Cour de justice selon laquelle un service est livré sur unmarché moyennant rémunération, même si c’est une subvention de l’État. Cette directive exclut seulement les services livrés parl’État lui-même dans l’exécution de ses fonctions d’éducation, de culture, de justice et de police. Elle n’exclut donc pas du tout les services desanté. Et la Commission crée une confusion en sortant une communication sur les services sociaux d’intérêt général et de santé, qui inclut desservices faisant partie de la définition de la Cour de justice, et la directive sur les services qui concerne les soins de santé.
Comment expliquez-vous ce manque de cohérence au sein de la Commission ?
Ces textes sont produits par des directions générales – DG – complètement différentes. Cette Commission n’a pas du tout de cohésion. Elleessaie de faire d’un côté ce qu’elle reprend de l’autre côté. Cette attitude renforce notre plaidoyer en faveur de l’exclusion des soins desanté et des services d’intérêt général, même économiques, parce qu’on ne peut pas mettre la charrue avant les bœufs. Comment peut-onlibéraliser des services qui ne sont même pas définis, ni réglementés, ni protégés au niveau européen ? Mais il y a un danger encore plus grandque le fait que les DG ne travaillent pas ensemble : c’est l’attitude la DG Marché intérieur qui se mêle des affaires de la DG Emploi et Affaires sociales. Tandis que la DGEmploi et Affaires sociales ne se mêle pas des affaires de la DG Marché intérieur. On le constate très souvent. C’est pareil au sein du Conseil.
Que faire ?
Il faudrait que les rôles soient renversés. Si l’on pointe du doigt à juste titre que l’Europe n’est pas assez sociale, ce n’est pas seulement parcequ’on ne fait pas assez de lois sociales, c’est aussi parce qu’il y a trop peu de social dans le raisonnement du marché intérieur. Il n’existe pas deréflexes sur les droits sociaux quand on produit de la législation en faveur de la compétitivité, l’industrie ou la concurrence. Il faudrait que ce soit unréflexe à toute occasion. C’est pourquoi certaines personnes n’ont jamais compris l’importance de ce petit article horizontal sur le « social », dans lapartie III du projet de Constitution. Il dit que l’Union européenne doit veiller à ce que toutes ses actions respectent les droits sociaux, un haut niveau de protection sociale etle plein-emploi.
Quelle est cette « nouvelle Europe sociale » dont parle Vladimir Spidla, le commissaire à l’Emploi et aux Affaires sociales ?
C’est un peu la répétition – ce qui n’est pas une mauvaise chose – de tous les acquis du modèle social européen, c’est-à-direl’importance du dialogue social, de la stratégie de Lisbonne, du plein-emploi, de la remise au travail pour lutter contre l’exclusion, de la contribution des services de protectionsociale à l’insertion des gens sur le marché du travail, etc. Tout cela est très bien. Et c’est bien de le répéter devant une présidencebritannique qui a tendance à tout miser sur la compétitivité et l’ouverture des marchés. Ceci dit, j’étais folle furieuse de constater que la seuleproposition concrète du premier papier du commissaire Spidla insistait sur la création du marché des services. Alors qu’on est coincé en matière delégislation sociale, cette Commission n’a pas envie de nous faire d’autres propositions. Cela fait belle lurette que l’on demande une directive sur la protection destravailleurs dans les agences d’intérim, par exemple. Et la Commission la met sur la sellette. On est en train de perdre tout le volet social et environnemental de la stratégie deLisbonne, qui se réduit à la seule compétitivité. Et pourtant c’est la seule possibilité pour l’Europe d’avoir sa place dans le monde.
Comment peut-on sortir l’Union européenne de la crise de confiance actuelle ?
Ce n’est pas seulement en travaillant à partir du modèle américain – moins de coûts salariaux, plus de productivité, etc. – qu’on peutréussir. C’est l’unique combinaison de la protection sociale, de l’éducation, de l’insertion sociale, de la lutte contre la pauvreté et del’investissement dans de nouveaux savoir-faire et méthodes contribuant au développement durable, qui permettra de rapprocher l’Europe des citoyens. La meilleure preuve estla réussite du modèle scandinave. Très compétitif, celui-ci respecte l’environnement, qui est même un atout compétitif. Et applique de très hautsniveaux de protection sociale et de répartition des richesses. C’est le seul modèle qui peut fonctionner. Je ne dis pas qu’il faut le reproduire partout àl’identique. Il y a des particularités dans chaque pays. Mais c’est le véritable esprit de Lisbonne. Et c’est celui que nous devons essayer de renforcer.
1. Parlement européen, Bât. Altiero Spinelli 12G107, rue Wiertz, 60 à 1047 Bruxelles – courriel : anne.vanlancker@pandora.be – site : www.annevanlancker.be