Chahuts, manifestations, pétitions, sabotage… Les Couvinois ont redoublé d’inventivité pour lutter contre un projet de barrage menaçant pour leur vallée. Un bras de fer acharné de neuf mois dont ils sont sortis victorieux. Près de 40 ans plus tard, Benjamin Hennot retrace dans son documentaire La Bataille de l’Eau Noire ce fragment d’histoire resté longtemps dans les tiroirs des Couvinois. Évocation avec trois acteurs de l’époque pour qui cette lutte reste l’une des périodes les plus intenses de leur vie.
Couvin, village de 5.000 âmes à l’extrême sud de la province de Namur, qui s’étire dans la vallée creusée par une rivière appelée l’Eau Noire. En 1978, ses habitants apprennent que Guy Mathot, ministre des Travaux publics, veut construire une digue de 70 mètres aux portes de la ville, soit le plus grand barrage de Belgique. Il ne leur faut pas beaucoup de temps pour comprendre qu’il s’agit d’un projet insensé aux conséquences dramatiques pour leur vallée. René Walgraffe, alors jeune étudiant en droit, rejoint un petit comité mis en place à Couvin qui deviendra rapidement un mouvement citoyen d’une ville entière. «Il y avait une quasi-unanimité contre le barrage. De plus, il n’y avait personne à acheter parmi nous. Le sud de Couvin allait être exproprié, quelques grands propriétaires seulement étaient concernés», explique celui qui endossa le rôle de porte-parole du mouvement.
Les anti-barragistes se rassemblent chaque vendredi soir en assemblées libres. «Il y avait différents caractères, âges et générations, et chacun avait son mot à dire», se souvient Anne-Marie Crochelet, enseignante impliquée dans la lutte avec toute sa famille. Billets de banque cachetés du slogan «Non au barrage», occupation surprise du cabinet du ministre… le mouvement populaire déroute son adversaire par son imagination. «Notre action la plus folle fut certainement le purin déversé sur le bureau de l’ingénieur des travaux en réponse à sa déclaration ‘Quand j’entends les Couvinois, je tire la chasse’», se rappelle René Walgraffe avec plaisir.
Pour que le combat porte, il est indispensable de le communiquer. Les Couvinois créent une radio clandestine: Radio Eau Noire. «Un soir, on m’appelle pour me signaler la présence des services de recherche par ‘radiogonio’ dans les rues de Couvin, se souvient-il, le ministre des Communications voulait nous faire taire. En réalité, c’était le meilleur moyen de faire parler de nous. Après cet épisode, tout le monde voulait écouter cette radio interdite!» Sans le savoir, les anti-barragistes écrivaient aussi une page de l’histoire en créant la première radio libre de Belgique.
La lutte passe aussi par quelques actions plus violentes. Yvan Baudaux, frondeur pour qui cette lutte était «une aventure incroyable dans sa vie normale», évoque le jour où ils ont poussé les machines de chantier dans l’eau. Quarante ans plus tard, il n’a aucun regret. «Les responsables politiques nous forçaient à le faire, justifie-t-il, Mathot prenait des décisions qui mettaient tout le monde en danger.» Cela ira jusqu’à la destruction des bâtiments du chantier. «Une erreur», reconnaît aujourd’hui René Walgraffe, soldée par l’arrestation des douze acteurs, et quelques soucis personnels pour le jeune avocat quand il voudra s’inscrire au barreau. Mais cela n’arrête pas les Couvinois. Quelques semaines plus tard, 300 personnes réitèrent. «Ça nous a sauvés! Un escadron de gendarmerie était présent sur place mais ne s’attendait pas à autant de manifestants et surtout à la présence de nombreux journalistes et caméras. Ils craignaient une guerre civile s’ils intervenaient. La seconde destruction s’est ainsi déroulée sous les yeux des gendarmes», explique-t-il. Cette action, le 26 août 1978, signera aussi la victoire des Couvinois.
Aujourd’hui, tous se rappellent cette lutte avec fierté et gaieté. Certaines rancœurs demeurent. «L’un de nous a parlé quand nous avons été arrêtés, je ne lui ai plus jamais adressé la parole», assume René Walgraffe. Mais il reste une solidarité très forte entre les anciens compagnons, «un esprit de famille», selon Yvan Baudaux. René Walgraffe confirme: «Je ne me fais pas tutoyer facilement. Par contre, les anti-barragistes me tutoient.»
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