Trop de dossiers par assistant social, trop de dossiers tout simplement. Il suffit de jeter un coup d’œil sur l’augmentation du nombre de revenus d’intégration dans les 19 communes bruxelloises pour constater que les chiffres s’affolent, surtout dans les communes les plus pauvres. En dix ans, les CPAS d’Anderlecht, de Molenbeek, de Schaerbeek sont passés de 4.300 (Anderlecht) et 5.500 pour Schaerbeek à respectivement 7.100 et 8.700 dossiers de revenus d’intégration. À Anderlecht, un assistant social gère plus de 200 dossiers, à Schaerbeek entre 100 et 150. Intenable. En Wallonie, la situation n’est pas meilleure pour les CPAS des grandes villes. En dix ans, le nombre de demandes de RIS a augmenté de 20 %, l’emploi dans les CPAS, de 10 %.
«Ce sont les mêmes problèmes partout, constate Luc Helen, président du bureau technique pour la CGSP-ALR (administrations locales et régionales). Le nombre de dossiers par travailleur social augmente et la qualité du travail social est en baisse constante. Les assistants sociaux font de plus en plus de travail administratif et ils se heurtent à des problèmes de management du CPAS. Avant, les directeurs étaient issus du ‘terrain’, ce n’est plus le cas aujourd’hui.» La CGSP a mené, l’année dernière, une enquête chez les assistants sociaux des CPAS bruxellois: 85 % d’entre eux estiment ne plus pouvoir mener un travail social de qualité, 60 % des AS gèrent chacun plus de 100 dossiers. Le sentiment de manque de reconnaissance, la défiance à l’égard de la hiérarchie progressent également. «Plus on monte dans la hiérarchie, plus la confiance des AS se perd, poursuit Luc Helen. Les travailleurs parlent de ‘déconnexion totale’ de leurs chefs. Ils se plaignent d’être ‘assommés’ de notes de services, de procédures contradictoires qui changent sans cesse.» L’intensité des difficultés est bien sûr variable d’un CPAS à l’autre. Tout comme le nombre de travailleurs sociaux employés. Schaerbeek emploie mille équivalents temps pleins dont 200 assistants sociaux qui travaillent «en première ligne». «Bruxelles-ville, Anderlecht, Schaerbeek sont des porte-avions. Par comparaison, le CPAS de Woluwe-Saint-Pierre, c’est un pédalo sur les étangs Mellaerts», explique avec humour Luc Helen.
Des barèmes plus bas à Bruxelles
Mais même dans les «porte-avions», il n’y a pas assez d’assistants sociaux. D’abord et surtout en raison des congés de maladie (burn-out notamment) occasionnés, selon le syndicat, par la surcharge de travail. «C’est l’effet boule de neige. La personne qui s’absente laisse ses cent dossiers qui vont être redistribués aux autres AS, alors qu’ils n’arrivent déjà pas à gérer les leurs. Ils vont à leur tour tomber malades… Il y a trois ans, en décembre 2018 dans un CPAS du ‘centre’, il n’y avait plus que 25 % des travailleurs sociaux de première ligne qui étaient encore présents. C’était les chefs d’équipe qui rédigeaient les rapports sociaux. Nous sommes dans un secteur particulier, on ne peut pas laisser les usagers sans aide. Les gens se sont engagés dans le travail social parce qu’ils aiment le contact humain, or on vient de plus en plus leur appliquer des critères de rentabilité venus du privé.» Pour David Lefèvre, délégué CGSP au CPAS d’Anderlecht, il faut «agir sur tout». Plus de personnel, des locaux suffisants (beaucoup sont vétustes), de meilleurs salaires. Les barèmes sont plus élevés en Wallonie et en Flandre et, d’une commune bruxelloise à l’autre, les primes accordées aux travailleurs diffèrent. «En Wallonie, on réengage dans les CPAS. Conséquence: de plus en plus d’assistants sociaux qui viennent parfois de Liège ou de Mons pour bosser à Bruxelles partent. Pour l’aide sociale de première ligne, on a très peu d’assistants sociaux bruxellois, constate David Lefèvre. 90 % d’entre eux viennent de Wallonie.»
Le gouvernement bruxellois a décidé le 3 octobre d’augmenter les salaires des agents communaux et de CPAS avant la fin de cette année et jusqu’en 2024. Les rémunérations des Bruxellois vont donc se rapprocher de celles en vigueur dans les autres Régions. Mais ça ne résoudra sans doute pas nécessairement la difficulté d’engager des assistants sociaux bruxellois pour les services de première ligne. «Les autorités publiques cherchent vraiment à engager, concède David Lefèvre, mais elles ne trouvent pas. Des travailleurs sociaux, des administratifs, oui. Des assistants sociaux, non.»
«Les travailleurs parlent de “déconnexion totale” de leurs chefs. Ils se plaignent d’être “assommés” de notes de services, de procédures contradictoires qui changent sans cesse.» Luc Helen, président du bureau technique pour la CGSP-ALR
Les responsables de CPAS bruxellois que nous avons contactés confirment. Dominique Decoux, qui fut présidente du CPAS de Schaerbeek pendant 12 ans, précise qu’il est non seulement difficile d’engager, mais plus encore de trouver des assistants sociaux «de qualité» et elle met en cause la formation donnée par les écoles sociales. «Pour ces écoles, les CPAS sont présentés comme des épouvantails.» Lucie (prénom d’emprunt) a été directrice de service social. Elle abonde dans le même sens: «Le niveau des écoles est devenu catastrophique. On a beaucoup de mal à recruter de bons éléments. Les assistants sociaux les plus engagés, les plus enthousiastes ne vont pas travailler dans les CPAS. Le problème est le même en Wallonie. Plusieurs CPAS n’arrivent pas non plus à engager et la rotation de personnel est importante». Lucie précise que si beaucoup de CPAS sont clairement en sous-effectifs alors qu’ils reçoivent de plus en plus de missions (Covid, inondations en Wallonie), il y a aussi des différentiels d’engagement personnel: «Il y a des AS qui se plient en quatre et d’autres qui font le minimum minimorum, qui sont continuellement absents. Les assistants sociaux, ce ne sont pas toujours des personnes qui ont une vision sociale très progressiste et, pour ceux, celles qui sortent des écoles, il y a un vrai travail de formation à refaire au sein du CPAS.»
«Juste un Bancontact»
Coraline a terminé depuis peu ses études d’assistante sociale. «À l’école, on me disait: les CPAS, surtout à Bruxelles, c’est le ‘fond du panier’. Passer par un CPAS peut juste être un tremplin pour aller ailleurs. Personnellement, je n’ai jamais eu envie de travailler dans un CPAS bruxellois. À cause des conditions de travail, de rémunération, de la pesanteur d’une hiérarchie déconnectée de la réalité.»
Coraline travaille actuellement dans un service d’aide aux étrangers à Bruxelles après avoir fait un stage dans un CPAS wallon. Elle garde des contacts étroits avec des amies qui sont assistantes sociales en CPAS. Son analyse rejoint très fort les témoignages des assistants sociaux réunis à Namur le 20 octobre par la Fédération des CPAS wallons. Ils pointaient des problèmes bien plus larges que celui des barèmes ou du nombre de dossiers pris en charge: la bureaucratie, les injonctions contradictoires, le contrôle étouffant de leur travail, la perte de sens, de reconnaissance… Coraline est elle-même «confrontée» à des assistants sociaux de CPAS dans le cadre de son travail avec des usagers étrangers. Elle doit aider ceux-ci à introduire une aide sociale, décrypter les décisions prises, introduire des recours. «Quand je prends contact avec les assistants sociaux, je suis souvent confrontée au même problème que les usagers de mon service: beaucoup sont ou se rendent injoignables. On ne sait plus à qui s’adresser. Il y a une grande rotation de personnel. J’établis un contact avec une assistante sociale, tout d’un coup je n’arrive plus à la joindre et je comprends qu’elle n’est plus là. Certains vont vraiment collaborer avec moi pour aider l’usager, d’autres n’ont rien à faire des droits de celui-ci et ne cherchent même pas à faire comprendre leurs décisions. En fait, le contact direct n’existe pratiquement plus entre l’usager et l’AS d’un CPAS. Cela se limite à des envois de courrier qui sont parfois incompréhensibles.»
Pour David Lefèvre, délégué CGSP au CPAS d’Anderlecht, il faut «agir sur tout». Plus de personnel, des locaux suffisants (beaucoup sont vétustes), des meilleurs salaires.
Pour Coraline, cette évolution s’explique bien sûr par la charge de travail dans les CPAS, par le sentiment de n’être qu’un «Bancontact». «Mes amies me disent: les gens viennent chercher de l’argent, il n’y a plus de travail social. C’est un vrai décalage par rapport à nos études, ce pour quoi on a voulu être assistante sociale. Il faut toujours rendre des comptes à la hiérarchie, justifier où vont les aides, faire la chasse aux fraudeurs alors qu’ils sont une minorité.»
Pendant son stage, Coraline dit avoir été sidérée par la bureaucratie qui emprisonne les CPAS. Mettre une nouvelle armoire dans un logement géré par le CPAS? «Cela doit passer par un marché public alors qu’on pourrait très bien en trouver une en seconde main à 50 euros. C’est un travail inutile, qui complique et retarde l’aide à l’usager. Ce contrôle incessant peut être ressenti comme un manque de confiance accordé au travailleur social qui finalement n’a pas de liberté de décision. La bureaucratie prend la place du travail social. On a juste le temps de remplir des papiers et de les motiver pour que ça passe au Comité.»
«À l’école, on me disait: les CPAS, surtout à Bruxelles, c’est le “fond du panier”.»
Plus d’autonomie pour les assistants sociaux
Le Comité spécial de l’aide sociale est l’instance au sein du Conseil de l’action sociale qui valide ou non les décisions d’aide aux usagers. Il est composé de conseillers qui sont des mandataires politiques. Dans les grands CPAS, faire partie de ce Comité n’a rien d’une sinécure puisqu’il faut se réunir parfois quotidiennement pour examiner des centaines de dossiers. Il reste que les relations sont parfois compliquées entre les assistants sociaux (AS) et ce Comité, et, paradoxalement, c’est surtout dans les petits CPAS wallons que la frustration des travailleurs sociaux peut être la plus importante. En cause, la «politisation» de l’aide sociale. Ou plutôt le maintien d’un certain paternalisme. «Certains bénéficiaires, explique cet assistant social dans un CPAS du Hainaut, sont connus des membres du Comité. En fonction de leur réputation, ils peuvent être avantagés ou au contraire discriminés. Untel va trop souvent au café du coin. Un autre, par contre, est un bénévole si serviable au club de foot…» Faut-il modifier la composition du Comité et y inclure des assistants sociaux qui auraient une vision plus objective des dossiers? Certains le souhaitent, mais les AS font aussi partie de la vie locale et tous n’ont pas une approche objective à l’égard de certains usagers.
Selon tous nos interlocuteurs cependant, il faudrait laisser plus d’autonomie et de pouvoir de décision aux assistants sociaux des CPAS et surtout leur permettre de faire davantage d’accompagnement social. «Les assistants sociaux se sentent très contrôlés? C’est vrai, constate Lucie. Mais le problème, c’est que le niveau de la plupart des AS n’est pas assez bon et le contrôle par les équipes intermédiaires est nécessaire. Dans les CPAS, il y a souvent plus d’agents administratifs que d’assistants sociaux sur le terrain. Ce poids administratif est excessif. S’il y avait assez d’assistants sociaux, on pourrait leur dire: ‘Allez sur le terrain, rendez-vous disponibles pour les gens, et on aurait, parallèlement, un centre d’appels pour répondre aux informations de base du public.’»
«Pour l’aide sociale de première ligne, on a très peu d’assistants sociaux bruxellois, constate David Lefèvre. 90% d’entre eux viennent de Wallonie.» (David Lefèvre, délégué CGSP au CPAS d’Anderlecht)
«Il faudrait pouvoir dissocier l’octroi de l’allocation du travail social, estime également Dominique Decoux. La généralisation du PIIS (programme individualisé d’intégration sociale) a eu d’énormes conséquences pour les AS en leur mettant une pression terrible. Proposer un PIIS dans les trois mois, c’est impossible. À Bruxelles, tous les présidents de CPAS étaient contre.» Cela a été imposé par le gouvernement de l’époque. Dans une logique de contrôle accru des usagers.
Le système craque? Peut-être. L’expression est revenue souvent. Trop de pressions sur les assistants sociaux et sur les chefs d’équipe, trop de CPAS traversés par une logique de rentabilité inspirée du privé, trop de bureaucratie, de contrôles qui paralysent parfois la politique sociale. Dominique Decoux se souvient du jour où elle a voulu inviter le Magic Land Théâtre pour une fête en faveur des enfants démunis. «On m’a dit que je devais faire un appel d’offres par un marché public!» La soirée n’a pas eu lieu.
«Il faudrait pouvoir dissocier l’octroi de l’allocation du travail social.» Dominique Decoux, ancienne présidente du CPAS de Schaerbeek
Le cas 1030
Schaerbeek est sans doute un parfait exemple de tout ce que les assistants sociaux dénoncent. Manque d’effectifs, trop de dossiers, manque de concertation et gestion du CPAS comme s’il s’agissait d’une entreprise privée. Début mars, une grève a paralysé le centre et le 7 avril, à la demande de l’opposition, un conseil communal extraordinaire a été convoqué. À l’ordre du jour, la gestion du CPAS par sa présidente Sophie Querton (MR). Cédric Mahieu (cdH) dénonce un «malaise social persistant». Sur les onze directeurs de département, six ont démissionné ou ont été licenciés, au niveau des adjoints et responsables d’équipe, «il y a six démissions, cinq maladies de longue durée, au moins 12 postes de cadres non pourvus». Le conseiller cdH dénonce aussi la gestion «ultra-libérale» de la présidente qui a préféré travailler avec une entreprise privée pour un projet de soutien scolaire plutôt que de faire appel au secteur associatif, pourtant bien présent à Schaerbeek. Sophie Querton se défend: l’entreprise privée a été choisie suite à un appel d’offres. Les départs? «Il est normal que certains veuillent se réorienter sur le plan professionnel» et «ceux qui ont des difficultés à travailler avec moi n’ont qu’à partir.» Pour le reste, dit-elle, le CPAS est confronté à trop de nouvelles missions à cause du Covid et du fait que les «syndicats sont restés fermés pendant l’épidémie et n’aident pas les chômeurs. Mais l’ambiance est redevenue sereine. Le CPAS est en boni, signe d’une gestion saine».