Implantée à Beauraing, petite ville du Namurois, La Calestienne est emblématique du tournant pris par l’économie sociale, tant dans la nature de ses activités que dans son fonctionnement interne. À la tête de cette entreprise de formation par le travail (EFT), Michel Thomas, homme providentiel et, demain peut-être, grand industriel.
Michel Thomas, 52 ans aujourd’hui, est biologiste de formation. Il a longtemps travaillé dans la coopération au développement orientée sur l’Afrique de l’Ouest avant de se tourner vers la conservation et la gestion des espaces naturels. En 1997, alors que l’EFT La Calestienne, créée deux ans auparavant, est au bord de la faillite, il est accueilli comme le sauveur. «Je suis arrivé lors du ‘recrutement de la dernière chance’. La Calestienne n’avait ni projet pédagogique ni projet économique précis», explique-t-il. Michel Thomas jette alors quelques lignes sur le papier, qu’il assure aujourd’hui avoir respectées à la lettre. Premier objectif: devenir un opérateur spécialisé dans la gestion des réserves naturelles plutôt que se satisfaire du vœu pieux – La Calestienne n’avait-elle pas été initiée par les Sœurs de la doctrine chrétienne? – de former des «écocantonniers» à tout faire. «Dans les années 90, le concept d’environnement était relativement flou. On y mettait tout ce qui était vert: travaux forestiers, horticulture, entretien des bords de route. En définissant des objectifs, nous sommes devenus des acteurs capables d’intervenir sur différents éléments du paysage: zones humides, sèches, etc.»
La Calestienne – dont le nom désigne au départ une région géologique située entre la Fagne, la Famenne, le Condroz et l’Ardenne, véritable serpent de sol calcaire – se fait alors rapidement connaître sur l’ensemble du territoire wallon. «Nous avons pris en charge le travail que personne d’autre ne pouvait réaliser par manque de compétences», analyse Michel Thomas. Car, dès le départ, l’entrepreneur refuse de tomber dans ce qu’il qualifie de «cliché» de l’économie sociale: se coltiner les tâches ingrates dont personne ne veut – duplication en somme des mécanismes d’exclusion qui touchent ceux que les EFT ont pour mission de former. «Le contenu pédagogique est très dense: pour apprendre à gérer une pelouse calcaire, les stagiaires rencontrent des scientifiques, des ingénieurs des eaux et forêts. Mais, par ailleurs, les techniques et savoirs sont transversaux: nous ne sommes pas cantonnés dans une niche», argumente-t-il. Cette valorisation symbolique s’accompagne bien sûr d’une valorisation financière des services, dans une logique assumée de compétitivité. «Ce que l’utilisateur regarde en premier, ce sont les prix, puis les compétences. L’économie sociale est parfois un plus, mais ce n’est souvent un argument que dans certaines catégories socioprofessionnelles peu présentes dans notre région.» – Vous entendez «bobos»? – Disons chez les jeunes actifs symboliquement dotés, urbains, et passablement conscientisés.
Innovation et écosystème
Quelques années plus tard, La Calestienne se positionnera à nouveau en pionnière en développant «Couleur terre», une entreprise d’insertion (EI) spécialisée en écoconstruction, secteur dans lequel l’économie traditionnelle s’est depuis engouffrée avec appétit. Pour relever ce nouveau challenge, Michel Thomas rempile sur les ressources humaines, assumant une démarche de recrutement purement qualitatif, en dehors de toute considération d’embauche locale – même si les stagiaires, eux, viennent en général des environs. Résultat des courses: la mixité entre personnes hautement qualifiées (ingénieurs, architectes, scientifiques…) et très peu qualifiées atteint aujourd’hui un équilibre presque parfait. «Quand vous construisez des maisons en ossature bois, vous ne pouvez pas mettre sur chantier quatre personnes très peu qualifiées avec un seul formateur. Il faut un taux d’encadrement beaucoup plus important, de l’ordre du 50/50.» Un ratio qui reste dans la limite de ce que la Région wallonne prévoit pour une structure de ce type mais qui, culturellement, est encore perçu comme discordant. «Personnellement, j’estime que cette mixité est intéressante pour tout le monde: pour les diplômés à qui ça donne le sens des réalités – ce qui n’est pas toujours le cas lorsqu’ils restent entre eux – et pour les stagiaires qui fréquentent des formateurs aux cursus très différents», commente l’entrepreneur.
S’il met un point d’honneur à ce que l’économie sociale ne récupère pas le «sale boulot», Michel Thomas refuse parallèlement de souscrire à la dictature de l’innovation à tout prix. Avec son restaurant – La Brasserie du Pôle – et son entreprise de titres-services, La Calestienne a ainsi développé au fil du temps des activités plus traditionnelles, que l’entrepreneur justifie comme partie prenante d’un modèle dynamique contenant la clef de sa propre croissance. «Nous avons à chaque fois externalisé nos projets mais dans un esprit écosystémique: par exemple, si nous avons récemment créé une immobilière, c’est pour faire travailler les équipes d’écoconstruction en devenant nous-mêmes promoteurs. Chaque entreprise consolide l’autre.»
L’entrepreneur: figure incontournable?
Aujourd’hui, La Calestienne ne compte pas moins de 30 stagiaires et 80 permanents, dont beaucoup ont d’ailleurs été formés au sein de l’entreprise avant d’y être engagés. Tous sont réunis sur le même site et partagent – outre un certain esprit de famille – le secrétariat, le service juridique ou encore les salles de réunion, réalisant, in fine, d’importantes économies d’échelle. «J’ai toujours été porté par une facilité à entraîner les autres dans de nouvelles aventures à tel point que, quand je reste quelques mois sans apporter de nouvelles idées, on me fait des appels du pied», explique-t-il. Le modèle de développement de La Calestienne repose ainsi presque entièrement sur le leadership de son patron, loin d’une économie sociale organisée prioritairement autour de valeurs ou de contraintes institutionnelles. Michel Thomas s’en félicite. «Je pense que la motivation de l’entrepreneur compte pour beaucoup. J’ai d’ailleurs une confiance très relative dans toutes les études de faisabilité. Personnellement, je fonctionne beaucoup à l’instinct», commente celui qui précise ne pas avoir la prétention de faire la leçon aux autres acteurs de l’économie sociale… comme il n’entend pas qu’on la lui fasse. «Bien sûr, nous pourrions avoir un type de gestion différent mais le projet s’est structuré autour de ma personnalité car j’ai eu cette chance – je crois que c’est une chance – d’arriver au bord du gouffre.» Au-delà de l’interprétation très circonstancielle du destin de La Calestienne, Michel Thomas estime néanmoins que l’économie sociale ne s’autorise pas assez d’échappées. «Il me semble qu’il n’y a guère d’activité qui ne convienne pas, sauf si on est à la limite de l’éthique ou du droit. Bien sûr, on ne va pas se lancer dans l’armement!», ironise-t-il.
S’il souhaite garder une cohérence d’ensemble, Michel Thomas laisse donc aujourd’hui de nombreuses portes ouvertes. Il vient ainsi de racheter un volumineux bâtiment à Beauraing, qui abritera des logements sociaux mais aussi une nouvelle activité a
rtisanale et commerciale. «Jusqu’à présent, nous avons surtout développé le secteur des services mais nous pourrions aller davantage vers la production», s’enthousiasme-t-il. Car c’est là – et de son propre aveu – son «rêve»: développer une activité véritablement industrielle, que ce soit du côté de l’agriculture ou des matériaux liés à l’écoconstruction. Et de citer en exemple la scierie Chênelet qui emploie plusieurs centaines de personnes dans le Nord/Pas-de-Calais. «Nous avons déjà bien travaillé mais je pense qu’on pourrait mieux faire en termes de développement», conclut Michel Thomas. De toute évidence, chez l’homme qui est un jour tombé à pic, la fièvre entrepreneuriale n’est pas près de s’éteindre.