Bruxelles est-elle constituée de jeunesses cloisonnées, voire immobiles et repliées, qui ne se rencontrent jamais ? Un débat qui suscite les passions.
Prenez une feuille blanche, faites le vide, et dessinez votre Bruxelles. Les lieux que vous fréquentez, la position des communes les unes par rapport aux autres, les stationsde trams, etc. L’exercice n’est pas aussi facile qu’il n’y paraît. C’est pourtant ce qui avait été demandé, en 2008, à une centaine de jeunes issus de troisquartiers de Bruxelles.
On comptait un groupe de jeunes anderlechtois, un groupe en provenance de Woluwe-Saint-Lambert et un autre d’Etterbeek. Trois quartiers censés représenter des idéaux types dela sociologie urbaine de Bruxelles. Anderlecht comme représentant du « croissant de pauvreté » bruxellois, du centre et du nord-ouest. Woluwe, l’archétypedu quartier cossu. Et Etterbeek, quartier intermédiaire, subtil mélange des différentes strates sociales de la ville. Ces « cartes mentales » de Bruxellesétaient complétées par des entretiens semi-directifs, où le détail des déplacements lors d’une journée « type » étaitdemandé à chaque jeune. Cette étude avait été réalisée par le service d’aide en milieu ouvert (AMO) Samarcande, par SOS jeunes-Quartiers libres etInter-environnement Bruxelles. Grâce à ce travail, les cloisonnements urbains, la rencontre entre jeunes, la mobilité dans la ville étaient sous le feu des projecteurs.
Si des réserves méthodologiques sont exprimées par les instigateurs de l’étude, « les cartes mentales ne disent pas tout », « ce n’estpas une étude scientifique avec panachage », de grandes tendances avaient été dégagées. On découvre que les lieux de rencontre entre ces jeunessont rares et impersonnels. Il y a les gares ou la rue Neuve et ses galeries commerçantes. Madeleine Guyot, directrice de Samarcande1, estime même que les jeunes« développent des stratégies d’évitement », car ce sont la peur et les rumeurs qui prédominent entre ces groupes. Cette étude fut aussil’occasion de rappeler un fait accompli : l’énorme disparité en termes de loisirs entre les jeunes de ces différentes communes. Les jeunes de Woluwe ont bien plus de loisirsculturels que les jeunes anderlechtois. Si ces derniers sortent peu de leur quartier, c’est, selon Madeleine Guyot « simplement car leur « costume », leursavoir-être, n’est pas du tout valorisé dans la société. »
Lorsqu’on parle de mobilité, on réalise que les jeunes de Woluwe se déplacent sur certains axes de transport en commun, bien connus d’eux ou de leurs parents. Au moindreécart, en cas d’escapade en terre inconnue, la noria de parents-taxis se mettra en branle et facilitera la réalisation d’activités extrascolaires épanouissantes. C’est lalogique du réseau qui se développe dès le plus jeune âge à Woluwe, face à la logique du territoire des jeunes anderlechtois.
Bruxelles X, un jeu de pistes dans Bruxelles
A la suite de l’étude « Jeunes en ville, Bruxelles à dos », les AMO Samarcande et SOS jeunes se sont lancées dans l’action en proposant unjeu intitulé « Bruxelles X ». Un des objectifs de ce jeu – qui a eu lieu en 2009 – était de « savoir autour de quoi des jeunes dedifférents niveaux socio-économiques peuvent de retrouver pour réaliser des projets communs et profiter de cette occasion pour apprendre à seconnaître ».
Concrètement, 200 jeunes de 16 à 20 ans étaient invités à parcourir la ville à la recherche de « Mister X ». Cette recherche futl’occasion de découvrir des lieux de loisirs (sport, culture, documentation), tout en « se familiarisant avec le réseau de transports en commun ».
En faisant découvrir ces lieux, les deux asbl cherchaient à « accompagner les jeunes pour vivre la rencontre de « l’inconnu » et donner les outils pour être autonomes(…), l’idée est d’oser proposer une diversité et permettre aux jeunes d’être bousculés par la rencontre. » [/t]
Un espace urbain marqué par la ségrégation sociale
Une autre étude, plus récente celle-là, va dans le sens de la précédente. Réalisé par les étudiants de deuxième année ensociologie-anthropologie de l’Université libre de Bruxelles, sous la houlette d’Andréa Réa et de Julie Cailliez2, ce travail évoque l’espace urbain bruxelloismarqué par la ségrégation sociale. Prenons l’exemple de l’école « dont le quasi-marché explique certains cloisonnements urbains ». A ce sujet,les auteurs pensent que la mobilité est aussi le fait des jeunes du nord-ouest, mais leurs trajets « se font plus souvent par nécessité, par exemple parce qu’uneorientation particulière dans l’enseignement technique et professionnel n’est pas proposée dans une école se trouvant à proximité. » Dès lors, lamobilité n’accroîtrait pas les rencontres. Et pour Andréa Réa, c’est bien la rencontre qui serait « une des clés pour enrayer ces replis territoriaux,pour déconstruire l’imaginaire ».
Il y a certainement des indices concrets qui tendent à montrer que les conclusions de ces études peuvent être nuancées. Sur la scolarité par exemple. ClaireKagan, directrice d’un centre psycho-médico-social (PMS) au sud-est de Bruxelles confirme que de nombreux jeunes du « croissant pauvre » sortent de leur quartier pourrallier des écoles plus « prestigieuses », ce qui n’est pas sans effets pervers. Selon elle, « grâce à la mobilité, lesélèves viennent de tous quartiers. Le problème, c’est que la mixité ne fonctionne pas bien. Ces écoles se vident d’une partie de la population locale, celle desquartiers plus aisés, pour des mauvaises raisons. Dans les imaginaires collectifs, dès que des jeunes viennent d’ailleurs, ce n’est plus une bonne école. »
« Ne pas faire passer les pauvres pour des abrutis culturels »
Les constats concernant les cloisonnements urbains à Bruxelles ne sont pas partagés par tout le gotha universitaire. Un collectif de « chercheurs »,nommé collectif Chikago, dont les membres ne souhaitent pas divulguer leur nom, a publié un livre intitulé Anderlecht, printemps 2008, réponses à une sociologiedu manque : propositions d’enquêtes. Celui-ci se veut une critique sans équivoque de ces études sur le cloisonnement urbain. Marianne Van Leeuw-Koplewicz, éditricede l’ouvrage3, estime que l’étude « Jeunes en ville, Bruxelles à dos » est «
lamentable ». Et les raisons de cette opposition, quifrôle la colère, sont multiples. « Les questions posées aux jeunes sont orientées « problèmes », nous dit-elle, les moyens ne sont pas mis en œuvrepour sonder les forces qui existent dans ces quartiers. Ce genre d’étude est fait pour servir de grille de lecture à des moments de symptôme. »
Un chercheur, membre du collectif, a accepté de nous répondre. Il reconnaît les bonnes intentions des auteurs de l’étude, mais il critique la méthode, lanon-représentativité du panel et surtout l’image des jeunes qui ressort de cette étude : « On ne dit rien sur ce qu’il se passe dans ces espaces, sur la richessedes rencontres que peuvent avoir les jeunes. Les habitants de ces quartiers sont définis comme faibles. » Quant aux activités extrascolaires et à la mobilité,là encore, notre chercheur ne partage pas le point de vue exprimé par les auteurs de l’étude : « Tout d’abord, il ne faut pas faire passer les pauvres pour desabrutis culturels. Et puis, les jeunes ne restent pas dans leur quartier : ils bougent dans des endroits très précis pour se rencontrer. » La production culturelle de cesquartiers, est, selon notre chercheur, un bon curseur des forces qui peuvent y naître, « on critique l’attachement au territoire, mais cet attachement peut être l’occasion decréer quelque chose. Par exemple, la scène rap bruxelloise, c’est une musique territoriale à l’origine de liens productifs et créatifs. »
Chez Samarcande, on s’estime « très à l’aise » quant à la méthodologie utilisée. Madeleine Guyot nous le dit clairement :« Les questions que nous avons posées étaient neutres. On leur demandait « comment tu vis ta ville ? Quelle est ta journée type ? » Notre étude n’est passcientifique, c’est plutôt une réflexion collective. »
Difficile de douter qu’il existe à Bruxelles, comme dans de nombreuses grandes villes, des phénomènes de cloisonnement social et urbain. Difficile aussi de douter que lesquartiers où la précarité sociale est prégnante soient aussi des viviers d’initiatives et de créativité. Loin de ces discussions théoriques, desprojets naissent tous les jours pour que les jeunes se rencontrent et transcendent les barrières tant physiques que mentales.
Trois filles et des gants de boxe pour faire bouger la ville
Elles estiment qu’on leur a manqué de respect. Alors elles rendent les coups. Ces trois filles de dix-huit ans, rejetées des maisons de jeunes, ont créé unincroyable projet : mettre en place des cours de boxe pour filles. Elles ouvrent de nouveaux espaces de mobilité.
Elles sont une dizaine à sautiller en cadence sur le rythme binaire du dernier Stromae. La chaîne est saturée. Elles cognent en rythme, elles frappent dans le vide, ellesesquivent, coups de poing, coups de pied. Puis elles feignent de se battre. Elles sont studieuses et travaillent leurs gestes sous le regard bienveillant du professeur. Elles viennent de la communede Molenbeek, du quartier Anneessens, du quartier Chicago, voire de Nivelles ou d’Alost et ont entre dix et vingt-cinq ans. Chaque semaine, elles se déplacent pour apprendre la boxe thaïou anglaise. Ce projet, nommé « Kaizer street »4 est un antidote concret au repli sur soi et à la résignation.
Dans leur dernière étude relative aux cloisonnements urbains des jeunesses bruxelloises, Andréa Réa et Julie Cailliez, chercheurs à l’ULB,écrivaient : « Une différence genrée marque aussi ces deux jeunesses. Alors que les filles et les garçons du sud-est (de Bruxelles) participent à unvolume comparable d’activités, les filles du nord-ouest sont très peu impliquées dans des activités extrascolaires instituées. Leurs activités extrascolairessont davantage menées dans les réseaux familiaux. » Ici, ce sont trois jeunes filles, dont deux vivent à Anneessens, qui se sont lancées dans cette initiativeaudacieuse, à contre-courant, avec le soutien de l’association Interpoles et du Bureau international de jeunesse (BIJ). Mais au début, il n’y avait qu’elles trois. Elles ont sus’imposer face aux conservatismes et à la méfiance – parfois brutale – que le projet n’a pas manqué de susciter.
Ces trois filles œuvrent à leur manière pour la mobilité : faire sortir les filles de chez elles, les mobiliser autour d’un projet sont les objectifs qu’ellespoursuivent. Elles s’appellent Rizlaine Saïdi M’Rabet, Rajae Mnebhi et Nasma Omoussa.
Rajae est intarissable lorsqu’il s’agit d’expliquer ce qui les a conduites à se lancer dans cette aventure : « On n’habite pas des quartiers faciles, on étaitrejetées des salles d’accueil des maisons de jeunes. Les garçons, on va dire qu’ils n’étaient pas des plus accueillants. » Et Nasma d’ajouter : « Onfaisait des cours de boxe mixtes, mais du jour au lendemain, les filles ne pouvaient plus venir, à croire qu’on n’a plus le droit de rien faire. » Rizlaine explique leuridée : « On a décidé de l’organiser nous-même, ce cours de boxe. » Pour elles, la boxe, c’est un peu plus qu’un sport : « c’est notrecombat pour changer les mentalités », s’exclament-elles en chœur.
On sent comme un petit goût de guerre des sexes dans cette histoire. Ce que nuance Rajae : « On savait que d’autres filles étaient dans la même situation quenous. On essaye d’abord de se regrouper entre nous, pour ensuite revenir, en Maison de jeunes, dans la rue, car on veut de la mixité, on veut casser des barrières. »
Rajae, Rizlaine et Nasma poursuivent leur combat. Elles cherchent des budgets, elles fouinent pour trouver une salle plus grande, elles discutent avec les échevins, elles dégotentdes professeurs de boxe motivés par le projet. Elles font preuve d’une grande maturité du haut de leurs dix-huit ans.
Cédric Vallet
1. Samarcande :
– adresse : rue de Theux, 51-53, à 1040 Bruxelles
– tél. : 02 647 47 03
– courriel : samarcande@skynet.be
– site : www.samarcande.be
2. Etude intitulée Les jeunesses bruxelloises, au coeur des cloisonnements urbains
3. Editions du souffle :
– adresse : avenue Albert Giraud, 47 à 1030 Bruxelles
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4. Kaizer street :
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