Avant de parler de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, il faut prendre la mesure du chantier qu’elle représente. Cet exercice de participation citoyenne inédit a réuni pendant un an (de mai 2021 à mai 2022) 200 citoyens européens, choisis au hasard dans les 27 pays de l’Union européenne (UE), afin qu’ils puissent façonner le futur de l’Europe comme ils l’entendent. Sur le papier, la promesse est alléchante, notamment à un moment charnière de la construction européenne – quand son manque de tonalité «sociale» lui est régulièrement reproché.
C’est finalement une cinquantaine de recommandations politiques, qui se déclinent elles-mêmes en plus de 300 mesures concrètes, qui ont fait l’objet d’un consensus entre les participants. L’une des idées phares mises en avant par la Conférence est celle de garantir plus de justice sociale en Europe. L’avenir de l’Europe, selon les signataires du rapport final, n’ira pas sans une Union «fondée sur la solidarité, la justice sociale et l’égalité».
Dans les 342 pages de rapport de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, on peut en effet lire qu’une «grande préoccupation des citoyens est de trouver des conditions et des droits égaux dans différents domaines: soins de santé, services sociaux, éducation et formation tout au long de la vie, égalité des chances pour les habitants des zones rurales et urbaines, prise en compte des considérations démographiques».
Ainsi, «à l’avenir, les Européens, dans tous les États membres et toutes les régions, ne devraient plus subir de discrimination en raison de leur âge, de leur lieu de résidence, de leur nationalité, de leur sexe, de leur religion ou de leurs préférences politiques. Ils devraient se voir offrir des niveaux de vie, des salaires et des conditions de travail décents. L’UE doit être plus qu’une union économique. Les États membres doivent faire preuve de plus de solidarité les uns envers les autres». En d’autres termes, il faut une Europe plus sociale, estiment les participants.
Les dirigeants européens «prennent note» des propositions de la Conférence sur l’avenir de l’Europe
Mais une fois que cela a été dit, comment, concrètement, traduire ces belles déclarations dans la réalité du travail législatif européen? C’est toute la question qui agite le microcosme européen actuellement. En fait, bon nombre de propositions qui émanent de la Conférence sur l’avenir de l’Europe nécessiteraient, pour être mises en œuvre, de «réouvrir» les traités européens. Les mesures dans le domaine social ne font pas exception à la règle, bien au contraire, puisque la compétence en la matière reste majoritairement entre les mains des capitales européennes. En d’autres termes, Bruxelles est relativement impuissante dès lors qu’il s’agit de mieux protéger les Européens, de leur offrir une sécurité sociale adéquate, d’intervenir sur les marchés du travail, d’améliorer les systèmes éducatifs, etc.
Or personne, au sein du Conseil (qui rassemble les 27 États membres de l’UE), ne s’est clairement dit favorable à cette hypothèse, car, pour beaucoup de pays, modifier les traités revient à ouvrir une «boîte de Pandore» qu’ils préfèrent garder fermée, question de commodité. Un véritable débat doit pourtant s’ouvrir – autant entre les institutions qu’au sein du Conseil – pour savoir quelle suite donner aux propositions de la Conférence. Et, pour l’instant, le sujet a été soigneusement évité.
En effet, durant le Conseil européen des 23 et 24 juin à Bruxelles, les 27 chefs d’État et de gouvernement européens ont dit tout le bien qu’ils pensaient de ce grand exercice de participation citoyenne, ont souligné avoir «pris note» des propositions de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, ont attesté du fait que cette dernière «a été une occasion unique de dialoguer avec les citoyens européens», mais cela s’arrête là. À aucun moment les Vingt-sept ne se sont engagés à aller de l’avant et impulser un quelconque mouvement en vue de l’éventuelle refonte des traités – pourtant nécessaire, à en croire les citoyens.
Bon nombre de propositions qui émanent de la Conférence sur l’avenir de l’Europe nécessiteraient, pour être mises en œuvre, de «réouvrir» les traités européens.
«Un suivi efficace de ce rapport doit être assuré par les institutions, chacune dans les limites de sa propre sphère de compétences et conformément aux traités», écrivent simplement les dirigeants dans leurs conclusions, sans trop se mouiller. Ils s’engagent aussi, parce que cela ne coûte rien, «à ce que les citoyens soient informés du suivi donné aux propositions formulées dans le rapport».
Une modification des traités, si nécessaire
Pourtant, les propositions de la Conférence sur l’avenir de l’Europe ne sont pas anodines: celle-ci a ainsi plaidé pour en finir avec les votes à l’unanimité au Conseil dans les domaines de la politique étrangère, de la fiscalité, du budget et du social notamment – et leur préférer des scrutins à la majorité qualifiée. Or c’est un serpent qui se mord la queue: «Pour mettre fin à l’unanimité, il faut… un vote à l’unanimité», rappelle le directeur de la Fondation Robert-Schuman à Bruxelles, le spécialiste des questions européennes Eric Maurice. La Conférence a aussi réclamé le renforcement des prérogatives du Parlement européen, en militant pour un «véritable» droit d’initiative et un «droit d’enquête» plus affirmé – pour exercer un meilleur contrôle sur la Commission européenne, la célèbre gardienne des traités…
L’une des recommandations vise par ailleurs à introduire une «citoyenneté européenne», qui rimerait avec un certain nombre de droits et de libertés nouvelles. De nouveaux «droits fondamentaux européens» (eux aussi inscrits dans les traités) pourraient également voir le jour – avec une mention au mariage pour tous et à l’adoption. Pour l’eurodéputé vert allemand Daniel Freund, très impliqué dans les travaux de la Conférence, «il ne faut pas que ces propositions de réforme restent dans les tiroirs, mais qu’elles soient appliquées immédiatement». Mais Eric Maurice met en garde: «Bon nombre de propositions supposent un élargissement et un approfondissement de l’action de l’Union.»
De son côté, la Commission européenne a publié, le 17 juin dernier, une analyse des 326 mesures proposées par la Conférence. La vice-présidente de l’institution, Věra Jourova, a ainsi rappelé que «la Conférence sur l’avenir de l’Europe a créé une dynamique pour écouter plus attentivement les citoyens européens, et nous devons maintenant produire des résultats tangibles». Surtout, la Commission, plus encline que le Conseil à lancer un débat autour de l’opportunité de rouvrir les traités, a promis qu’elle veillera «à ce que les nouvelles réformes et politiques et les discussions sur la nécessité de modifier les traités ne s’excluent pas mutuellement, en mettant l’accent sur la valorisation de ce qui est actuellement possible et tout en étant ouverte à une modification des traités là où cela sera nécessaire».
Pas le moment de changer les règles du jeu
L’eurodéputé belge Philippe Lamberts, membre du groupe des Verts/Alliance libre européenne au Parlement européen, ne cache pas sa déception face à la tournure prise par les événements. «On comptait sur la présidence française du Conseil de l’UE pour enclencher une Convention, en vue d’amorcer une potentielle réouverture des traités, comme le demande le Parlement, mais la France n’a rien fait», soupire-t-il. La France était aux manettes du Conseil de l’UE de janvier à juin, et a passé le flambeau à la République tchèque jusqu’à la fin de l’année. Ainsi, pour Philippe Lamberts, la Conférence sur l’avenir de l’Europe n’était qu’un «vaste exercice de communication pour le président français Emmanuel Macron auquel il ne compte visiblement pas donner suite, et c’est vraiment dommage».
En effet, ce n’est autre qu’Emmanuel Macron qui a appelé de ses vœux la tenue d’une telle Conférence, avant même la pandémie de Covid-19. Son lancement a été retardé, mais la Conférence n’a pas pour autant été annulée. Et le 9 mai dernier, pour la Journée de l’Europe, quand la Conférence a rendu ses conclusions, là encore, Emmanuel Macron était dans l’hémicycle du Parlement européen pour rappeler son rôle central dans la tenue de cet exercice. Dans l’Hexagone, les élections présidentielles, elles, ont été organisées en avril – soit peu de temps avant la cérémonie de clôture de la Conférence…
Pour Philippe Lamberts (Verts/Alliance libre européenne), la Conférence sur l’avenir de l’Europe n’était qu’un «vaste exercice de communication pour le président français Emmanuel Macron, auquel il ne compte visiblement pas donner suite, et c’est vraiment dommage».
En septembre, c’est la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen qui prendra place derrière le même pupitre, au centre de l’hémicycle à Strasbourg, pour son traditionnel «discours sur l’État de l’Union». Évoquera-t-elle l’Europe sociale? Certainement. Le changement des traités? Si elle est d’humeur courageuse, oui. Quoi qu’il en soit, elle a d’ores et déjà promis de s’inspirer des mesures proposées par les citoyens pour nourrir son allocution, qui doit compiler les grandes priorités de l’exécutif européen pour l’année à venir. Ursula von der Leyen a par ailleurs déjà souligné que «l’UE doit continuer à répondre aux attentes des citoyens européens». Et la présidente d’ajouter: «Leur message a été reçu cinq sur cinq et, maintenant, il est temps d’agir.»
Mais même au sein de l’hémicycle européen, tout le monde n’est pas en faveur d’un changement de traités. L’eurodéputée Željana Zovko, membre croate du groupe du Parti populaire européen (PPE), pense ainsi qu’il était «intéressant d’entendre les citoyens» à l’occasion de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, mais que durant une période «de grande crise sur le plan sanitaire et de la sécurité, ce n’est pas le bon moment pour changer les règles du jeu». Les citoyens risquent donc bel et bien de rester sur leur faim.
En savoir plus
«Une Conférence sur l’avenir de l’Europe pour la rendre plus ‘sociale’?», Alter Echos web, 26 avril 2021, Céline Schoen.