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Regard critique · Justice sociale

Culture

La culture à l’école, la fin des inégalités?

En Fédération Wallonie-Bruxelles, la rencontre de la vie culturelle à travers la scolarité est devenue une priorité. Si les initiatives de démocratisation sont à saluer, sur le terrain, l’égalité d’accès est encore loin d’être généralisée. Décryptage.

(c) Teresa Sdralevich

Une matinée de fin juin. Plusieurs dizaines d’enfants sortent de la petite salle du site Wolubilis situé à Woluwe-Saint-Lambert. Ils et elles sont en deuxième maternelle et viennent des écoles aux alentours. «On est allés voir la pièce Lagneau. C’était chouette!», s’exclame une fillette. «Il y a eu beaucoup de vives réactions. C’est important d’assister à des spectacles avec eux, beaucoup de parents n’emmènent jamais leurs enfants au théâtre», commente l’une des institutrices. À l’intérieur, la comédienne Deborah Marchal replie les décors. L’artiste est une habituée des représentations scolaires. Elle rencontre régulièrement les écoles à travers les deux créations jeune public dans lesquelles elle joue: Lagneau pour les petits dès 3 ans et Norman c’est comme normal, à une lettre près pour les enfants de 7 à 12 ans. «Cela a beaucoup de sens pour moi, ces espaces apportent une ouverture sur l’imaginaire. Les spectacles peuvent aborder des sujets qui ne sont pas discutés en classe ou en famille.»

La culture pour toutes et tous

Aller voir des spectacles, visiter un musée, assister à un concert: les sorties culturelles dans le cadre scolaire n’ont rien de neuf. Même chose pour la rencontre avec des artistes au sein des classes. Le problème, c’est que jusqu’à récemment, ces initiatives dépendaient de la volonté et de la sensibilité des enseignants et du projet de l’école. Résultat: d’un côté, des établissements très dynamiques; de l’autre, des institutions reléguant la culture au bas de la liste de leurs priorités. Pour réduire ces inégalités, les nouvelles réglementations de la Fédération Wallonie-Bruxelles dressent des lignes novatrices. Désormais obligatoire, le Parcours d’éducation culturelle et artistique, le «PECA», a pour objectif de permettre à chaque élève d’accéder à la vie culturelle de la maternelle à la fin du secondaire.

Aller voir des spectacles, visiter un musée, assister à un concert: les sorties culturelles dans le cadre scolaire n’ont rien de neuf. Même chose pour la rencontre avec des artistes au sein des classes. Le problème, c’est que jusqu’à récemment, ces initiatives dépendaient de la volonté et de la sensibilité des enseignants et du projet de l’école.

Pour ce faire, le parcours repose sur trois composantes: des cours d’éducation culturelle et artistique, le développement de pratiques individuelles et collectives, et, enfin, des rencontres avec des artistes, des partenaires culturels et des œuvres. «C’est un travail d’équipe entre le secteur de l’enseignement et celui de la culture. Nous avons adapté le programme de la Fédération pour offrir un éventail de propositions de plus en plus large, afin que les écoles puissent choisir en fonction de leurs projets, de leurs élèves, de leurs envies», commente Catherine Stilmant, directrice du Service de pilotage du PECA.

La tension imposée par la volonté universaliste

Le Centre scénique jeunes publics de Bruxelles, Pierre de Lune, est l’un des acteurs clés du PECA. Cette institution programme des spectacles dans différents lieux et accompagne les écoles pour que les élèves puissent rencontrer des artistes et des œuvres. «Le PECA, c’est formidable! Cependant, si la volonté de toucher tous les élèves est louable, le revers de la médaille pourrait être une potentielle perte de qualité au profit de la quantité d’écoles à couvrir», commente Christian Machiels, directeur. Projet en pleine implémentation, le PECA fait l’objet de nombreux débats. Artistes intervenant dans les écoles, professeurs d’art, spécialistes de la formation initiale des enseignants: chacun souligne les bienfaits théoriques du programme, mais pointe différents freins tels que le manque de moyens alloués, la discordance dans certains aspects pratiques et les disparités territoriales.

 

Projet en pleine implémentation, le PECA fait l’objet de nombreux débats. Artistes intervenant dans les écoles, professeurs d’art, spécialistes de la formation initiale des enseignants: chacun souligne les bienfaits théoriques du programme, mais pointe différents freins tels que le manque de moyens alloués, la discordance dans certains aspects pratiques et les disparités territoriales.

Sans entrer dans les détails des discussions, Alter Échos a relevé une grogne marquée quant à la nouvelle temporalité des projets à mettre en place. Nombre d’artistes regrettent la réduction des initiatives au long cours au profit d’ateliers plus ponctuels, mais dès lors à portée plus universelle. «Par exemple, avant, il y avait un programme de résidence artistique en milieu scolaire. C’était très fort en termes de relations et d’échanges, mais il a été supprimé sous prétexte qu’il ne couvrait pas toutes les écoles», confie une artiste visuelle active dans le cadre scolaire qui préfère rester anonyme.

L’art, un pas de côté

Une autre crainte circulant parmi les artistes repose sur le fait que leurs pratiques puissent être minimisées. Si aujourd’hui il ne s’agit que d’une peur, il est néanmoins important qu’elle puisse être énoncée et entendue. Imaginons, par exemple, qu’un parent d’élève, photographe amateur, vienne parler bénévolement de son hobby, si cela devait être un jour considéré par les écoles comme une activité du PECA au même titre que la venue d’un artiste professionnel, on pourrait risquer que, petit à petit, les participations d’artistes extérieurs au travail de création singulier soient diminuées, voire disparaissent par souci d’économie. Marie Koerperich, responsable de l’Espace Livres de l’asbl Le Maître Mot, intervient régulièrement dans l’enseignement maternel et primaire; elle souligne l’importance du pas de côté que permet la démarche artistique. «Ces expériences éveillent une multitude de choses dans le cœur et l’âme des enfants. Très souvent, grâce aux artistes, les professeurs découvrent de nouvelles compétences chez leurs élèves. Et ça, c’est magnifique. Je me souviens par exemple d’une professeure très surprise par la réaction d’un élève qui m’a dit: ‘On a toujours l’impression qu’il ne va jamais y arriver, et là, je le découvre à un autre niveau.’»

La motivation des professeurs comme pilier

En face des artistes, il y a bien sûr les profs! Qu’on se le dise, jusqu’à nouvel ordre, même avec les nouvelles directives, la démocratisation de l’accès à la culture repose encore et toujours sur la sensibilité des enseignants à cette question. Remplir des appels à projets, trouver les fonds pour organiser une sortie au théâtre ou éplucher le programme du PECA, toutes ces démarches requièrent du temps, de la volonté et de la motivation. Laure Derenne est professeure de français dans différentes écoles secondaires. Loin des cabinets ministériels, forte de son expérience de terrain, elle observe les freins à l’accès des jeunes à la culture dans le cadre scolaire. «Le calendrier de plusieurs appels à projets auxquels nous pouvons répondre ne correspond pas à nos agendas. Il faut postuler une année pour l’année suivante; or quand on n’est pas nommée, ce qui est mon cas, on ne sait pas avec certitude dans quelle école on enseignera, ni quelles seront nos attributions pour l’année suivante.»

Remplir des appels à projets, trouver les fonds pour organiser une sortie au théâtre ou éplucher le programme du PECA, toutes ces démarches requièrent du temps, de la volonté et de la motivation.

Un autre aspect souligné est la réalité financière des sorties. «Même si les places pour les élèves coûtent moins cher, le prix des tickets peut néanmoins représenter un obstacle pour les parents si l’école n’intervient pas.» Loin de se cantonner aux cours de français, le PECA se veut transversal et interdisciplinaire, il concerne donc toutes les matières. Alice Maes, qui enseigne l’anglais dans le réseau officiel, estime que la culture est un axe clé de l’apprentissage des langues et se montre très motivée à intégrer le PECA à ses cours. Mais une fois encore, entre la théorie et la pratique, il y a un monde. «Le programme culturel est très francophone, il faut sans arrêt innover et trouver des solutions pour amener la culture autrement…»

Déconstruire ses propres biais

Évidemment, au cœur de l’accès à la culture se pose l’épineuse question de la légitimité de tel ou tel bien culturel. Comme l’indique la pensée bourdieusienne, les connaissances et la capacité à apprécier les œuvres issues de la «culture savante» telles que le théâtre, la musique classique et la peinture sont d’autant plus importantes que la classe sociale à laquelle on appartient est favorisée. Or c’est souvent cette «culture savante» qui reste valorisée par l’institution scolaire.

Loin de se cantonner aux cours de français, le PECA se veut transversal et interdisciplinaire, il concerne donc toutes les matières.

Laure Derenne observe cette distinction de «capital culturel» au cœur de ses classes. «Ce que je trouve dur pour les élèves issus de l’immigration, c’est qu’ils ont chez eux une culture très forte, mais qui n’est pas la même que celle enseignée à l’école et qui est méconnue de nombreux professeurs. On en fait trop souvent abstraction, comme si elle n’existait pas.» Il en va de même pour la culture dite populaire. Alors, comment faire pour ne pas reproduire les inégalités en ne favorisant principalement que la culture «des héritiers»(1)? «J’ai bien sûr moi aussi des biais, mais j’essaie de les dépasser et de faire preuve de curiosité parce que c’est ce que j’ai à cœur de transmettre. Par exemple, quand je demande aux élèves de me faire un exposé sur une œuvre culturelle, j’intègre ou j’accueille avec intérêt des propositions comme des séries, la biographie d’un sportif, un jeu vidéo…», continue Laure Derenne. Cette enseignante a à cœur de découvrir et de créer des ponts entre des artistes de différentes époques et de différents horizons géographiques. «Je trouve riche de leur montrer qu’il s’agit avant tout d’un échange, qu’ils m’apprennent des choses et que la culture est partout, bien plus vaste et plus vivante que la première image qui nous vient souvent à l’esprit quand on pense à la culture dite savante et acceptable comme objet d’étude.»

Semer des graines

La mixité sociale dans les écoles est également un enjeu majeur pour réduire les inégalités (2), y compris au niveau de l’accès aux biens culturels. Problème, les établissements scolaires restent souvent cloisonnés en termes de publics. «C’est parfois un chemin de contorsion et d’adaptation pour amener les élèves vers des contenus qui ne leur sont pas familiers», explique Alice Maes. L’enseignante se veut néanmoins positive: «Contrairement au programme scolaire, qui reste édicté selon une norme parfois excluante, le PECA peut aider à donner une place à chacun.» En songeant aux regards des élèves devant des tableaux durant leurs voyages de fin de rhéto à Florence ou à leur prestation lors d’un projet artistique au long cours sur la scène du Botanique, l’enseignante conclut: «Je ne pense pas que l’école puisse changer les choses pour chaque élève, mais on sème des graines, et peut-être que, pour certains, ces graines permettront de réduire les inégalités.»

(1) Les Héritiers, Les étudiants et la culture, Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, 1964.

(2) Mixité sociale dans les écoles et inégalité scolaire (inegalites.be).

Jehanne Bergé

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