Alter Échos: C’est quoi une famille aujourd’hui? Quelle est pour vous l’évolution la plus significative?
Madeleine Guyot: La famille nucléaire a vécu, c’est une évidence. Nous sommes désormais dans une société qui accepte davantage les modèles familiaux particuliers.
Laura Merla: Nous avons en Belgique une approche très libérale de la famille. En termes de législation, la Belgique a joué un rôle de pionnier pour tout ce qui concerne la famille, les relations intimes avec le mariage pour tous en 2002. On est un des rares pays européens à avoir adopté, en 2006, l’hébergement égalitaire en cas de séparation. On a souvent l’impression que la famille nucléaire a existé de tout temps et qu’elle a éclaté brusquement. Or, elle n’a pas toujours été le modèle dominant dans la société. Avant la révolution industrielle, avec une société agraire, on avait un fort taux de célibat, on se mariait tard et, longtemps, les femmes avaient une espérance de vie moindre. Ce qui fait que, même s’il y avait une famille nucléaire, les conjoints n’avaient pas la même espérance de vie ensemble. C’est avec la société industrielle que le modèle de la famille nucléaire a été mis en avant, mais il n’a été qu’une parenthèse dans l’histoire de la famille.
AÉ: En Belgique, en Flandre surtout, la famille a longtemps été au centre des discours de certains partis. Est-elle encore un enjeu politique?
LM: Je ne suis pas sûre que la famille soit au centre des préoccupations actuelles des partis ni qu’elle l’ait été très fort en Belgique, si on compare avec la France ou l’Allemagne. Ces deux pays ont eu longtemps des politiques familiales ancrées dans le natalisme, avec l’idée que la famille est l’entité de base de la société, qu’il faut la soutenir, car elle permet la reproduction – dans tous les sens du terme – de la société. Nous avons eu, il y a quelques années, une secrétaire d’État à la famille, mais aujourd’hui les compétences sont totalement éclatées entre l’enseignement, l’aide à la jeunesse, la petite enfance…
On a souvent l’impression que la famille nucléaire a existé de tout temps et qu’elle a éclaté brusquement. Or, elle n’a pas toujours été le modèle dominant dans la société. Avant la révolution industrielle, avec une société agraire, on avait un fort taux de célibat, on se mariait tard et, longtemps, les femmes avaient une espérance de vie moindre. Ce qui fait que, même s’il y avait une famille nucléaire, les conjoints n’avaient pas la même espérance de vie ensemble. C’est avec la société industrielle que le modèle de la famille nucléaire a été mis en avant, mais il n’a été qu’une parenthèse dans l’histoire de la famille.
Laura Merla
MG: Je suis à la Ligue des Familles depuis quelques mois seulement, mais je suis fort préoccupée par cette dispersion des compétences. Il faudrait tout de même que tous les niveaux de pouvoir se rendent compte qu’ils sont concernés par la famille. Je ne pense pas qu’il faille pour autant une ou un ministre chargé de cette compétence, mais plutôt une prise en charge globale des conditions idéales pour être parent. Quand on parle des crèches, les Régions nous disent qu’elles ne sont pas concernées sauf que les crèches, c’est aussi une question d’infrastructure et d’emploi. Il faudrait une sorte d’accord sur la manière dont on prend soin des familles à travers les différents niveaux de pouvoir.
LM: La complexité institutionnelle n’arrange rien. On peut observer des différences entre la Flandre et la partie francophone du pays. La Flandre est plus généreuse par rapport à certains dispositifs comme les congés parentaux et cela se traduit dans les statistiques, car il y a davantage d’hommes en Flandre qui prennent ces congés. Mais on ne peut vraiment pas dire qu’il y ait une politique familiale centralisée, que ce soit au niveau des Régions et du fédéral.
AÉ: En Flandre, l’Église a joué un rôle évident dans le soutien à la famille. Ce n’est plus le cas?
LM: Si on examine la résistance autour de l’EVRAS (éducation à la vie affective et sexuelle NDLR), on se rend compte qu’elle est le fait de mouvements religieux traditionnels chrétiens et musulmans. Ce discours qui met en avant la famille traditionnelle est porté par les partis d’extrême droite et conservateurs en Flandre. C’est le cas clairement du Vlaams Belang et dans une moindre mesure de la N-VA. Son président, Bart de Wever, a tout de même écrit un livre, Woke, qui, s’il ne dénonce pas l’émancipation féminine, est tout de même une remise en question des théories du genre.
Il faudrait tout de même que tous les niveaux de pouvoir se rendent compte qu’ils sont concernés par la famille. Je ne pense pas qu’il faille pour autant une ou un ministre chargé de cette compétence, mais plutôt une prise en charge globale des conditions idéales pour être parent. Quand on parle des crèches, les Régions nous disent qu’elles ne sont pas concernées sauf que les crèches, c’est aussi une question d’infrastructure et d’emploi. Il faudrait une sorte d’accord sur la manière dont on prend soin des familles à travers les différents niveaux de pouvoir.
Madeleine Guyot
AÉ: Les familles nombreuses ont longtemps été soutenues par des avantages administratifs, financiers. La Ligue des familles s’appelait jusqu’en 1971 la Ligue des familles nombreuses. Aujourd’hui, on a l’impression qu’elles ne sont plus très bien acceptées. Les discriminations en matière d’accès au logement sont évidentes…
MG: Je constate en tout cas que les familles nombreuses en situation de vulnérabilité économique sont vraiment en très grande difficulté. Elles sont un peu les oubliées des politiques de discriminations positives. Il faut porter une plus grande attention aux familles nombreuses précarisées. Particulièrement en matière d’accès au logement. À la Ligue, nous soutenons tous les modèles familiaux, mais nous restons préoccupés par les familles nombreuses. Nous avons d’ailleurs toujours la carte de réduction pour ces familles et nous sommes toujours partenaires du Fonds du logement wallon des familles nombreuses. Mais il est vrai que nous sommes presque dans une compétition de différents modèles familiaux.
AÉ: Tout notre environnement socioculturel (loisirs, organisation sociale) repose sur le modèle de la famille de quatre personnes. Papa, maman (ou des parents de même sexe), deux enfants. Comme s’il était le seul souhaitable?
MG: C’est vrai et c’est pourtant une vue de l’esprit, car même les familles avec deux enfants sont en difficulté. On travaille beaucoup sur la conciliation de la vie professionnelle et familiale et on constate, à partir du baromètre que nous établissons tous les deux ans, que 70% des parents disent être en difficulté pour travailler à temps plein et ça atteint les 85% quand les enfants sont en bas âge. On a un modèle de la famille avec deux enfants, car on pense que c’est le plus répandu, le plus accepté, celui qui tient économiquement, mais ce n’est pas le cas.
LM: La gestion de la pandémie nous a dit beaucoup sur la manière dont nos gouvernants pensent la famille. Les «bulles» de contacts étaient calquées sur le modèle de la famille nucléaire: deux parents, deux enfants. Des unités de quatre personnes pouvaient rencontrer d’autres unités de quatre personnes. Cela été très discriminant pour les familles nombreuses et il faut savoir qu’une famille nombreuse aujourd’hui ne veut pas dire famille classique, c’est souvent une famille recomposée. C’était discriminant aussi pour les familles monoparentales. Or, la majorité des ménages en Belgique sont composés d’une seule personne. En fait aujourd’hui, les familles se polarisent en deux sens. On a de plus en plus de familles monoparentales d’une part et des familles nombreuses, parce que recomposées d’autre part.
AÉ: Les familles nombreuses où les femmes ont cinq, six, sept enfants, cela devient très rare et donc un peu suspect?
LM: Oui, cela donne l’impression que ces familles sont très traditionnelles. Le mouvement qui a conduit les familles à se transformer fortement au cours de ces dernières décennies est évidemment lié à l’émancipation féminine. Il s’est accompagné d’un fort rejet du rôle de la femme assigné à l’éducation des enfants. C’est un rejet qui était nécessaire, car les femmes étaient enfermées dans ce rôle-là. Mais cela s’est accompagné aussi d’un manque de reconnaissance du fait que prendre soin d’un enfant n’est pas nécessairement contraire à l’émancipation d’une femme. Depuis les années 80-90, on utilise le concept de défamiliation pour évaluer comment dans une société donnée, les femmes peuvent atteindre un niveau de vie digne tout en étant soutenues dans les différents moments de choix dans la vie. Cela se traduit par deux grands types de dispositifs. Soit on externalise le «care» en développant des infrastructures comme les crèches. Soit on permet aux personnes de pouvoir, un moment, faire un pas de côté pour prendre en charge des enfants, un conjoint, un parent, de faire du «care», via les congés parentaux qui permettent de maintenir le lien avec le marché du travail. Progressivement, cette notion de défamiliation a bifurqué sur l’externalisation du «care». Avec l’idée que, pour être émancipée, une femme doit pouvoir se libérer complètement des besoins du care. Or ça, c’est nier le fait que nous sommes tous des individus vulnérables. Nous avons tous besoin à un moment de notre vie de prendre soin des autres et qu’on prenne soin de nous. On est allé très loin dans la dénonciation des charges du care au point d’oublier que cela fait partie de la vie de chacun.
On travaille beaucoup sur la conciliation de la vie professionnelle et familiale et on constate, à partir du baromètre que nous établissons tous les deux ans, que 70% des parents disent être en difficulté pour travailler à temps plein et ça atteint les 85% quand les enfants sont en bas âge. On a un modèle de la famille avec deux enfants, car on pense que c’est le plus répandu, le plus accepté, celui qui tient économiquement, mais ce n’est pas le cas.
Madeleine Guyot
AÉ: Cela amène donc à porter un regard négatif sur le care et donc le soin aux enfants?
LM: Oui, avec ce paradoxe: on dévalue le fait de s’occuper des enfants et des parents âgés et on confie le «care» à des personnes rémunérées… qui sont bien sûr des femmes.
AÉ: Ne sort-on pas finalement du modèle de la famille avec enfants? De plus en plus de femmes disent ne pas en vouloir. Pour des raisons écologiques, mais pas seulement.
MG: L’évolution de la société va vers une grande individualisation. J’ai 45 ans, je ne suis pas de la génération des parents qui ont 30 ans ni des parents qui ont 20 ans. Le rapport à l’avenir a changé. On sait que les jeunes de 20 ans ne vont pas bien. Ils ont des idées suicidaires plus présentes et ceux qui ont 30 ans ont intégré que l’emploi n’est plus à vie, qu’il faut être très agile sur le marché du travail et qu’il est préférable d’attendre avant éventuellement de fonder une famille.
Depuis les années 80-90, on utilise le concept de défamiliation pour évaluer comment dans une société donnée, les femmes peuvent atteindre un niveau de vie digne tout en étant soutenues dans les différents moments de choix dans la vie. Cela se traduit par deux grands types de dispositifs. Soit on externalise le «care» en développant des infrastructures comme les crèches. Soit on permet aux personnes de pouvoir, un moment, faire un pas de côté pour prendre en charge des enfants, un conjoint, un parent, de faire du «care», via les congés parentaux qui permettent de maintenir le lien avec le marché du travail. Progressivement, cette notion de défamiliation a bifurqué sur l’externalisation du «care». Avec l’idée que, pour être émancipée, une femme doit pouvoir se libérer complètement des besoins du care.
Laura Merla
AÉ: La notion d’épanouissement personnel pour une femme ne passe peut-être plus par la maternité, mais davantage par le couple?
LM: Pas nécessairement à travers le couple, mais plutôt dans des projets personnels. L’impératif normatif qui est fait aux femmes d’être mère est extrêmement fort et pendant très longtemps on a considéré qu’une femme ne pouvait s’épanouir que si elle devenait mère. On entre dans une période où le fait de proclamer son non-désir d’enfant devient à la fois audible et dicible. Même si ça reste stigmatisant…
AÉ: Stigmatisant?
LM: Oui, dans les interactions quotidiennes. Dans les relations familiales où l’on demande sans cesse: «Alors quand vas-tu t’y mettre?» Mais aussi entre collègues de travail. Par ailleurs, toute une série de dispositifs ont été mis en place dans les entreprises pour soutenir les parents qui veulent un emploi du temps plus flexible, au-delà des avantages légaux. On commence à entendre les voix des travailleurs et travailleuses sans enfant qui ont peut-être aussi le droit de s’épanouir dans d’autres sphères que le travail et bénéficier de dispositifs qui permettent de dégager du temps.
MG: Je ne pense pas en tout cas pas que les générations précédentes nous ont montré que la femme s’épanouissait en étant femme au foyer. Si on voit les chiffres de la monoparentalité, on est tout de même à 60.000 ménages monoparentaux à Bruxelles dont 80% sont des femmes seules, le plus souvent en situation de vulnérabilité. Et les femmes savent qu’en cas de rupture du couple, c’est souvent elles qui devront assumer seules la charge de la parentalité. Ce sont déjà elles qui, dès le départ, en ont la charge mentale.
AÉ: Avoir une famille ne fait plus rêver?
MG: Je crois en effet que la famille ne fait plus rêver. Ce qui est intéressant maintenant, c’est le fait d’être dans une société qui accepte bien mieux la coparentalité. On va de plus en plus vers un regain de la solidarité communautaire avec, par exemple, des maisons communautaires de femmes. Et si les enfants s’y retrouvent, pourquoi pas?