Les problèmes posés par le statut de cohabitant dans la sécurité sociale et dans l’octroi du revenu d’intégration sociale sont dénoncés depuis des années par les syndicats, le monde associatif et surtout les organisations de femmes. La prise de conscience des effets pervers des discriminations posées par ce statut a aussi gagné le monde politique. Et pourtant rien ne bouge. Pourquoi? Nous avons rencontré une spécialiste de ce dossier, Guislaine Julémont, ancienne secrétaire adjointe à la Ligue des familles et collaboratrice bénévole aux Femmes prévoyantes socialistes.
Alter Échos: Comment et pourquoi a-t-on ainsi adapté les taux d’indemnisation des chômeurs en fonction de leur situation familiale?
Guislaine Julémont: On a introduit le statut de cohabitant dans le secteur du chômage en 1980, il a ensuite été étendu au secteur de l’assurance maladie-invalidité en 1986. On a créé le statut de cohabitant avec charge de famille, sans charge et d’isolé. Pour moi, c’est un déni de droit parce que c’est considérer qu’une personne dans le couple n’a pas de charge de famille alors qu’elle en a bien sûr. Et si tous deux se retrouvent au chômage, aucun n’est considéré comme chef de ménage. Aberrant non? Tous les deux ont pourtant cotisé à la sécurité sociale pour avoir un droit individuel au chômage.
Notre système de sécurité sociale est basé sur deux valeurs: le travail et la famille traditionnelle, et cela induit des incongruités à tous les niveaux. Voyez une famille où la mère est au foyer, l’homme au chômage et un enfant trouve du travail. L’homme va garder son allocation de chef de ménage. Il a toujours sa femme à charge. Mais dans une famille monoparentale, la chômeuse dont un enfant travaille passe au statut de cohabitant parce qu’elle est considérée comme n’ayant plus de charge de famille même si elle a encore d’autres enfants à charge. La charge de famille est ici reprise par l’enfant qui travaille. Vous voyez l’ineptie du système? Cela prouve que la charge de famille dans le secteur du chômage comme de la maladie, c’est l’épouse qui ne travaille pas.
A.É.: D’où vient cette approche? Le statut de cohabitant existe-t-il dans d’autres pays européens?
Gu.J.: Non, c’est typiquement belge. Au début des années 50, il existait une allocation de mère au foyer pour les travailleurs. On a introduit cela aussi pour les chômeurs. Mais quand on a supprimé l’allocation de «foyer» pour les travailleurs, on l’a gardée dans le système du chômage. D’où vient ce statut? Il vient des études sur la pauvreté, de Herman Deleeck et de Bea Cantillon (Université d’Anvers). Ces études ont montré que le risque de pauvreté était plus grand dans les familles avec un seul revenu. Il existait des taux d’isolé et de chef de ménage dans la législation chômage, on a introduit celui de cohabitant pour aider les plus pauvres. C’était une approche très «CVP». On n’a pas réfléchi aux effets discriminatoires que cela allait entraîner. Quand on a réformé l’assurabilité en soins de santé, l’Inami avait proposé qu’on introduise un système universaliste, basé sur l’individualisation des droits mais qui aurait été indépendant du système de sécu basé sur le travail. Le gouvernement de l’époque a refusé.
A.É.: Pourquoi malgré les critiques, rien ne bouge au niveau politique?
Gu.J.: Parce que revenir à un système universaliste obligerait à revoir toute la sécurité sociale dans ses valeurs comme dans le coût qu’elle représente. Cela tétanise les partis politiques, surtout dans le contexte actuel de menaces sur la sécu. Il faudrait un gouvernement qui ait le courage de supprimer la notion de cohabitant mais cela coûterait très cher.
A.É.: Même en alignant tout le monde sur le statut d’isolé?
Gu.J.: Si on aligne les chefs de famille sur le statut d’isolé, ces personnes tomberont dans la pauvreté. À moins de revoir les montants bien sûr.
A.É.: Pourtant le statut de cohabitant est une contrainte aussi pour certaines politiques. Il freine les projets de la Région wallonne pour promouvoir l’habitat groupé, l’habitat kangourou. Sans compter les colocations, une alternative au coût du logement qui se heurte à l’intransigeance de l’Onem ou de certains CPAS…
Gu.J.: Il faut reprendre toute la réflexion sur la sécurité sociale en essayant de voir comment passer progressivement du système basé sur la famille (male breadwinner family) à l’individualisation du droit. Mais ce système universel suppose aussi qu’il ne soit plus exclusivement basé sur le travail. On aurait un système d’individualisation mais où tout le monde devrait cotiser à la sécu, en exemptant seulement les enfants de moins de 18 ans. On ferait ce que l’Inami avait naguère proposé: garder la sécurité sociale des travailleurs pour les seuls travailleurs et à côté mettre en place un système qui prenne en charge ceux qui ne travaillent pas en créant des passerelles entre les deux systèmes. Aujourd’hui il y a trop d’absurdités. Les femmes au foyer n’ont pas tort quand elles constatent qu’on a créé des allocations d’attente et ouvert le droit à la sécurité sociale pour des jeunes qui n’ont jamais cotisé alors que parmi les femmes au foyer, beaucoup ont travaillé, cotisé mais n’ont droit à rien. Autre curiosité: les étrangers admis au séjour sur le territoire, qui sont sans revenus mais qui entrent dans l’assurance santé. Je ne suis bien sûr pas opposée au fait d’accorder cette assurance aux étrangers et des allocations aux jeunes, mais il y a un problème de cohérence. Il faudrait un passage qui se ferait par petites touches pour ne pas ébranler les fondements de notre régime de sécurité sociale. C’est un peu ce qui s’est fait quand Laurette Onkelinx, quand elle était ministre de l’Emploi, a augmenté le taux d’indemnité accordé au cohabitant
A.É.: C’est un aménagement du système…
Gu.J.: Oui. Des mesures ont été prises pour unifier les taux d’indemnisation des chômeurs, quels que soient leur état civil et leur statut d’activité. Le processus a été enclenché par Laurette Onkelinx et s’est poursuivi avec Joëlle Milquet quand elle était ministre de l’Égalité des chances. Mais il y a des incongruités qui se sont glissées dans les mesures prises. Il y a une uniformisation des montants pendant la première année de chômage mais cette règle ne s’applique que pour les montants maximums. Les montants minimums restent différenciés: 1.134,90 euros pour les chefs de famille, 953,16 pour les isolés et 714,74 pour les cohabitants. On fait coexister une réglementation basée sur le modèle de famille traditionnelle pour les travailleurs à revenus modestes avec une réglementation qui promeut l’individualisation du droit pour les travailleurs dont les revenus sont plus élevés. Mais on notera encore que les chômeurs touchant les montants maximums sont vite pénalisés lorsque la durée de leur chômage augmente. Quant aux cohabitants, ils voient leur allocation diminuer pour atteindre dès le treizième mois de chômage le montant dérisoire de 503 euros. On se retrouve dans une autre mixture de sécurité sociale et d’aide sociale.
Frank Vandenbroucke le signale dans tous ses articles: on ne peut plus penser la sécurité sociale isolément. Il faut la penser dans une politique de l’emploi, de l’économie, de la famille
. On prend toujours des mesures qui répondent à une situation particulière sans imaginer ses effets pervers éventuels.
A.É.: Qui doit porter ce projet politique? Le gouvernement fédéral?
Gu.J.: Sans doute pas ce gouvernement. Les Régions pourraient développer un projet à discuter entre elles et le proposer au fédéral. Il faudrait partir de la base vers le sommet. Chaque Région pourrait le faire en tenant compte de ses particularités mais en préservant un socle commun au fédéral.
A.É.: Parce qu’on pourrait avoir deux Sécus?
Gu.J.: Ou trois ou quatre avec la communauté germanophone. La régionalisation des allocations familiales a été une première brèche.