On pensait la page tournée. Depuis 2009, les familles avaient cessé d’être détenues en centres fermés et étaient hébergées dans les maisons de retour. C’était l’aboutissement d’une longue mobilisation politique et associative et surtout la conséquence de la condamnation de notre pays par la Cour européenne des droits de l’homme. Mais le gouvernement Michel annonce le retour des enfants au 127 bis. Et on s’aperçoit que la loi ne l’a jamais vraiment interdit.
Akiba et Bakar ont été convoqués par la commune. Sans leurs enfants. Déboutés de leur demande d’asile, le couple originaire de Tchétchénie vit dans l’illégalité depuis huit ans. Au guichet, on leur a donné un «projet de convention» avec l’Office des étrangers. On leur demande de signer un document dans lequel toute la famille s’engage à quitter le territoire belge dans le mois.
Ce projet de convention est la première étape d’une procédure qui peut mener dès aujourd’hui la famille à se retrouver détenue en centre fermé. Elle est codifiée dans l’arrêté royal du 17 septembre 2014, signé par Maggie De Block, un arrêté pris donc par gouvernement Di Rupo alors en affaires courantes.
Si Akiba, Bakar et leurs quatre enfants n’organisent pas leur retour dans le calendrier fixé par l’Office, une série de sanctions sont prévues. La première consiste à placer l’ensemble de la famille en maison de retour. Ou placer un des parents en centre fermé et le reste de la famille en maison de retour. Ou encore, et c’est la dernière étape: placer l’ensemble de la famille en centre fermé. Tout dépend «de la gravité du manquement» à la convention qui exige le départ et du «comportement de la famille». L’Office des étrangers est seul juge pour apprécier l’aspect «récalcitrant» de leur attitude et la sanction qui doit être prise. Celle de séparer la famille semble le moyen de pression le plus efficace.
La publication de cet arrêté royal est passée relativement inaperçue. Il montre cependant que la décision politique de remettre des familles avec enfants en centres fermés n’est pas si inattendue (lire ci-contre) et n’a guère surpris ceux qui suivent de près la question de la détention en centres fermés. «Dans la pratique, la séparation des familles se faisant déjà avant cet arrêté du 17 septembre, signale Benoît De Boeck, juriste au Ciré. Par ailleurs, l’arrêté royal de 2011 sur les maisons de retour prévoit déjà que si les familles fuient cet hébergement, elles peuvent être mises en centre fermé.»
Malgré la condamnation par la Cour européenne des droits de l’homme, la Belgique n’a pas interdit la détention des familles avec enfants en centres fermés. La loi du 16 novembre 2011 dit qu’«en principe» ces familles ne peuvent être détenues en centres fermés «à moins que celui-ci ne soit adapté aux besoins des familles». À l’époque, cinq ONG ont introduit un recours contre cette loi auprès de la Cour constitutionnelle, et la Cour ne leur a pas donné raison. Elle a estimé que la loi respectait la Convention relative aux droits de l’enfant et la Convention européenne des droits de l’homme. Toutefois, elle a mis des balises: un enfant ne peut être mis dans un lieu de détention des adultes, la détention doit être adaptée aux besoins de l’enfant et être la plus courte possible.
Mais que signifie «la plus courte possible»? Et les futures unités familiales qui seront construites sur le terrain du 127 bis seront-elles considérées comme «adaptées» aux enfants alors même qu’il s’agit d’une détention avec interdiction de sortie? Et la Cour constitutionnelle va-t-elle avaliser ce principe tout comme les pratiques de séparation des familles prévues dans l’arrêté royal du 17 septembre? «Vu ses considérations antérieures, ce ne serait pas logique», estime Benoît De Boeck. Sept organisations (Unicef, Ciré, Ligue des droits de l’homme notamment) ont introduit un recours en suspension et en annulation contre cet arrêté royal, mais la demande de suspension a déjà été rejetée par la Cour.
Trop de fugues
Pour Bernard De Vos, délégué général aux Droits de l’enfant, le retour des familles avec enfants est «un recul catastrophique». Et qu’on ne vienne pas lui parler de conditions adaptées, de beaux arbres et de grillages pas trop voyants, ce qui compte, nous dit-il, c’est le principe même de la détention et il est inacceptable. «On nous dit qu’il y avait trop de fuites dans les maisons de retour. Ces fuites sont un élément négligeable et ne justifient de toute façon pas une telle atteinte aux droits de l’enfant.»
Les maisons de retour n’ont plus la cote depuis que le nombre de fugues a sensiblement augmenté depuis deux, trois ans. Pour le secrétaire d’État N-VA chargé de l’Asile et la Migration Theo Francken, c’est en tout cas ce qui justifie de mettre fin à une expérience qui a pourtant été saluée à l’étranger et suscité les félicitations européennes. Les maisons de retour accueillent les familles demandeuses d’asile arrêtées à la frontière et les familles en séjour illégal. Selon l’Office des étrangers, les premières s’enfuient lors de leur transfert. Les familles en séjour illégal sont plus nombreuses à disparaître si elles bénéficient d’un certain réseau social.
Elisabeth Razesberger et Helga Covers sont toutes deux «visiteuses» de centres fermés et de maisons de retour pour Jesuit Refugee Service (JRS). Elles confirment l’analyse de l’Office mais relativisent l’ampleur des fuites. «En 2014, 217 familles ont été placées en maisons de retour, 90 se sont échappées.» Et si le nombre de familles «fugueuses» augmente, c’est aussi parce que le profil de ces familles en séjour illégal a changé. «Les communes doivent aujourd’hui détecter les familles en séjour irrégulier. On arrête donc celles qui séjournent chez nous depuis dix ou quinze ans, dont les enfants sont scolarisés et qui ont leur réseau social ici. Ce sont ces familles qui s’échappent.» Plus les enfants sont âgés, plus la volonté de rester en Belgique à tout prix est forte. «J’ai rencontré des adolescents qui ont dénoncé leurs parents pour violence familiale, sur le conseil de ceux-ci. Cela leur aurait permis de demander l’asile et de rester, eux, en Belgique», raconte Elisabeth.
Helga insiste sur les conditions d’arrestation et la dureté du placement en maison de retour. «Les maisons de retour ne sont pas une solution alternative à la détention. Elles sont une forme alternative de détention.»
«La plupart des familles sont arrêtées chez elles, à cinq heures du matin, explique Elisabeth. C’est très traumatisant. Les parents n’ont pas le temps de faire les bagages. Pour les enfants, c’est très difficile de voir leurs parents réduits à l’impuissance. Les maisons de retour sont certes confortables mais les familles s’y retrouvent totalement isolées. Celles qui résidaient en Flandre sont mises dans des maisons de retour en Wallonie et vice versa. C’est fait exprès pour les déraciner et cela rend la poursuite de la scolarité des enfants impossible.»
Les familles sont laissées à elles-mêmes. Elles savent que la prochaine étape, c’est le départ, de gré ou de force. Il n’y a qu’un coach par site et son rôle est ambigu. Il représente l’autorité, le contrôle mais est censé aussi «accompagner» et conseiller les familles. Un «boulot de taré», résume Benoît De Boeck. Malgré tout, les maisons de retour ne peuvent être comparées aux centres fermés. «Là, c’est vraiment l’univers carcéral, estime Helga. Certes, la famille reste ensemble et les enfants peuvent même entrer en contact avec d’autres gosses mais ce n’est pas et ce ne sera jamais adapté aux enfants: il y a les gardiens, les uniformes, le fait d’être menotté, le rythme carcéral, l’interdiction de sortir. Dans les maisons de retour, le coach parle tout de même, il essaie d’être aimable. En centre fermé, les relations avec le personnel sont totalement différentes.»
Pour Helga, il ne suffit pas de mettre des «nounours» dans la chambre pour qu’une unité familiale en centre fermé devienne adaptée aux enfants. Comme Bernard De Vos, elle estime le projet du gouvernement inacceptable et sans doute inévitable car il s’agit d’une décision avant tout politique et idéologique. Ce n’est pas le manque de places en maisons de retour qui justifie le transfert en centres fermés. Les maisons de retour sont largement sous-utilisées et celle de Tielt a même été fermée pendant plusieurs mois. Il s’agit bien de contrôler et de «punir» ceux qui ne veulent pas rentrer volontairement.
Avec son homologue flamand, Bernard De Vos rencontrera, à sa demande, Theo Francken avant Pâques. Mais il ne se fait guère d’illusions. «Il va falloir se battre», dit-il. Encore une fois.
Malgré sa condamnation par la Cour européenne des droits de l’homme en 2008, la Belgique n’a jamais abandonné l’idée de détenir les familles en centres fermés. La création des maisons de retour appelées à l’époque «turtelhuisjes» du nom de l’ancienne ministre chargée de l’Asile Annemie Turbelboom était considérée comme une solution «intermédiaire», comme l’a rappelé Theo Francken lors de son exposé d’orientation politique le 4 décembre dernier. En même temps qu’il se faisait féliciter par l’Europe pour son projet pilote, le gouvernement belge a en effet pris la décision dès octobre 2009 de construire sur le terrain du 127 bis des logements pour les familles avec enfants. Le 22 mars 2010, le conseil des ministres du gouvernement Leterme II a approuvé la notification de ce projet dans le budget. L’exécution des travaux a été approuvée par le gouvernement Di Rupo le 27 août 2012 pour un montant de 607.150 euros et un dédommagement devra être payé si le marché, qui a été attribué, n’est pas exécuté.
L’impact budgétaire de cette construction, qui avait freiné le gouvernement Di Rupo, ne dissuade pas le gouvernement Michel. Comme l’a annoncé Theo Francken au Parlement, «les projets des gouvernements précédents seront exécutés». Les familles appréhendées seront à nouveau détenues dans ces logements en vue de leur rapatriement et «la situation d’avant 2008 deviendra également la nouvelle procédure».
Terrible dilemme pour Theo Francken: comment payer les cent nouvelles places en centres fermés qu’il veut ouvrir au cours de cette législature? Le secrétaire d’État N-VA veut en effet doper les expulsions de sans-papiers et de demandeurs d’asile déboutés. Pour «stocker» ces étrangers, il faut plus de places en centres fermés. Il y en a 600 (480 actuellement en raison des travaux de rénovation à Vottem et à Merksplas) et Theo Francken envie les deux mille places de détention aux Pays-Bas. Mais construire un minimum de cent nouvelles places, augmenter de manière significative les rapatriements forcés par avion, cela reste une dépense importante pour un secrétaire d’État contraint lui aussi de faire des économies dans son secteur.
Theo Francken a donc décidé de faire payer les coûts de construction des centres fermés par ceux qui sont susceptibles de les utiliser: les étrangers eux-mêmes. Depuis le début de ce mois de mars, une série de procédures sont devenues payantes: 160 euros pour une personne qui demande le regroupement familial, 215 euros pour les travailleurs migrants et pour les régularisations (article 9bis). Par personne, pas par dossier. Impayable pour la plupart des sans-papiers qui font une demande de régularisation pour motif humanitaire. Theo Francken espère cependant recueillir ainsi neuf millions d’euros au bénéfice de «ses» nouvelles places dont le coût de construction était estimé, il y a trois ans, à plus de 607.000 euros. Il restera de quoi payer les vols pour les retours forcés.