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Regard critique · Justice sociale

Emploi/formation

La formation et l’insertion socioprofessionnelle font mauvais genre

C’est un phénomène presque immuable: certains secteurs de formation ou de l’insertion socioprofessionnelle sont fortement genrés. Difficile de trouver une femme en formation dans le secteur de la construction… Une situation sans espoir?

Dominique Théate © Collection La « S » Grand Atelier

«Vous croyez que c’est un métier de femme, conduire un autobus? Parce que c’est quand même une responsabilité de conduire des gens comme ça, et on dit que les femmes conduisent plus mal que les hommes.» Les archives audiovisuelles de la Sonuma, chargée de préserver les productions de la RTBF, ont ceci de formidable qu’elles permettent de prendre le pouls d’une époque. Nous sommes en 1964 et un journaliste interroge l’une des trois premières femmes chauffeuses de bus en Belgique. L’intéressée ne se démonte pas et répond. «Il est peut-être un peu dur au début, comme tous les métiers, mais pourquoi pas?»

Près de 60 ans plus tard, un tel échange fait sourire tant il paraît anachronique. Dans les faits, la situation n’a pourtant guère changé. Un certain nombre de métiers sont toujours soit majoritairement masculins, soit majoritairement féminins. Et cela commence dès la formation. En 2019, les formations «Transport et logistique» organisées par Bruxelles Formation attiraient 90,4% d’hommes et 9,6% de femmes. La construction faisait encore «mieux», avec 93,2% d’hommes et 6,8% de femmes. De l’autre côté du spectre, le «Social, santé, sport et soins du corps» recensait 17,7% d’hommes et 82,3% de femmes. Des tendances que l’on retrouve chez tous les opérateurs de formation et d’insertion socioprofessionnelle à Bruxelles et en Wallonie (voir tableaux). «Il y a du travail en termes d’égalité hommes/femmes. C’est interpellant qu’on en soit encore là en 2021», commente Olivia P’tito, directrice générale de Bruxelles Formation.

«Les hommes sont en général bien accueillis par les femmes dans les formations où ils sont en minorité. On ne peut malheureusement pas dire la même chose des femmes qui s’inscrivent dans des formations fortement masculines.» Olivia P’tito, Bruxelles Formation.

Pour expliquer cette situation, Florence Sauer, coordinatrice de la Mission régionale pour l’insertion et l’emploi de Charleroi (Mirec), n’hésite pas. «Certains secteurs ont une forte connotation masculine ou féminine, ça n’a pas changé. Il s’agit d’une forme de culture sociétale», souligne-t-elle. Les chiffres de sa structure ne diffèrent pas de ceux d’autres opérateurs. Dans un petit fichier Excel, on apprend ainsi que la formation alternée en aide-ménager multi-entreprise de la Mirec a attiré un homme et dix femmes en 2021. Alors que celle en ouvrier de voirie a compté neuf hommes et aucune femme en 2020. Le poids des traditions semble donc encore lourd. Et quand elles ne sont pas ancrées dans les têtes des stagiaires, des familles qui parfois les dissuadent d’opter pour telle ou telle formation, c’est dans celle des conseillers qu’on les retrouve. «Les biais liés à la personne qui accompagne ont aussi une influence, continue Florence Sauer. Il faudrait voir dans quelle mesure un conseiller emploi va parler à une femme de la future formation en aide-mécanicien. J’ai été jobcoach pendant huit ans avant d’être coordinatrice, et je ne m’imaginais pas orienter des femmes vers ça.»

Un autre domaine où la «culture sociétale» joue encore un rôle important, c’est dans la répartition des rôles au sein des ménages. À l’heure actuelle, ce sont encore les femmes qui, plus que les hommes, s’occupent des enfants, du dîner. Une situation qui a également une influence sur l’accès à la formation si l’on en croit Olivia P’tito. «Nous organisons des formations 100% en ligne, composées de modules accessibles à tous moments, notamment en soirée. Et, dans ces formations, les femmes sont majoritaires. Pour moi, il s’agit d’un signe qu’elles sont affectées par une plus grande indisponibilité en journée, due au fait qu’elles s’occupent des tâches familiales, et que cela les empêche de s’inscrire dans les formations en présentiel.» Une preuve? En 2020, Bruxelles Formation a ouvert une formation en ligne «Préparation du permis de conduire C» (le permis «camion», NDLR) à laquelle 109 hommes et… 147 femmes ont pris part. Un résultat qui a fait passer le pourcentage de femmes en formation «Transport et logistique» à 29,5% pour cette même année alors qu’il était de 9,6% en 2019…

Sexisme «bienveillant»

Certaines femmes et certains hommes trouvent pourtant parfois le courage ou le temps de franchir le cap et de s’inscrire en présentiel dans des formations où elles/ils vont se trouver en minorité. Et là, les choses ne se passent pas toujours bien. En 2020, l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes a reçu 43 signalements pour discrimination de genre dans l’enseignement ou la formation professionnelle. «Il s’agit d’une augmentation de 26% par rapport à 2018», souligne Véronique De Baets, porte-parole de l’Institut. Parmi eux, on retrouve notamment les cas de quelques hommes ayant «été éjectés de formations dans la petite enfance». Mais pour Olivia P’tito, à part effectivement dans le secteur de la petite enfance, les hommes ne sont pas les plus à plaindre. «Ils sont en général bien accueillis par les femmes dans les formations où ils sont en minorité. On ne peut malheureusement pas dire la même chose des femmes qui s’inscrivent dans des formations fortement masculines», déplore-t-elle.

«Les hommes sont des hommes et les femmes sont des femmes.» Thierry Ney, porte-parole du Forem.

Parmi le cocktail de réactions masculines, il y a tout d’abord ce «sexisme ‘bienveillant’» qui fait que, «quand une femme soulève deux plaques de Gyproc, un homme va lui dire d’en prendre plutôt une, comme si elle ne savait pas ce dont elle est capable», raconte Maryse Lechat, directrice de l’Apaj, un atelier de formation par le travail (AFT) bruxellois organisant des préformations en rénovation légère et en techniques de finition décorative, qui attirent en moyenne 15% de femmes, une performance dans le secteur. Plus grave encore, on apprend en écoutant Olivia P’tito que les moqueries, les remarques sexistes ne sont pas rares et que, dans quelques cas, certains hommes ont pu devenir agressifs. «On ne vit pas dans un monde de bisounours, les choses sont parfois compliquées, mais en général cela se passe assez bien», tempère tout de même la directrice de Bruxelles Formation.

Face à cette situation, les femmes qui décident de s’inscrire dans ce genre de formation ont un caractère bien trempé. «Ce sont des battantes, assez fortes pour gérer ces stéréotypes et avec assez de répondant pour se défendre», détaille Maryse Lechat, qui souligne qu’à l’Apaj, les femmes sont bien accueillies par les hommes «même s’il est certain qu’il y a de la pédagogie à faire». La structure a effectivement la réputation, depuis le début des années 2000, d’être ouverte aux femmes. «Les hommes qui s’inscrivent chez nous le savent», continue la directrice.

Mais que faire quand on n’est pas «une battante» et que l’on a tout de même envie de s’inscrire en soudure? Certaines structures mettent-elles des initiatives spécifiques en place pour encourager ces vocations? Au Forem… c’est raté. «Les hommes sont des hommes et les femmes sont des femmes, lâche sans rire Thierry Ney, porte-parole du Forem. Ils vont plus vers le commerce, elles vont plus vers la santé. Notre but est plutôt d’amener les gens vers les formations en pénurie.»

Du côté de la Fébisp (Fédération bruxelloise des entreprises d’insertion socioprofessionnelle), Tatiana Vanessa Vial Grösser, codirectrice, admet, un peu embêtée, «que nous travaillons sur cette question, il y a des choses sur le terrain, mais ça ne prend pas le temps que cela devrait». Pour expliquer cette situation, elle pointe l’insécurité financière dans laquelle les membres de la Fédération se trouvent depuis 2016. «C’est très compliqué, ajoute Tatiana Vanessa Vial Grösser. Les opérateurs en sont à se demander quelles actions ils vont pouvoir mener. Dans ce contexte, conduire une réflexion sur le genre est presque un luxe.» À l’Interfédération des centres d’insertion socioprofessionnelle (CISP), Marina Mirkes, coordinatrice pédagogique, parle d’une question «qui traverse tout le secteur. Mais la question est de voir si cela produit des effets sur les publics».

À la Mirec, Florence Sauer souligne que la structure a autrefois organisé une formation spécialement destinée aux femmes en logistique, mais qu’elle l’a abandonnée. «Il était compliqué d’attirer des femmes et nous avions des difficultés à intégrer nos stagiaires en entreprise. Il n’y avait pas de vestiaires pour femmes et elles y étaient vues comme un élément perturbateur», souligne la coordinatrice, mettant ainsi en évidence d’autres freins à l’insertion socioprofessionnelle des femmes dans des milieux souvent envisagés comme masculins. La structure participe actuellement à un appel à projets dans le secteur de l’industrie, au cours duquel elle entend à nouveau «avoir une attention sur les publics féminins».

Entre femmes, c’est mieux?

Cette idée de formations réservées aux femmes n’a pourtant pas disparu. Chez Bruxelles Formation – outre un travail effectué notamment dans les descriptifs de formation et qui est censé «donner envie aux femmes de se projeter dans des métiers d’hommes» –, deux formations («technicienne en électromécanique» et «magasinière») réservées aux femmes sont organisées en collaboration avec Interface 3, un centre de formation pour femmes. «Au début, je dois dire que j’étais perplexe à propos de la méthodologie non mixte d’Interface 3, admet Olivia P’tito. Mais cela fonctionne.» Le sujet est effectivement potentiellement polémique, ce dont semble être consciente Laure Lemaire, directrice d’Interface 3. «La non-mixité n’est pas très politiquement correcte, concède-t-elle. Mais si vous ne passez pas par cela, vous aurez du mal à dépasser le cap des 30% de femmes inscrites dans des formations très masculines.»

«La non-mixité n’est pas très politiquement correcte. Mais si vous ne passez pas par cela, vous aurez du mal à dépasser le cap des 30% de femmes inscrites dans des formation très masculines.» Laure Lemaire, Interface 3

D’après Laure Lemaire, l’objectif n’est pas de renier la mixité – «Nous faisons de la non-mixité en formation pour plus de mixité par après, au travail, dans des milieux qui sont en général non mixtes», argumente-t-elle –, mais bien de travailler sur les facteurs qui empêchent les femmes d’entrer dans certains types de formation. Il y a ceux déjà cités: stéréotypes, attitude des hommes envers les femmes au sein des formations. Mais Laure Lemaire en pointe également d’autres. «Dans beaucoup de formations ‘masculines’, il y a une sélection sur la base de prérequis techniques que les femmes ne possèdent souvent pas.» En cause, à nouveau: une répartition genrée des rôles ou encore des choix d’études, genrés également, qui ne leur permettent pas d’acquérir ces prérequis. Résultat des courses: les femmes ne sont souvent pas sélectionnées.

Pour Laure Lemaire, la non-mixité en formation permet donc de répondre à toutes ces questions et de former des femmes dans des secteurs en général très masculins. «Les femmes abandonnent moins en cours de formation quand elles sont dans des groupes non mixtes», constate-t-elle. Reste qu’une fois formées, elles devront ensuite affronter des secteurs vus comme des «bastions» de la masculinité. «Nous essayons de contrer les préjugés, mais les opérateurs de formation ne peuvent pas tout faire. C’est aussi au reste de la société d’agir», conclut Olivia P’tito.

En savoir plus

«Travail, famille… Inégalités», Alter Échos n° 491, mars 2021, Pierre Jassogne.

«SOFFT, un service d’insertion qui lutte contre les stéréotypes», Alter Échos web, 2 mars 2021, Pierre Jassogne.

«Égalité financière entre les femmes et les hommes : toujours une chimère en Wallonie»,  Alter Échos n°478, novembre 2019, Manon Legrand.

«Écart salarial hommes-femmes: la guerre des chiffres», Alter Échos n°473, avril 2019, Julien Winkel.

Julien Winkel

Julien Winkel

Journaliste

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