Afin de préserver son anonymat, nous l’appellerons Agathe. Il y a quatre ans, la jeune femme commençait des études d’infirmière. «Je me disais ‘Pourquoi pas, ça peut me plaire’.» Aujourd’hui, Agathe a 25 ans et elle entame sa quatrième (et dernière) année. Pendant tout ce temps, Agathe a enchaîné les cours, les dossiers à rendre et surtout les stages. Des stages qui doivent permettre à l’étudiante de découvrir et d’être formée dans différents services. Sauf que voilà… «Ça fait quatre ans que je rentre chaque soir exténuée. Ça fait quatre ans qu’on me parle comme si je n’étais rien. Et surtout ça fait quatre ans que je réalise un travail de dingue sans la moindre compensation financière.» Car oui, ces étudiantes belges ne touchent pas le moindre centime. «J’ai un loyer, l’essence que je paye pour me rendre au travail. Je n’ai même pas droit à un plateau-repas le midi et je ne touche aucune aide si ce n’est celle de ma mère, explique-t-elle. Du coup je galère.»
Et la crise sanitaire n’a fait qu’aggraver sa situation. «Avec le virus, on a été appelées en renfort, nous étudiantes. Moi, je me suis retrouvée dans un service d’urgence. Et là, plus aucune formation, plus d’apprentissage. On était juste présent pour faire les tâches ingrates. Mais nous étions essentielles, et les infirmières en poste nous l’ont dit.» Mais là encore, aucun encadrement et surtout aucun euro. «Si les professionnels montraient à notre égard ne serait-ce qu’un brin de reconnaissance, je pense que ça irait, même sans rémunération. Mais même ça nous n’y avons pas droit…»
«Cela fait plusieurs années que nous demandons un cadre légal pour les stages étudiants, Pour le
moment, rien n’est fait pour protéger ces jeunes.» Chems Mabrouk, Fédération des étudiants francophones.
Une situation généralisée
Au-delà de l’aspect révoltant de l’histoire d’Agathe, sa situation relève d’une problématique propre à la Belgique et n’est en aucun cas spécifique aux étudiantes infirmières. Elle concerne celles et ceux considérés comme «étudiants stagiaires», c’est-à-dire les étudiants réalisant un stage au cours de leurs études. Il ne s’agit donc pas de stages effectués après l’obtention d’un diplôme, ou de stages d’apprentissage ou d’alternance. Ces stages effectués au cours des études ont un objectif: permettre aux étudiants de se former dans un cadre professionnel (au sein d’une entreprise, d’une association ou encore dans une institution publique).
Mais il ne faut pas s’y méprendre. Pendant un stage, les étudiants ne font pas qu’apprendre. Après un temps de formation, ils travaillent, plus ou moins comme des employés ordinaires. Et tout ça pour zéro. Zéro euro. Ainsi, pour bon nombre d’entre eux, ce passage obligatoire est davantage ressenti comme une forme d’exploitation de la jeunesse. «Avec la crise du Covid, les étudiants sont encore plus précaires qu’avant. Selon nos chiffres, 36% d’entre eux se trouvent dans une précarité objective», relève Chems Mabrouk, présidente de la Fédération des étudiants francophones (FEF). Le paiement des stages ne résoudra pas tout le problème certes, mais le faire serait une véritable reconnaissance du travail que ces jeunes accomplissent et les aiderait beaucoup dans leur budget.» Selon elle, «la première chose à faire est de donner un cadre légal précis».
Un cadre à revoir
«Concernant les élèves-stagiaires, il n’y a qu’une petite définition dans la réglementation du travail», explique Amaury Mechelynck, avocat et doctorant à l’ULB sur les relations de travail atypiques. Une définition qui précise le statut du stagiaire et les dispositions relevant de la réglementation du travail (temps de travail, tâches interdites, etc.). Problème: «La réglementation du travail dépend du niveau fédéral. Mais les élèves-stagiaires considérés comme en formation relèvent davantage des Communautés, et donc pour les francophones, de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Ce qui est clair, c’est que rien n’est clair», ajoute-t-il. «Pour le moment, c’est le flou artistique, avoue Rodrigue Demeuse, député Écolo à la Fédération Wallonie-Bruxelles et membre de la commission de l’Enseignement supérieur du parlement de la Fédération. Il n’existe pas de vrai cadre. Les relations entre élève-stagiaire, école ou université et établissement d’accueil sont régies par une convention de stage écrite au cas par cas.»
C’est pour cette raison que, le 11 octobre dernier, une quarantaine d’étudiants se sont rassemblés devant le siège du gouvernement de la Fédération Wallonie-Bruxelles en scandant «Protégez-nous», «Fini l’exploitation, on veut une législation». «Cela fait plusieurs années que nous demandons un cadre légal pour les stages étudiants, déclare Chems Mabrouk. Pour le moment, rien n’est fait pour protéger ces jeunes.» Un manquement législatif qui pénalise les stagiaires et qui encourage à la dérive. Et pourtant, à ce stade, aucune enquête ni aucune étude n’a été réalisée sur le sujet. Si ce n’est une, réalisée en 2019 par la FEF auprès de 600 étudiants stagiaires. Dans celle-ci, la Fédération montrait que 37% d’entre eux ne se sentaient pas assez encadrés et qu’un étudiant sur trois disait avoir été victime de harcèlement pendant son stage. «Il s’agit en premier lieu de harcèlement moral, mais cela peut aller jusqu’à du harcèlement sexuel», déplore Chems Mabrouk. Miguel Schelck, membre de l’Union syndicale des étudiants, va dans le même sens: «Il faut impérativement que ces stagiaires qui travaillent soient protégés.»
«L’année dernière, mon stage était à 45 km de chez moi dans une zone industrielle. En comptant mon essence, mon logement, la bouffe que je payais chaque jour, j’ai perdu beaucoup d’argent.» Alexis, étudiant
Afin de faire réagir la Fédération Wallonie-Bruxelles sur la situation actuelle, la FEF a remis au gouvernement 200 témoignages reçus sous la forme de cartes postales. «Dans ces témoignages il y a plusieurs histoires. Certaines racontent le manque d’encadrement et beaucoup abordent le manque de considération du travail fourni», explique la présidente de la FEF. Carte postale en main, la ministre de l’Enseignement supérieur, Valérie Glatigny (MR) – qui a décliné notre demande d’interview –, a promis, via un post Facebook, de proposer une convention unique pour les stages. «Je confirme, déclare Rodrigue Demeuse. On souhaite mettre en place un vrai cadre minimal qui devra être respecté par tous.»«C’est une très bonne nouvelle. Cela montre que nos actions ont fait bouger un peu les choses. Maintenant, on attend le décret qui mette tout cela en place», répond Chems Mabrouk.
Pas de reconnaissance financière
Mais sera-t-il question d’une quelconque indemnisation, compensation, gratification dans ce cadre minimal? Pour le moment, rien n’est moins sûr et ni le gouvernement fédéral ni la Fédération Wallonie-Bruxelles ne semblent aller dans ce sens. Car si rien n’est clair sur le cadre légal, il y a une chose qui l’est: les élèves-stagiaires ne doivent pas être payés. La justification: l’élève-stagiaire étant dans un processus de formation et d’apprentissage, même s’il travaille, il n’est pas «avec le maître de stage (entreprise, établissement…), dans une relation de travail. Le contrat de stage d’élève n’est pas un contrat de travail et l’élève-stagiaire ne reçoit, pour le travail qu’il réalise, ni rémunération ni indemnité», lit-on dans la réglementation du travail. Pour dire plus simple, le stagiaire travaille certes, mais, comme ce travail fait partie de son processus de formation, il ne doit pas être payé. «Le but du stage est d’apporter une nouvelle ligne sur le CV, indique Florie Thomas, conseillère emploi formation enseignement pour l’Union wallonne des entreprises. Moi aussi, j’ai réalisé des stages longs. Je peux comprendre qu’on puisse ressentir une forme d’exploitation. Mais quand ces jeunes se retrouveront de l’autre côté, ils comprendront.» Ainsi, seuls des défraiements liés aux dépenses du stage, comme les frais de transport, peuvent être accordés. Mais si l’on en croit la FEF, l’Union syndicale des étudiants, le syndicat des Jeunes CSC et les témoignages recueillis, cette pratique reste très marginale en Belgique et rien ne l’oblige dans les conventions.
Le stage est certes une expérience indéniable mais s’accompagne souvent de problèmes financiers. «L’année dernière, mon stage était à 45 km de chez moi dans une zone industrielle, témoigne Alexis (nom d’emprunt), étudiant en bio-ingénierie. En comptant mon essence, mon logement à Bruxelles, la bouffe que je payais chaque jour, j’ai perdu beaucoup d’argent.» «Dans notre étude, nous avons découvert que le coût moyen d’un stage est d’environ 200 euros par mois par étudiant», balance Chems Mabrouk. «Il faudrait a minima que ce stage n’endette pas les jeunes. Je pense qu’on peut se mettre d’accord là-dessus, ajoute Jeanne Maillart, responsable des Jeunes CSC. Mais pourquoi ne pas aller plus loin et payer ces étudiants qui, oui, travaillent?»
«Ce n’est plus acceptable»
Dans la majorité des pays européens, le choix de payer ou pas le stagiaire est laissé aux établissements d’accueil. En 2014, la France a même légiféré sur cette question. «Il y a eu un gros combat des syndicats étudiants, explique Etienne Gless, chef d’enquête du média français l’Étudiant. L’État a décidé de régler la question en instaurant une gratification minimale de tous les stages dépassant les deux mois. Cette gratification est aujourd’hui à 3,90 euros de l’heure, soit environ 600 euros par mois.» Mais le journaliste précise que «cette gratification n’est pas une rémunération ni un salaire. Le stagiaire ne cotise pas et n’est pas soumis à l’impôt sur le revenu». Mais pourquoi deux mois? «En dessous, on peut considérer que c’est davantage de l’observation. Au-delà, le stagiaire apporte une plus-value.» «Il faut que le travail des élèves-stagiaires et la plus-value qu’ils apportent soient reconnus en Belgique, réagit Miguel Schelck. Si d’autres pays peuvent le faire, nous aussi.» «Pendant les stages d’un mois que j’ai faits, je ne servais pas à grand-chose. Dans ce cas, je peux comprendre que ces stages ne soient pas payés, reconnaît Justice (nom d’emprunt). J’ai commencé un nouveau stage en septembre et, avec la crise du Covid, il devrait finir en avril. Je réalise beaucoup d’enquêtes pour l’organisme pour lequel je travaille. On ne peut pas dire que je ne leur apporte rien.» Mais pour l’Union wallonne des entreprises, les stagiaires «ne sont pas, financièrement parlant, une plus-value. On ne demande pas à ces jeunes d’être rentables. Il ne faut pas oublier non plus que les stagiaires ont un coût d’encadrement et de matériel pour les organismes d’accueil».
«Au-delà d’un certain niveau d’études et de plusieurs semaines de présence, le stagiaire est une plus-value. Et les entreprises en profitent bien assez.» Philipe Defeyt, économiste
«Cette idée n’est plus acceptable, dénonce l’économiste Philippe Defeyt. Au-delà d’un certain niveau d’études et de plusieurs semaines de présence, le stagiaire est une plus-value. Et les entreprises en profitent bien assez.» Selon lui, «il faut les payer pour ce travail. Et cela doit être légiféré». Pour Florie Thomas, «il faut rester dans la discussion. Si un jour les stages deviennent payants pour les entreprises, il est possible qu’elles réduisent le nombre d’offres de stage et que les étudiants perdent l’avantage formatif. Il faut que cela reste une discussion». Une affirmation que toutes les personnes contactées reconnaissent. «C’est quelque chose qui doit être mis sur la table, s’accordent le député Rodrigue Demeuse et Marie-Colline Leroy (Écolo), députée fédérale Écolo et présidente de la commission Affaires sociales du parlement. Il faudra réunir les représentants des entreprises, les syndicats étudiants et travailleurs, les universités et les hautes écoles, le gouvernement fédéral et la Fédération Wallonie-Bruxelles.» Mais si jamais cette demande entre dans la loi, qui devra payer ces élèves-stagiaires et sous quelles formes? «Il y a plusieurs possibilités. Si ce sont les établissements d’accueil, la gratification me semble être une bonne solution avec des possibilités d’exonérations d’impôts par exemple, explique Philippe Defeyt. En revanche, il y a une autre possibilité et celle-là permettrait de lutter à plus grande échelle contre la précarité de la jeunesse: le revenu de base disponible à partir de 18 ans. Cela soulagerait les entreprises mais aussi les jeunes. Dans ce cas précis, ce serait sur la base de fonds publics.»
Le 8 octobre dernier, le Parlement européen a voté une résolution dans laquelle elle souhaite interdire au sein des États membres de l’Union européenne les stages non rémunérés qui s’inscrivent dans le programme «Garantie pour la jeunesse»: ceux réalisés en dehors du processus de formation. «Il faudrait aller plus loin, c’est vrai, en incluant aussi les stagiaires étudiants», reconnaît le député européen Marc Botenga (PTB). «Dans l’histoire, certaines crises ont pu avoir des effets rebonds positifs sur les droits sociaux, rappelle Miguel Schelck. La Belgique peut faire en sorte que ce moment que nous vivons actuellement renforce les droits des étudiants et, plus généralement, de la jeunesse.»
En savoir plus
«De chaque instant» (un documentaire sur la formation en soins infirmiers), Alter Échos n° 469, décembre 2018, Marinette Mormont.
«Alaluf vs Defeyt: l’allocation universelle, une idée réaliste?», Alter Échos web, septembre 2015, Manon Legrand.
«Alaluf vs. Defeyt: l’allocation universelle, progrès ou régression sociale?», Alter Échos web, septembre 2015, Manon Legrand.