À l’image du Palais de la place Poelaert, mammouth de pierre écrasé sous une montagne d’échafaudages, la justice subit un vaste chantier. Trois réformes vont modifier son fonctionnement dans les domaines de l’aide juridique gratuite, de la mobilité des magistrats et de la gestion financière des tribunaux. Elles menacent de restreindre l’accessibilité de la justice pour les plus démunis.
L’austérité a fait une nouvelle victime : l’aide juridique gratuite. Début septembre, les avocats des bureaux d’aide juridique (BAJ) francophones et germanophone ont raccroché leurs robes aux vestiaires. Pour la deuxième fois en deux ans, les BAJistes ont mené une action de grève pour protester contre le manque de moyens alloués à ce service. Entre 2002 et 2012, le budget de l’aide juridique a gonflé de 28 à 70 millions d’euro. Mais cela ne suffit pas à faire face à l’augmentation des demandes. Résultat, depuis 2010, les avocats ont vu la valeur du point servant à calculer leur rémunération passer de 26,91 à 24,26 euros. Quant à ceux qui ont presté dans le cadre de Salduz – cette loi entrée en vigueur début 2012 prévoit l’assistance d’un avocat aux côtés de tout suspect arrêté dès son premier interrogatoire –, ils n’ont pour la plupart jamais vu la couleur d’un euro.
Les avocats ne décoléreront pas de sitôt. Non seulement l’aide juridique ne sera pas mieux financée, mais la réforme de la ministre Annemie Tutrelboom (Open VLD) prévoit une série d’économies qui en restreint l’accès.
Une aide plus si gratuite
Si l’avant-projet de loi sur la réforme de l’aide juridique passe tel quel au Parlement, les justiciables devront s’acquitter d’un ticket modérateur. En juin, ce principe a pourtant été partiellement invalidé par le Conseil d’État, s’appuyant sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme qui garantit un accès totalement gratuit à la justice pour les inculpés les plus démunis dans les affaires pénales. Le Conseil d’État souligne aussi qu’ « une attention toute particulière doit être portée à d’autres groupes de justiciables en position de vulnérabilité, comme les mineurs d’âge ou les personnes souffrant d’un handicap mental ».
En introduisant une quote-part de 10 euros pour la désignation d’un avocat et de 20 à 30 euros par procédure contentieuse, la ministre entend dissuader la surconsommation juridique. Et de pointer plus particulièrement le nombre de dossiers introduits dans le cadre du droit des étrangers (voir infographie). Jean-Marc Picard, avocat, membre du Conseil de l’Ordre des avocats de Bruxelles1 et administrateur en charge de l’aide juridique, conteste cette interprétation qu’il juge électoraliste : « C’est de la propagande et de l’idéologie, et ce n’est pas ce que les chiffres indiquent ! En matière de droit des étrangers, les recours abusifs sont tout à fait marginaux. Si le budget de l’aide au justiciable a augmenté, c’est d’abord à cause de l’indexation des plafonds et parce qu’on a relevé les seuils d’accès en 2003. Ce qui est tout à fait souhaitable d’un point de vue social, mais nécessite des financements. À ça, s’ajoute le fait que l’aide juridique se fait de plus en plus connaître et que la crise économique a frappé. »
Le ticket modérateur pose aussi question d’un point de vue purement pratique. Les avocats ont estimé que l’introduction de cette quote-part engendrerait 400 transactions financières par jour rien que pour le bureau d’aide juridique de Bruxelles et nécessiterait probablement l’engagement d’une personne à temps plein. Pas sûr que la mesure soit très rentable.
Retour au pro deo
L’aide juridique gratuite a été instaurée par la loi du 23 novembre 1998. Elle ouvre un véritable droit à être assisté et défendu par un avocat gratuitement, grâce à une intervention de l’État mise en œuvre par les barreaux. La loi avait remplacé l’ancien système du pro deo, où un avocat stagiaire était désigné dans le cadre d’un service obligatoire.
L’autre versant de la réforme contraint à nouveau les avocats stagiaires à assumer gratuitement cinq dossiers. Jean-Marc Picard déplore ce retour à des pratiques caritatives en vigueur avant que l’aide juridique ne se professionnalise. « Même les pauvres ont droit à des avocats qui sont volontaires et compétents. Vous ne m’entendrez jamais dire que les stagiaires sont moins compétents, et la plupart ne manquent pas non plus de dévouement. Mais que va-t-on donner à un jeune qui se spécialise dans les fournitures intra-européennes d’électricité dans un cabinet d’affaires ? Un dossier de divorce ? Va-t-on imposer un dossier droit des étrangers à une personne qui pour des raisons idéologiques trouve qu’il y a trop d’étrangers en Belgique ? »
Last but not least, la réforme supprimerait la présomption d’indigence. « Cela signifie que les citoyens les plus fragilisés (mineurs, personnes handicapées, détenues ou internées, demandeurs d’asile…) devront d’abord rassembler toutes les attestations administratives qui prouvent l’insuffisance des revenus de leur ménage avant de pouvoir être assistés par un avocat… au risque que celui-ci intervienne trop tard », critique Écolo dans un communiqué.
Environ 20 % de la population vit dans les conditions qui permettent d’accéder à l’aide juridique gratuite. Mais les plus pauvres ne sont pas les seuls à rencontrer des difficultés en termes d’accès à la justice. Alors que l’arriéré judiciaire rend les procédures de plus en plus longues, les classes moyennes doivent souvent se serrer la ceinture pour supporter les frais de justice. Et à partir du premier janvier 2014, l’exonération de la TVA sur les prestations des avocats sera supprimée. « Aujourd’hui, un justiciable qui, isolé, a un revenu de 1 200 euros par mois n’a pas droit à l’aide juridique. Lorsqu’il souhaitera faire appel à un avocat, pour faire valoir ses droits les plus fondamentaux devant un tribunal, il devra payer des honoraires majorés de 21 %, lesdits 21 % allant tout droit dans la poche de l’État », traduit l’Ordre des barreaux francophones et germanophone, qui aurait bien vu cette nouvelle manne contribuer au refinancement de l’aide juridique.
Et l’indépendance des juges dans tout ça…
La problématique de l’accès à la justice se pose de façon évidente en ce qui concerne la réforme de l’aide juridique gratuite. Moins directement, les réformes des arrondissements et de la gestion autonome de l’organisation judiciaire interpellent également.
Pour rappel, la réforme des arrondissements judiciaires, qui a été votée à la Chambre mi-juillet et fait suite à la longue saga de Bruxelles-Hal-Vilvorde, prévoit que le nombre d’arrondissements soit réduit de 27 à 12. La fusion ne devrait pas entraîner la suppression de tribunaux et n’aura pas d’impact négatif sur l’accessibilité géographique. Selon le SPF Justice, elle devrait même favoriser une justice de proximité. Une bonne nouvelle pour les publics précarisés qui rencontrent, plus que d’autres, des problèmes de mobilité. Ce ne sont pas les justiciables, mais les magistrats qui devront se déplacer d’un lieu d’audience à l’autre pour pallier les besoins là où ils se font sentir. A priori, aucun rapport avec la question de l’accessibilité et de la précarité. Sauf que, toucher à la mobilité des magistrats, c’est toucher à leur indépendance. Et que ce sont souvent les moins nantis qui en pâtissent, dénonce Manuella Cadelli, juge au tribunal de première instance de Namur et nouvelle présidente de l’Association syndicale des magistrats2 : « Demain, un chef de corps pourra envoyer un magistrat faire 150 kilomètres de route par jour pour aller travailler à Arlon. Cela crée un moyen de pression sur les juges un peu trop rebelles. »
La question se pose dans les mêmes termes avec la gestion autonome de l’organisation judiciaire, troisième chapitre des réformes menées par Annemie Turtelboom. L’avant-projet de loi confère aux chefs de corps des cours et tribunaux et des parquets une plus grande autonomie dans la gestion de leurs moyens. Mais de nouvelles structures chapeautant les corps « autonomes » seront créées : un Collège des cours et tribunaux et un Collège du ministère public. En août, le Conseil d’État a critiqué le projet pour ne pas respecter la séparation des pouvoirs entre l’exécutif et le judiciaire. Pour la plus haute instance administrative du pays, les Collèges et le ministre de la Justice se voient octroyer des pouvoirs trop larges et pas assez balisés. Pour Manuella Cadelli, une fois de plus, ce sont les moins nantis qui risquent le plus d’en faire les frais : « Aujourd’hui, le juge d’instruction agit de manière indépendante quant aux dépenses qu’il engage. Si une personne âgée est victime d’un home-jacking, il peut décider de faire des écoutes s’il l’estime nécessaire. Demain, il devra demander à son président à quelle enveloppe budgétaire il a droit pour ce dossier. Dans un contexte de disette budgétaire, il y aura des arbitrages à faire et inévitablement une tentation dans le sein des chefs de corps de privilégier certaines affaires pour plaire à la population et au politique. Quand on protège l’indépendance des magistrats, ce n’est pas pour protéger les juges, mais pour protéger les plus démunis. »
Jean-Marc Picard, avocat, membre du Conseil de l’Ordre des avocats de Bruxelles et administrateur en charge de l’aide juridique.
« Aujourd’hui, il y a des avocats expérimentés qui font de l’aide juridique par engagement alors que ça ne leur rapporte rien. Mais si ça finit par leur coûter, ils arrêteront ! La ministre gère la justice comme n’importe quelle entreprise commerciale. Il faut que les comptes soient bien effectués. Un service public doit être géré rationnellement. Personne ne le conteste. Mais il faut aussi accepter qu’un service public ait un coût et que ce ne soit pas qu’une opération économique. La réforme de l’aide juridique démotive les avocats. Quand on dit à des hauts responsables du cabinet de Turtelboom que si on continue comme ça, l’aide juridique va disparaître, et qu’ils nous répondent cyniquement qu’elle n’a qu’à disparaître, ça n’est pas une vision raisonnable de la gestion d’un service public. »
Manuella Cadelli, juge au tribunal de première instance de Namur et nouvelle présidente de l’Association syndicale des magistrats.
« Les juridictions manquent de magistrats et il faut des mois pour remplacer les départs. L’année prochaine, au tribunal de Namur, il y a six personnes qui partent. Si ça continue, on va devoir fermer des chambres ! Ce qui entraînera du retard pour les justiciables, qu’ils soient riches ou pauvres. Sauf que les personnes en situation précaire peuvent moins se permettre d’attendre. On va pousser les gens davantage vers la négociation. Mais ce genre d’alternative est souvent en faveur des gens qui sont en bonne position dans les rapports de force. Pour l’affaire du Casino de Namur, j’ai 30 caisses remplies de papiers et je suis partie en vacances avec mes dossiers dans des sacs Delhaize. Et on nous parle de modernisation ! C’est de la poudre aux yeux pour nous vendre des réformes qui vont à l’encontre de l’indépendance des magistrats. La vraie modernité, c’est le management par la démocratie. Consulter les acteurs et les impliquer. Pas d’imposer une structure hyper hiérarchisée. »
Thierry Marchandise, juge de paix, auteur de Quel Management pour quelle justice ?3
« Aujourd’hui, il faut compter un mois pour recevoir l’arrêt d’une décision de justice. Les politiques et les magistrats ont une part de responsabilité évidente dans ces délais insupportables. Quand vous achetez des surgelés chez Cora, on ne vous les envoie pas un mois plus tard ! Ce n’est pas parce qu’on est dans un service public qu’on ne peut pas parler de management. Mais ce qu’il faut, c’est un vrai management intelligent des ressources humaines, pas un management de supermarché. Manager, c’est consulter, évaluer.
On veut réformer les arrondissements judiciaires sans avoir évalué si les anciens fonctionnaient ! Il était sans doute utile d’harmoniser la taille des arrondissements. Mais demain, on va mettre des chefs de juridiction à la tête d’arrondissements qui ont la taille d’une PME sans avoir vérifié s’ils ont les moyens et les compétences pour les gérer. »
Françoise De Boe, directrice du Service de lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale4
« On parle beaucoup de ceux qui surconsomment, jamais de ceux qui sous-consomment. Les personnes qui vivent dans la pauvreté ne voient pas la justice comme un levier pour défendre leur droit, mais comme une source de problèmes. Est-ce que la personne qui dépend du CPAS va oser attaquer celui-ci en justice pour faire valoir ses droits ? On est dans des rapports de force.
Il y a des moyens de rendre la justice plus accessible, sans que cela ne coûte rien de plus. Par exemple, en simplifiant le langage juridique. Les magistrats et les avocats, qui viennent des classes aisées, devraient être davantage sensibilisés aux questions de pauvreté, pour comprendre comment vivent les gens qui sont dans la précarité. »
1. Ordre des barreaux francophones et germanophone (Avocats.be) :
– adresse : avenue de la Toison d’Or, 65 à 1060 Bruxelles
– tél. : 02 648 20 98
– courriel : info@avocats.be
– site : http://www.avocats.be
2. Syndicat des magistrats :
– adresse : avenue Général Michel, 1 b à 6000 Charleroi
– tél. : 0479 308 219
– courriel : robert.graetz@asm-be.be
– site : http://www.asm-be.be
3. Thierry Marchandise, Quel management pour quelle Justice ?, éditions Larcier, 2012
4. Service lutte contre la pauvreté, la précarité et l’exclusion sociale :
– adresse : rue Royale, 138 à 1000 Bruxelles
– tél. : 02 212 31 67
– courriel : luttepauvrete@cntr.be
– site : http://www.luttepauvrete.be
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Alter Échos n° 315 du 15.05.2011 : Mieux financer l’aide juridique aux demandeurs d’asile