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Rond-point Schuman

La leçon de Mario Draghi pour éviter la «lente agonie» de l’Europe

Dans un rapport très remarqué, l’ex-président du Conseil italien Mario Draghi met sur la table une série de pistes pour enrayer le décrochage économique de l’Europe vis-à-vis du reste du monde. Ses idées feront-elles mouche ou feront-elles pschitt ? Pour l’heure, les Européens tergiversent.

(c) European Parliament from EU, CC BY 2.0 , via Wikimedia Commons

À Bruxelles, l’annonce, fin octobre, a fait l’effet d’une bombe: Audi Brussels fermera définitivement ses portes fin février 2025. Les deux autres options sur la table – construire d’autres modèles de voitures à Forest ou vendre le site à un investisseur – ont été balayées d’un revers de main. Au profit de la solution la plus abrupte: la fermeture en bonne et due forme. La Belgique n’est pas le seul pays européen touché. En Allemagne, le constructeur Volkswagen a annoncé la fermeture de trois de ses usines. En France, des plans sociaux massifs sont prévus au sein des groupes Michelin et Auchan. En Pologne et en République tchèque, ce sont les aciéries de Liberty Steel qui ont mis la clef sous la porte.

«Audi Brussels ferme alors que les travailleurs y sont qualifiés, c’est un site technologique, c’est terrible de mettre à la poubelle un tel outil», déplore l’eurodéputée belge Estelle Ceulemans (Parti socialiste). L’ex-syndicaliste y voit une démonstration des «problèmes de mise en concurrence déloyale auxquels sont soumis nos travailleurs et nos entreprises par rapport au reste du monde, notamment la Chine et les États-Unis».

En Europe, un homme a vu venir ces chamboulements. Il a 77 ans, est né à Rome, a un CV long comme le bras et des casquettes – homme politique, économiste, professeur, banquier, etc. – à n’en plus finir. Il s’agit de Mario Draghi. L’ex-président du Conseil italien et ancien patron de la Banque centrale européenne (BCE) a dévoilé en septembre un rapport sur l’avenir de la compétitivité dans l’Union européenne (UE). «Accablant» et «alarmant» pour les uns, «visionnaire» et «plein de bonnes idées» pour les autres, ce travail, qui compte pour plus de 400 pages, doit servir de feuille de route aux politiques bruxelloises pour les prochaines années.

En Europe, un homme a vu venir ces chamboulements. Il a 77 ans, est né à Rome, a un CV long comme le bras et des casquettes – homme politique, économiste, professeur, banquier, etc. – à n’en plus finir. Il s’agit de Mario Draghi.

Ce n’est autre que la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, qui a commandé ce rapport, et ce dès septembre 2023. Un an plus tard, l’Italien a donc rendu sa copie, tout en se défendant: non, il ne s’agit pas d’une énième «vision pour l’Europe». «La plupart des propositions sont conçues pour pouvoir être rapidement mises en œuvre», a promis celui qui, dès 2012, s’est rendu célèbre grâce à la formule du «quoi qu’il en coûte» (ou «whatever it takes»), au moment de la crise de l’euro.

Vers un endettement commun?

Dans son rapport, Mario Draghi ne cache pas que l’économie européenne est en plein décrochage, surtout par rapport à ses concurrents américain et chinois. Avec leur «Inflation Reduction Act» (IRA), les États-Unis dopent leurs performances. Quant à la Chine, elle provoque l’ire des Européens en se jouant régulièrement des règles les plus élémentaires de la concurrence mondiale.

Aux yeux de l’économiste, il est encore temps de redresser la barre, mais il faut agir vite. Ses pistes passent par la décarbonation de l’économie, par la réduction des dépendances européennes vis-à-vis du reste du monde, mais aussi et surtout par un investissement massif de l’UE dans l’innovation, et ce pour éviter au continent de plonger dans une «lente agonie».

Investir, oui, mais combien? Pas moins de 800 milliards d’euros supplémentaires par an, chiffre Mario Draghi. Le montant donne le tournis. Mais là où cela coince, c’est quand l’Italien en vient à la mise en œuvre. Pour lui, il n’y a pas mille chemins possibles: il faut que les Européens acceptent de s’endetter collectivement. Or, pour certains États adeptes de la rigueur budgétaire (Allemagne et Pays-Bas en tête), l’idée est inacceptable.

Investir, oui, mais combien? Pas moins de 800 milliards d’euros supplémentaires par an, chiffre Mario Draghi. Le montant donne le tournis. Mais là où cela coince, c’est quand l’Italien en vient à la mise en œuvre.

Quoi qu’il en soit, les 170 propositions du rapport sont loin de passer inaperçues en Europe. Ursula von der Leyen n’a de cesse de s’y référer, promettant que le regain de compétitivité du Vieux Continent est sa plus grande priorité pour son second mandat. A contrario, la précédente législature était avant tout centrée sur le verdissement de l’économie, avec notamment l’adoption du «Pacte vert» supposé mettre l’UE sur la voie de la neutralité climatique à l’horizon 2050.

La députée européenne Estelle Ceulemans appelle surtout à lire ce rapport Draghi «avec d’autres lunettes que simplement celles de la ‘compétitivité’, qui ne vise qu’à regarder les performances des entreprises en matière de coût salarial, de coût des matières premières, de coût de l’énergie, etc. Il faut s’assurer que cette notion de regain de compétitivité ne mette pas de pression sur les salaires, au contraire. Il faut améliorer ces derniers, de même que les conditions de travail». L’élue ne le cache pas: «Mon but, en m’appuyant sur ce rapport, c’est de recentrer le débat sur la qualité des emplois.»

«Dire qu’il faut déréguler est absurde»

Mario Draghi, lui, pense que l’Europe ne doit pas hésiter à se réinventer pour devenir plus productive. Quitte à revenir sur certains acquis. Ainsi, l’ancien dirigeant italien pointe du doigt le «poids croissant de la réglementation» auquel sont «confrontées» les entreprises du Vieux Continent qui «doivent se conformer à l’accumulation ou aux changements fréquents de la législation européenne au fil du temps». Dans sa ligne de mire, notamment? Deux directives qui ont récemment fait l’objet d’un accord à l’échelon de l’UE, à savoir la directive relative à la publication par les entreprises d’informations en matière de durabilité («Corporate Sustainability Reporting Directive, ou CSRD) et sur le devoir de vigilance des entreprises («Corporate Sustainability Due Diligence Directive», ou CS3D).

La première instaure un cadre de «reporting» extrafinancier aux entreprises, en vue de les évaluer selon les critères dits «ESG» (pour «environnement», «social» et «gouvernance»). La seconde entend rendre responsables les grandes entreprises des atteintes aux droits humains et à l’environnement sur leur chaîne de valeur.

Mario Draghi, lui, pense que l’Europe ne doit pas hésiter à se réinventer pour devenir plus productive. Quitte à revenir sur certains acquis.

Dans son rapport, Mario Draghi ne va pas avec le dos de la cuillère et souligne que «le cadre de l’UE en matière de publication d’informations sur la durabilité et en matière de devoir de vigilance est une source majeure de charge réglementaire, amplifiée par le manque d’orientations visant à faciliter l’application de règles complexes». Pour Pascal Durand, ancien eurodéputé qui a chapeauté les négociations de la directive CSRD, Mario Draghi fait fausse route. «Il reste le porte-parole du ‘business as usual’ (le statu quo, NDLR), sa logique est celle de la fuite en avant», s’émeut l’architecte de ce texte qui s’applique progressivement depuis janvier.

Dans l’hémicycle du Parlement à Strasbourg mi-septembre, alors que Mario Draghi présentait les enseignements à tirer de son rapport, l’eurodéputée Marie Toussaint a interpellé l’Italien: «Comment voulez-vous protéger nos emplois et respecter le rythme naturel de la planète en mettant à mal toutes les règles qui visent à les protéger, sous le faux prétexte de la simplification?», s’est émue l’écologiste. Sans pour autant obtenir de réponse claire de l’économiste. Toutefois, en Europe, Mario Draghi est loin d’être seul contre tous. Dans les rangs de la droite européenne, on partage peu ou prou son avis. L’eurodéputé conservateur allemand Andreas Schwab est par exemple tout à fait favorable à l’idée de se débarrasser de cette CSRD qui serait amenée, à terme, à couvrir 50.000 entreprises.

«Les chefs d’entreprise font face à une pénurie de main-d’œuvre qui va crescendo. Et quand ils parviennent à embaucher, ils ne peuvent pas placer les nouvelles recrues sur les lignes de production, non! Ils doivent les mettre dans un bureau pour qu’ils passent leurs journées à remplir de la paperasse en vue de répondre à ces obligations de ‘reporting’ inacceptables», tonne Andreas Schwab.

Pas de consensus

Le même Andreas Schwab n’aurait pour rien au monde manqué les auditions des futurs commissaires qui composeront le prochain «collège» de la Commission. Ces interrogatoires – 26 au total, de trois heures chacun – ont occupé les eurodéputés entre le 4 et le 12 novembre. Lors de ces grands oraux, bon nombre de questions – posées par les députés aux candidats à la Commission – ont, là encore, eu trait au rapport Draghi.

Manon Aubry, eurodéputée du groupe de La Gauche, a ainsi interpellé Stéphane Séjourné, le Français qui devrait hériter du poste de commissaire responsable de la Prospérité et de la stratégie industrielle. «L’Europe est actuellement le théâtre d’une véritable saignée industrielle», lui a-t-elle lancé, rappelant que «partout, les travailleurs se retrouvent sur le carreau». Stéphane Séjourné y voit l’effet de «la perte de compétitivité» et de «la perte de productivité» en Europe. Et en est persuadé: «On aura besoin de financements, on aura besoin de plans de transition, on a besoin de décarboner notre économie. […] L’Europe aura un rôle à jouer pour éviter la casse sociale […], en tout cas, la fermeture des usines et de nos industries.»

En parallèle des auditions à Bruxelles, les 27 chefs d’État et de gouvernement se sont retrouvés aux côtés de Mario Draghi en Hongrie le 8 novembre. Tous ont partagé le même constat: la croissance européenne est en panne, et cette situation n’est pas tenable face à des pays aux appétits toujours plus voraces. Dont celui de Donald Trump, qui venait de regagner, trois jours plus tôt, son ticket pour la Maison-Blanche. Alors, dans la capitale hongroise, Mario Draghi n’a pas mâché ses mots, estimant que cette nouvelle donne politique rendait «encore plus urgentes» les réformes économiques de l’UE. Dans la foulée, les Vingt-Sept ont signé une pompeuse «Déclaration de Budapest sur un Pacte pour une nouvelle compétitivité».

Dans ce document, plusieurs pistes sont mises en avant pour renforcer la compétitivité en Europe. Elles vont de l’approfondissement du marché unique (notamment dans les secteurs les moins avancés, comme les télécoms ou l’énergie) à la mise en place d’une Union des marchés de capitaux pour guider l’épargne des Européens vers de nouveaux investissements, en passant par le renouvellement de la stratégie industrielle de l’UE. En clair, pile ce que dit Mario Draghi.

Céline Schoen

Céline Schoen

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