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Regard critique · Justice sociale
© Tiffanie Vande Ghinste

«La clarté, c’est une juste répartition d’ombres et de lumières», écrivait Goethe. Et en la matière, Isabelle Corten est une experte. Cette architecte a fait de la lumière sa passion. Elle mêle urbanisme et expériences citoyennes, en cherchant à être en phase avec l’usage réel des villes et de leurs habitants la nuit.

Bruxelloise, installée à Liège, Isabelle Corten est devenue, avec son bureau d’urbanisme Radiance35, une référence en matière de lumière sociale. Tant en Belgique qu’à l’étranger, elle milite pour cette approche urbanistique qui laisse une place à la lumière pour ceux qui vivent vraiment la nuit. «Ma préoccupation est de se déplacer des centres-villes pour se soucier des quartiers oubliés, en se focalisant sur l’humain plus que sur le bâti. La question principale dans cette démarche est celle des besoins des citoyens, en comprenant leur perception nocturne de l’espace public.»

Dans la plupart des villes, une part importante des investissements de revalorisation urbaine est concentrée sur le centre-ville. C’est particulièrement le cas pour l’éclairage. Depuis les années 90, des plans lumière existent en Belgique. Cette «feuille de route» donne un diagnostic détaillé et complet de tout le parc d’éclairage d’une commune. «Ces premiers plans avaient une approche très classique: la ville composée d’axes, de places, de repères patrimoniaux devait être ‘révélée’ par la lumière une fois la nuit tombée», rappelle Isabelle Corten. Cette dernière s’occupe de la mise en place de tels plans, notamment à Bruxelles, Liège ou Flémalle ou dans d’autres villes européennes. «Les nouveaux plans lumière voient apparaître quant à eux des cartes de ‘temporalités’ de la nuit, permettant de mieux comprendre et de répondre aux usages des citoyens, en sortant de la seule logique de la mobilité ou de la sécurité», résume-t-elle.

Le déplacement vers l’humain

Dans ces plans, la lumière sociale a une place forte à jouer, notamment pour sortir certains quartiers de l’ombre. «En s’ouvrant à d’autres patrimoines que le patrimoine reconnu, elle étend l’analyse du territoire à des zones auparavant délaissées, pauvres en monuments», précise l’urbaniste.

Isabelle Corten a notamment travaillé la mise en lumière de la cité sociale de Peterbos à Anderlecht. Un travail sur l’identité du quartier en veillant à trouver des repères nocturnes suffisamment visibles de loin, pour redonner sa place à celui-ci la nuit, en misant entre autres sur les parcours empruntés des résidents ou encore sur le patrimoine végétal. «Ces quartiers souffrent souvent d’une image dévalorisante, autant par les ‘autres habitants’ de la ville que par les résidents eux-mêmes. Et de nuit, il est facile de gommer ces quartiers qu’on ne veut pas voir. On ne les éclaire tout simplement pas ou on les éclaire mal.»

Un rôle de la lumière sociale est aussi de révéler la diversité de la ville contemporaine, précise, pour sa part, Jacques Teller, professeur à l’ULiège en urbanisme et en aménagement du territoire. «Nos villes sont marquées par la pluralité de signes et de symboles qui s’expriment dans l’espace public. Par le passé, l’éclairage a pu servir à dissimuler cette pluralité, en se concentrant sur quelques repères dominants.»

Des marches pour explorer la nuit

Si l’attention se déplace davantage sur l’humain que sur l’architectural, les outils des urbanistes évoluent également. «Saisir les usages, c’est s’immerger dans l’expérience de la ville, en sortant de ses certitudes d’urbaniste. C’est aussi accepter la multiplicité dimensionnelle et sensorielle des villes la nuit», rappelle Isabelle Corten. Une mise en lumière sera d’autant plus porteuse qu’elle est précédée d’une forme de communication et de participation du public. Depuis une dizaine d’années, Isabelle Corten organise ainsi des marches exploratoires. «Elles permettent d’expérimenter l’usage nocturne de l’espace public en invitant les acteurs locaux pour comprendre si les parcours changent, si des endroits sont considérés comme des ‘zones refuges’ ou au contraire évités la nuit tombée.» Ce type d’opération est riche «d’un nouveau regard des habitants sur leur quartier, d’un nouveau regard des concepteurs sur les pratiques urbaines elles-mêmes».

La marche est aussi un outil de revalorisation du quartier. «Porter, lors de la marche, un autre regard sur son environnement est donc déjà un premier pas de réappropriation du quartier.»

Isabelle Corten a travaillé, par exemple, dans plusieurs quartiers de la commune de Molenbeek. Parmi ceux-ci, le quartier Bellevue où l’urbaniste a réalisé sa première marche exploratoire. C’était en 2010. «L’idée d’emmener les acteurs locaux sur le terrain la nuit s’est directement imposée. Très vite, des propositions lumière se sont dégagées à partir d’un travail sur l’identité du lieu et sur la perception de la bonne lumière au bon endroit.»

« Il faut bien reconnaître à l’éclairage urbain une forme d’agilité : il permet de transformer profondément l’image d’un lieu sans recourir à des investissements coûteux en temps et en budget. » Jacques Teller, ULiège

Grâce à une plus grande compréhension des trajets des usagers, des lignes piétonnes, appelées PIETRO – en référence au métro – ont été développées. De différentes couleurs, elles sont matérialisées par des aménagements discrets de l’espace urbain. Au niveau de l’éclairage, cela s’exprime par exemple à travers des pans de murs colorés. «Un tel projet montre comment le dialogue avec les usagers a orienté les solutions proposées, tout en imaginant des projets où la lumière est finalement très mesurée : les puissances consommées, l’impact visuel, le coût des installations sont très bas. Il est d’ailleurs intéressant de constater que la demande des usagers est souvent dans la mesure.»

Changer l’image d’un quartier sur la base d’un éclairage original et adapté, rappelle Jacques Teller, ne résoudra pas toutes les difficultés de ses habitants. «Mais il faut bien reconnaître à l’éclairage urbain une forme d’agilité : il permet de transformer profondément l’image d’un lieu sans recourir à des investissements coûteux en temps et en budget.» Selon lui, l’éclairage public pourrait alors être considéré comme une forme d’action pionnière dans les quartiers en difficulté, «action pionnière qui ne ferait que précéder, annoncer et préparer des transformations plus lourdes».

La lumière sociale peut aussi s’inscrire dans l’accompagnement d’événements ponctuels, qui se démarquent de l’ordinaire de la ville, permettant aux quartiers de s’ouvrir au reste de la cité. Isabelle Corten participe ainsi à des «Happenings Lumière» (ou «guerillas lighting») dans plusieurs villes en Belgique et à l’étranger. Un groupe composé de bénévoles et d’acteurs locaux arpente un quartier pendant la nuit, en éclairant pendant quelques minutes de façon spectaculaire les lieux emblématiques d’une rue. Un outil d’appropriation des lieux, là aussi, moyen surtout de révéler les potentialités de sites délaissés.

 

Pierre Jassogne

Pierre Jassogne

Journaliste

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