Le 1er janvier, la Suède a pris pour six mois les rênes du Conseil de l’Union européenne (UE), l’institution qui rassemble les 27 États membres. C’est là, dans cet imposant bâtiment en forme d’œuf, de lanterne ou de soucoupe volante (selon l’humeur, on peut y voir la forme que l’on veut!) de la rue de la Loi à Bruxelles que sont négociées les propositions de législations européennes. En parallèle, les eurodéputés, au Parlement, font un travail similaire. Quand tout se passe bien, États et députés finissent par trouver un terrain d’entente et le texte est adopté. Mais rien ne dit que ce soit le sort que Stockholm souhaite réserver à un texte en particulier: la directive qui vise à lutter contre les violences faites aux femmes.
Pour mieux comprendre, traversons la rue. En face du bâtiment œuf/lanterne/soucoupe, il y en a un autre, encore plus mastoc, encore plus monumental: le siège de la Commission européenne, le «Berlaymont» – en forme de croix, celui-là. L’histoire commence ici. Il y a bientôt un an, le 8 mars 2022, pour la Journée internationale des droits des femmes, la Commission européenne dévoilait cette proposition de directive. La présidente de l’institution elle-même, Ursula von der Leyen, promettait alors qu’avec ce texte, l’Europe serait «aux côtés des femmes» et leur apporterait «protection et soutien».
«Je veux une société dans laquelle la violence à l’égard des femmes est empêchée, condamnée et poursuivie lorsqu’elle se produit», ajoutait la présidente – la première femme à avoir été nommée à la tête de l’exécutif européen. De 1958 (quand la Commission est «née») jusqu’en 2019, elle n’a été présidée que par des hommes: Walter Hallstein, Jean Rey, Jacques Delors, Romano Prodi, Jean-Claude Juncker et quelques autres encore.
Harmoniser les droits nationaux
Ursula von der Leyen, elle, décide qu’il est grand temps «d’assurer la justice et l’égalité» au sein de l’UE et propose une série de mesures pour tenter d’y parvenir. Ainsi, selon la nouvelle directive, il faut notamment ériger en infractions pénales dans l’ensemble de l’UE le viol («en tant qu’acte de pénétration à caractère sexuel sans consentement», précise la Commission), les mutilations génitales féminines, le partage non consenti d’images intimes, la traque furtive en ligne (en d’autres termes, le stalking), le cyberharcèlement et l’incitation à la violence ou à la haine en ligne.
Il s’agit donc avant tout d’harmoniser les droits nationaux européens, qui sont fort disparates: si le viol est bel et bien érigé en infraction pénale dans l’ensemble des 27 États, 18 d’entre eux «exigent encore qu’il y ait usage de la force ou des menaces pour que cet acte soit punissable», regrette la Commission, qui note aussi que «les États membres ne prévoient que rarement dans leur ordre juridique interne des dispositions spécifiques en ce qui concerne la traque furtive en ligne». Et seuls quatre pays punissent le cyberharcèlement.
Il y a donc matière à progrès, estime la Commission, qui a aussi travaillé sur les peines d’emprisonnement qui devraient être requises pour viol, cyberharcèlement et autre «cyberincitation» à la haine. «La Commission dit par exemple que la peine maximale minimale pour un viol devrait être de huit ans. Les États décideraient eux-mêmes des peines minimales, mais, pour ce qui est des peines maximales, ils ne pourraient pas aller en dessous des futures peines inscrites dans la directive», détaille Alyssa Ahrabare, chargée du plaidoyer du Réseau européen des femmes migrantes. La juriste en est persuadée: «En tentant de garantir un palier minimal pour les différentes peines, la Commission tente d’augmenter la potentialité que les auteurs d’infractions pénales passent plus longtemps en prison qu’à l’heure actuelle.»
«Une élue d’extrême droite a laissé entendre que certains amendements que l’on compte proposer ne sont pas objectifs! Pardonnez mon vocabulaire, mais quel ramassis de conneries! Pointer du doigt le fait que les violences envers les femmes ou les filles sont majoritairement commises par des hommes, cela n’a rien de subjectif. C’est un fait.»
Evin Incir, eurodéputée socialiste suédoise
En parallèle, dans les 52 articles que contient la proposition de directive, l’institution entend aussi renforcer l’accès des victimes de violences à la justice. «Les coûts des soins de santé, soutien psychologique et aussi pertes de revenus devraient être couverts par les auteurs des infractions dans le cadre de l’indemnisation aux victimes», propose encore la Commission, et ce pendant la procédure pénale.
Mais tous ces paramètres doivent être discutés par les États au Conseil de l’UE et par les députés du Parlement européen. On dit du Conseil de l’UE et du Parlement qu’ils sont les «colégislateurs». Ils travaillent donc sur la base de la proposition de la Commission, mais ont maintenant le champ libre pour l’amender à leur guise. Dans un premier temps, les négociateurs des États et ceux du Parlement planchent chacun dans leur coin sur le texte. Ils le réécrivent «à leur sauce» et confrontent ensuite leurs versions. Quand chaque institution dispose de sa position de négociation respective, la phase dite de «trilogue» peut s’ouvrir: il s’agit alors de fusionner les deux copies, pour parvenir à un compromis qui convienne à tous les négociateurs. Et cela ne se fait généralement pas d’un coup de baguette magique…
Pour l’heure, ni le Conseil de l’UE ni le Parlement européen n’ont réussi à dégager leur propre position. La présidence suédoise du Conseil de l’UE a noté noir sur blanc dans son programme de travail pour le semestre qui s’ouvre qu’elle «fera avancer les négociations sur la nouvelle directive». Pour autant, elle ne mise que sur un «rapport de progrès», et non sur un accord en bonne et due forme (une «orientation générale», dans le jargon bruxellois) entre les 27 délégations, en juin prochain, durant la dernière réunion du Conseil «Justice et Affaires intérieures» (la formation ministérielle responsable du dossier) organisée sous la houlette de Stockholm. En d’autres termes, la Suède a peu d’espoir d’enregistrer des avancées majeures sur le texte durant les six mois à venir. Au second semestre 2023, c’est l’Espagne qui sera aux manettes.
Beaucoup d’effets d’annonce
Côté Parlement européen, la commission des Droits de la femme et de l’égalité des genres (FEMM) et la commission des Libertés civiles, de la Justice et des Affaires intérieures (LIBE) examinent conjointement le texte. Sur Twitter, la photo de «bannière» d’Evin Incir, eurodéputée socialiste suédoise qui chapeaute les pourparlers au sein de la commission FEMM, donne le ton: «Beat dictators, not women» («Battez les dictateurs, pas les femmes»), peut-on y lire. Au Parlement, elle défend les mêmes convictions.
Élue depuis 2019, Evin Incir se présente comme «féministe» et a fait de cette directive sa «première priorité». Jeudi 12 janvier, à l’issue d’une réunion durant laquelle le texte a été négocié entre les groupes politiques, Evin Incir est agacée: «Une élue d’extrême droite a laissé entendre que certains amendements que l’on compte proposer ne sont pas objectifs! Pardonnez mon vocabulaire, mais quel ramassis de conneries! Pointer du doigt le fait que les violences envers les femmes ou les filles sont majoritairement commises par des hommes, cela n’a rien de subjectif. C’est un fait.»
«La question des droits des femmes suscite toujours beaucoup d’effets d’annonce. Il y a un consensus pour dire que l’égalité entre les femmes et les hommes est nécessaire, mais, lorsqu’on y regarde de plus près, les moyens mis derrière les annonces sont rarement à la hauteur.»
Alyssa Ahrabare, juriste
Evin Incir secoue la tête. À ses oreilles, des boucles argentées frappées du slogan «Woman, Life, Freedom» («La femme, la vie, la liberté») tintent. Elle les a achetées à une artiste joaillière pour «Orange Day», cette journée internationale de l’élimination des violences faites aux femmes, le 25 novembre dernier. Depuis, elle ne les quitte plus. Et travaille d’arrache-pied. Les modifications que le Parlement européen compte apporter à la proposition de la Commission sont en effet nombreuses et variées.
Selon Evin Incir, il faut notamment consolider le paragraphe qui traite des viols. Elle juge trop réductrice la définition retenue par l’exécutif européen, qui repose sur l’existence d’un acte de pénétration sans consentement. Elle pense que la définition du viol devrait inclure «d’autres actes à caractère sexuel sans consentement qui, en termes de gravité, sont comparables à la pénétration». Mais au sein du Parlement et du Conseil de l’UE, Evin Incir sent bien que les forces conservatrices sont puissantes et que, de manière générale, ces négociations n’auront rien d’une promenade de santé.
«La question des droits des femmes suscite toujours beaucoup d’effets d’annonce. Il y a un consensus pour dire que l’égalité entre les femmes et les hommes est nécessaire, mais, lorsqu’on y regarde de plus près, les moyens mis derrière les annonces sont rarement à la hauteur. Or, si Ursula von der Leyen et les autres responsables européens considèrent vraiment le sujet comme important et qu’il figure dans les objectifs stratégiques de l’UE, il faut que cela se traduise par des mesures fortes, applicables et associées à des sanctions en cas de non-respect», souligne la juriste Alyssa Ahrabare. L’incapacité de l’UE à ratifier la Convention d’Istanbul (pour la prévention et la lutte contre les violences faites aux femmes) – du fait du refus d’une poignée d’États comme la Hongrie, la République tchèque, la Lettonie, la Lituanie ou la Bulgarie – en dit long sur la complexité du sujet. Mais à la différence de la Convention d’Istanbul qui devait être ratifiée à l’unanimité pour que la nouvelle directive passe, un vote d’une majorité qualifiée d’États suffirait.
Evin Incir estime pour sa part que, dans le meilleur des cas, les négociations entre le Parlement européen et le Conseil de l’UE pourraient commencer à l’été 2023. Pour la députée européenne, il n’y a pas une seconde à perdre: «Les violences contre les femmes existent depuis la nuit des temps, mais chaque jour qui passe sans qu’un accord soit trouvé sur ce texte est un jour de trop.»