Stef Adriaenssens est sociologue, rattaché à la faculté d’économie de la KUL, sur le campus de Bruxelles. Entre 2005 et 2011, ce spécialiste de l’économie informelle a mené la seule enquête validée à ce jour sur la mendicité bruxelloise. Aujourd’hui, il tord le cou à certaines idées reçues sur cette population en situation d’extrême précarité.
Alter Échos: Pourquoi avoir mené votre recherche à Bruxelles?
Stef Adriaenssens: C’est à Bruxelles qu’il y a la plus grande disparité sociale. Les différences y sont plus marquées qu’ailleurs. La pauvreté y est aussi la plus visible. C’est aussi à Bruxelles que la migration est plus intensive. Mais il est impossible de quantifier formellement le nombre de mendiants dans les rues de la capitale. Nos observations ont seulement permis de recenser entre 150 et 200 mendiants actifs, à chaque instant, dans les rues bruxelloises.
A.É.: Est-il justifié de parler d’une population mendiante homogène?
S.A.: Les gens qui mendient le font par manque d’opportunités alternatives. Soit qu’ils ne peuvent pas travailler, soit qu’ils n’ont pas accès aux allocations sociales (chômage, CPAS,…). C’est un public fragilisé. La mendicité est pour eux une «activité de survie». Mais dans le groupe de mendiants, on observe plusieurs problèmes, dont la dépendance à l’alcool ou la toxicomanie.
A.É.: D’où viennent ces personnes?
S.A.: Elles proviennent d’horizons très différents. Certaines sont des gens du voyage, venus d’Europe centrale, d’autres sont «indigènes». La plupart ont un logement. Ces personnes n’ont donc pas forcément de revendications identitaires. Aujourd’hui, presque toutes les catégories d’âge sont représentées. La seule exception grave, ce sont les personnes handicapées: elles sont très visibles, mais très peu nombreuses. Quant aux mendiants roms, ils ont quitté leur pays car la situation y était devenue invivable. En Europe de l’Est, ces populations sont particulièrement stigmatisées et désignées de façon raciste.
A.É.: On parle souvent de «réseau», et même de «mafia»…
S.A.: Certains groupes de mendiants se connaissent. Mais ce n’est pas pour cela qu’il s’agit de réseaux criminels. Pendant notre enquête, nous n’avons rien trouvé de ce genre. La plupart des services de police démentent d’ailleurs l’existence d’une telle «mafia». Ces mendiants se réunissent surtout en petits groupes provenant d’une même famille ou d’un même quartier. Ces différents groupes ne communiquent pas forcément entre eux.
A.É.: Quel est le «revenu» journalier des mendiants à Bruxelles?
S.A.: D’après nos observations, les mendiants «indigènes» gagnent à peu près 9 euros par heure. Un peu plus les jours de très grand froid. Mais dès qu’il s’agit de Roms, ces revenus chutent à 4 euros. Lorsqu’ils sont accompagnés d’un enfant, cela les dessert encore davantage. Cette différence tient au fait que les Roms sont plus nombreux à mendier. Les gens ont du mal à donner à tout le monde. Mais cette différence s’explique aussi par les jugements négatifs et racistes portés à leur égard. Quoi qu’il en soit, les revenus mensuels de la mendicité ne rapportent pas plus du tiers du revenu à partir duquel on estime le seuil de pauvreté. Ce qui n’est certainement pas assez pour financer des réseaux. Il y a plein d’autres moyens bien plus rentables pour se faire de l’argent.
A.É.: Quel regard portez-vous sur la délinquance au sein de cette population?
S.A.: On observe les mêmes comportements que chez toute autre population qui se trouve dans une situation d’extrême précarité. D’après les services de police communaux, il n’y a pas eu d’augmentation de la délinquance relative à l’augmentation de la mendicité.
A.É.: Certaines communes belges commencent à légiférer. Faut-il interdire la mendicité?
S.A.: Ces mesures d’interdiction remettent en question l’un des fondements de l’État de droit: le respect de la dignité humaine. Comment justifier l’arrestation d’une personne qui se trouve dans la rue, un gobelet à la main? Je comprends qu’on puisse être attentif à des groupes de mendiants, surtout ceux d’enfants. Mais comme je l’ai dit, pour la plupart de ces personnes, c’est une activité de survie. Et, surtout, une activité qui ne fait pas de dégâts. Si on criminalise la mendicité, que feront ces gens?