L’idée émerge de confier directement de l’argent aux citoyens pour augmenter leur pouvoir d’achat, et donc redonner des couleurs à l’économie affaiblie par la crise sanitaire du Covid-19. Les défenseurs de la «monnaie hélicoptère» louent son objectif «social», mais cette politique monétaire unique en son genre a aussi des limites.
La série espagnole «Casa de Papel» aurait-elle donné des idées à certains? Dans la troisième saison, de colossaux zeppelins survolent Madrid et déversent des milliers de billets de banque sur la ville. Dans les rues, c’est la cohue; les citoyens tentent d’en attraper le plus possible, ravis de ce coup de pouce tombé du ciel. Depuis qu’elle a été théorisée par l’économiste américain Milton Friedman dans les années 1960, la «monnaie hélicoptère» a nourri l’imaginaire de bon nombre d’écrivains ou de réalisateurs désireux de mettre en scène des «Robin des bois» des temps modernes. Mais dans la «vraie vie» aussi, l’hypothèse d’un recours à la «monnaie hélicoptère», déjà largement invoquée pendant la crise financière de 2008, ressurgit aujourd’hui, sur fond de pandémie de Covid-19.
Il n’existe pas de définition communément acceptée pour ce terme de «monnaie hélicoptère», qui renvoie à une politique monétaire non conventionnelle qui vise à confier de l’argent directement aux citoyens afin de stimuler l’économie. Ainsi, la Banque centrale d’un pays désireux de recourir à cette méthode doit faire tourner la planche à billets en vue de distribuer des liquidités. Et le Prix Nobel Milton Friedman (issu du courant monétariste, qui établit un lien entre offre monétaire et croissance) de conjecturer: «Imaginons qu’un hélicoptère vole au-dessus de cette communauté et lâche des billets depuis le ciel…»
Pour lutter contre les conséquences désastreuses du coronavirus, les États-Unis l’ont fait, ou presque: leur plan de relance inclut des chèques pour les plus démunis (1.200 dollars par adulte et 500 dollars par enfant). Ces sommes proviennent du budget fédéral et non de la «Fed», la banque centrale américaine. Si elle s’éloigne donc un peu de la notion de «monnaie hélicoptère» à proprement parler, la mesure a toutefois relancé le débat autour d’un éventuel recours à cette méthode, notamment en Europe.
Éviter la récession
Au sein de la zone euro, les regards sont tournés vers la Banque centrale européenne (BCE), qui met en œuvre la politique économique et monétaire des 19 pays membres. Stanislas Jourdan, directeur européen de l’ONG Positive Money, en est persuadé: «Dans le cadre macroéconomique et institutionnel actuel, les transferts à tous les citoyens financés par la BCE seraient le moyen le plus efficace et le plus rapide de stimuler l’économie.»
Car cette dernière va mal. Début mai, l’économiste en chef de la BCE Philip Lane soulignait que, selon toute vraisemblance, l’Eurozone aura besoin de pas moins de trois ans pour se remettre du «choc sévère et extraordinaire» causé par la pandémie. La BCE a modélisé plusieurs scénarios de sortie de crise: dans l’hypothèse «dure» (qui mise sur une baisse de 12% du PIB de l’Eurozone en 2020) comme dans l’hypothèse «médiane» (qui prédit une baisse de 8%), l’économie ne retrouve son niveau d’avant-crise qu’en 2023. Dans ce contexte, Stanislas Jourdan estime que distribuer 1.000 euros par citoyen de la zone euro provoquerait un stimulus de la croissance de 1,2% du PIB.
Pour la maîtresse de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Jézabel Couppey-Soubeyran aussi, la «monnaie hélicoptère» est la clef «pour éviter la récession et réduire les coûts sociaux de la crise». Dans un rapport qu’elle a rédigé pour l’Institut Veblen, elle indique qu’«en empruntant les canaux traditionnels des banques et des marchés, la politique monétaire actuelle produit des effets distributifs adverses, qui tendent à accroître les inégalités, car ils restent largement concentrés dans la sphère financière, au seul bénéfice des émetteurs et des détenteurs d’actifs financiers (ce qui n’est ni le cas des ménages ni celui des petites et moyennes entreprises pour lesquelles les financements de marchés de titres sont peu adaptés). Un transfert direct de monnaie centrale parviendrait, au contraire, sans délai et de manière uniforme, à l’ensemble de ses bénéficiaires, profitant donc à tous plutôt qu’à quelques-uns».
En d’autres termes, la BCE devrait selon elle mettre entre parenthèses sa politique de «quantitative easing» («assouplissement quantitatif»), par le biais de laquelle elle rachète des titres de dette souveraine sur les marchés et relancer l’économie autrement, grâce à la «monnaie hélicoptère».
Une mesure «sociale et solidaire»
Depuis le début de la pandémie, Nina Roussille, économiste française à l’université de Berkeley, en Californie, s’est penchée sur les différentes politiques publiques – «monnaie hélicoptère» y compris – pouvant aider à contrer les effets néfastes du virus et les a compilés sur un site internet intitulé «economics unraveled» afin de les expliquer au grand public.
«Parmi les arguments en faveur de la ‘monnaie hélicoptère’, il y a sa simplicité et son faible coût administratif: c’est une politique qui peut être mise en place du jour au lendemain. Dans une période où les administrations sont surchargées, c’est un avantage», souligne la chercheuse, qui poursuit: «Son caractère inconditionnel est aussi un atout: même les travailleurs atypiques, comme les chauffeurs Uber qui sont indépendants et donc pas couverts s’ils perdent leur emploi, peuvent en bénéficier. La ‘monnaie hélicoptère’ permet de soutenir ceux qui, habituellement, n’entrent pas dans les cases.»
Au volet des désavantages, l’économiste rappelle que «certains considèrent que donner de l’argent aux gens risque de les inciter à ne pas travailler». Mais, dans le contexte de la pandémie, elle note que «cet argument se renverse, car la ‘monnaie hélicoptère’ engendre des bénéfices sanitaires en évitant que ses destinataires prennent des risques inconsidérés pour aller travailler et engranger un revenu». Elle relève en revanche qu’«une telle mesure coûte cher» et que «la monnaie hélicoptère peut être épargnée par ceux qui n’en ont pas besoin, ce qui la fait perdre en efficacité».
Alors, selon Nina Roussille, l’important, «c’est d’instaurer des critères de revenus pour que ceux qui en ont vraiment besoin reçoivent cette ‘monnaie hélicoptère’». Elle rappelle, citant les employés de l’Horeca ou les travailleurs des plateformes, que ce sont les personnes aux plus faibles revenus qui sont touchées de plein fouet par la crise. «À très court terme, la ‘monnaie hélicoptère’ est donc un levier utile pour limiter l’accroissement des inégalités en donnant à ceux qui ont le plus perdu le moyen de se nourrir et de se loger», expose-t-elle, mettant en avant le caractère «social et solidaire» de la mesure, en plus d’être «économiquement efficace».
«Mais la question centrale est ailleurs», reprend l’économiste, qui s’interroge: «À long terme, comment ces dépenses seront-elles financées? Les États augmenteront-ils les impôts de tous, ou seulement des plus riches?» À ses yeux, «pour réduire une fois pour toutes les inégalités», c’est la deuxième solution qui doit être privilégiée, en optant pour des systèmes progressifs de taxation.
Des bureaucrates dans leur tour
«L’idée de faire des choix distributifs met la BCE mal à l’aise», prévient pour sa part Stanislas Jourdan, qui détaille: «Ceux qui y travaillent se voient comme des bureaucrates bien installés dans leur tour et ont pour seule responsabilité d’assurer la stabilité des prix. Ils se pensent – à tort – neutres vis-à-vis de l’économie et ne veulent pas avoir à décider qui devrait profiter de ces transferts.» Le spécialiste déclare que puisque la BCE rend des comptes au Parlement européen, c’est à ce dernier de pousser l’institution monétaire à «se mouiller».
L’eurodéputé belge Philippe Lamberts, en poste depuis plus de dix ans, «titille», et ce sont ses mots – régulièrement la BCE sur le sujet. «Je pense que la BCE doit examiner la politique de la ‘monnaie hélicoptère’, peut-être pas tant pour l’appliquer mais au moins pour mettre la pression aux décideurs afin qu’ils revoient leurs politiques budgétaires», expose l’élu, qui ajoute que «ce que fait la BCE, c’est déjà de la monnaie hélicoptère, mais par le truchement des banques. Elle pourrait allouer sa création monétaire directement aux citoyens, sans intermédiaires.»
L’écologiste, qui maintient que les choix fiscaux ne doivent pas appartenir aux banquiers centraux, n’est pas étonné que le débat autour de la «monnaie hélicoptère» reprenne de l’ampleur actuellement, car «on est dans une situation exceptionnelle où certains tabous – celui des budgets équilibrés, celui de la monétisation de la dette comme celui de la solidarité financière entre États membres – cèdent du terrain à ‘l’Europe de demain’».
Mais pour l’heure, selon Grégory Claeys, économiste au sein du think tank Bruegel, il faut parer au plus pressé: «Dans ce moment aigu de la crise, la ‘monnaie hélicoptère’ n’est pas forcément l’instrument adéquat. Il pourrait être utile plus tard, si la reprise est trop timide l’année prochaine ou celle d’après, mais aujourd’hui, le plus important, c’est de maintenir des taux bas en achetant massivement les dettes souveraines pour que les gouvernements de la zone euro puissent s’endetter pour intervenir pour soutenir l’économie.» Il cite par exemple le paiement du chômage partiel, la garantie des prêts des entreprises ou l’augmentation des dépenses de santé. Le débat sur le calibrage des outils de sortie de crise ne fait donc que commencer, mais rien ne dit que, en Europe, la «monnaie hélicoptère» s’élèvera au-dessus des autres options à disposition.