Faire participer l’ensemble de son personnel à son avenir, c’est toute l’utopie de la société Carodec-Batigroupe. Mais faire entrer la démocratie dans le quotidien d’une boîte, c’est plus facile à dire qu’à faire, et les réticences ne viennent pas forcément du côté des dirigeants…
Publié le 30 septembre 2015.
Comme chaque mardi midi, entre une tartine et un café, responsables et employés se retrouvent pour discuter ensemble de l’avenir de leur société. Le temps d’une pause, ces réunions sont devenues un rendez-vous incontournable où chacun donne son avis sur les petits soucis du quotidien… C’est que Carodec-Batigroupe est une société coopérative et participative en devenir. L’objectif de cette SCOP (société coopérative ouvrière de production) active dans le négoce de matériaux de construction durables, l’immobilier et la rénovation est évident: mêler davantage les employés aux enjeux de l’entreprise. Même si c’est loin d’être gagné… «Pour le personnel, l’acronyme SCOP reste une totale inconnue. Au sein de notre société, il y en a qui sont très conscients de notre engagement social, d’autres qui s’intéressent beaucoup moins à notre volonté de faire du management participatif», admet Charles-Antoine Kervyn, administrateur délégué de Carodec. «Ce qui importe néanmoins dans notre projet, c’est de donner la possibilité à chaque travailleur, qu’importe sa fonction, de pouvoir s’investir dans les décisions stratégiques de l’entreprise. Pour le moment, tout le monde répond présent…», poursuit-il.
Inventer un modèle
C’est un véritable «work in progress» qui se construit au jour le jour, ou presque, issu de réflexions et de rencontres avec des entreprises en économie sociale pour favoriser le management participatif et inventer de nouveaux modèles de collaboration au sein de cette société établie à Auderghem et à Genval. «On s’est rendu compte qu’il n’y avait pas un modèle transposable tel quel pour le quotidien de notre entreprise. Notre rêve, c’est qu’on sorte des logiques patron-employé, qu’on aille tous dans le même sens, à savoir la pérennité d’un projet qui soit à notre service», espère l’administrateur délégué.
Au sein de Carodec, l’actionnariat salarié est vivement encouragé, même si le personnel coopérateur est pour le moins limité: sur 62 coopérateurs, seuls cinq sont employés. La raison est simple : une majorité du personnel ouvrier n’est pas demandeuse d’être associée au management. «Cela dit, on a deux employés qui souhaiteraient devenir prochainement coopérateurs. On avance donc pas à pas. Puis, on est en pleine réflexion sur l’accès à la part sociale, fixée aujourd’hui à 1.500 euros. L’idée, c’est de l’abaisser pour qu’elle soit plus accessible et attrayante à un plus grand nombre de travailleurs. À terme, et même si c’est utopique, on doit être tous associés, et tout mutualiser, c’est la direction qu’on voudrait prendre… mais on a encore beaucoup à créer! Des entreprises qui favorisent la participation se comptent sur les doigts de la main en Belgique», ajoute Charles-Antoine Kervyn.
Outre des réunions hebdomadaires, et pour impliquer tout le personnel (et pas uniquement les sept associés) dans l’orientation de l’entreprise, celle-ci organise cinq fois par an une réunion des coporteurs où chaque équipe envoie un représentant. Des décisions y sont prises collégialement, sans l’administrateur délégué. C’est une des étapes supplémentaires vers la participation. «Ce qui est certain, c’est que chacun, qu’importe sa fonction, sa formation, peut apporter des idées. Quand il y a un investissement à faire, il est pensé et pesé au sein même des équipes, entre membres du personnel.» Mais faire de la participation, cela prend du temps. «C’est vrai, une décision peut prendre plusieurs mois pour aboutir, mais l’adhésion est par contre plus forte, car elle permet à tous de garder la main sur son outil de travail. Chez nous, tout est discuté, que ce soit pour l’achat de matériel, pour l’augmentation des heures d’ouverture du magasin ou pour l’engagement de personnel», poursuit l’administrateur délégué. L’entreprise offre aussi une série de formations pour augmenter les compétences techniques de son personnel. En tout, 1.000 heures sont proposées aux trente travailleurs chaque année. «Ne soyons pas dupes, dans le secteur de la construction, ce n’est pas parce que vous êtes un bon magasinier que vous serez forcément un expert en comptabilité. Le niveau de scolarité de notre personnel est assez faible, et c’est la raison pour laquelle on propose ces formations, pour que nos travailleurs puissent s’investir davantage dans la gestion de l’entreprise et puissent prendre la main sur leur outil de travail.»
Passer la crise
Si le personnel a son mot à dire, la gestion de l’entreprise ne se limite pas uniquement à cette seule éthique: la transparence est complète au plan salarial et les cadres sont à peine mieux payés que les autres travailleurs avec une tension salariale plafonnée à 2,7 entre le salaire le plus bas (3.250 euros) et le plus élevé (7.500 euros). La mixité hommes-femmes au sein du personnel est également mise en avant, ce qui dans un secteur comme celui du bâtiment relève purement de la révolution. Un modèle spécifique qui permet à cette société de surmonter la crise, vaille que vaille. «C’est moins facile qu’avant, car le secteur du bâtiment est dans une mauvaise passe. On essaie de rester concurrentiel, tout en maintenant une éthique avec notre personnel dans un secteur très compétitif. D’autant plus que nos concurrents nous regardent comme des illuminés et ne comprennent absolument pas ce qu’on fait, ni rien de nos valeurs…»
Depuis 2012, Luis travaille pour Carodec. En trois ans de présence, il a vu les évolutions du partage des tâches entre employés et patrons au sein de l’entreprise, vers plus de participation des travailleurs. Ce magasinier participe aux réunions, car, pour lui, c’est un rendez-vous important à ne manquer sous aucun prétexte. «On se rend bien compte qu’on ne travaille pas dans un négoce comme un autre. Ici, on prend en compte ce qu’on dit, ce qu’on vit: s’il y a un problème, on essaie de le régler ou de l’améliorer. C’est beaucoup plus simple d’en parler avec son chef d’équipe ou l’administrateur délégué que dans une autre entreprise.» Il le dit d’autant mieux qu’il a travaillé pour d’autres négoces avant d’arriver à Auderghem où il n’avait rien à dire ou presque, réduit à sa fonction d’ouvrier magasinier. Cette année, il a aussi participé à une des premières réunions des coporteurs organisées depuis 2015. Une nouvelle possibilité pour lui d’avoir prise sur son outil de travail. «Comme magasinier, cela permet d’avoir un point de vue sur l’ensemble de l’entreprise, sur ce que vivent les vendeurs, les commerciaux… Tout le monde peut apporter une idée, contribuer à l’amélioration du travail de l’autre et cela pousse à s’engager encore plus.» Par contre, en ce qui concerne une participation financière dans la coopérative, Luis n’est pas encore prêt à sauter le pas. La raison? «Je n’ai pas suffisamment les moyens pour le moment. Dans mes collègues, certains ont des parts. C’est une autre forme de participation qui m’intéresse, mais ce n’est pas ma priorité actuellement.»
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