Pour s’assurer d’une couverture médiatique la plus professionnelle et neutre possible, les autorités tunisiennes en charge de l’organisation des électionsont émis des règles strictes. Internet est toutefois relativement épargné, ce qui conforte la crédibilité des blogueurs.
Dans le cadre de l’échange entre journalistes belges et tunisiens organisé par Wallonie-Bruxelles International, nous avons assisté – au lendemain de notrearrivée à Tunis – à un exposé de Larbi Chouikha. Ce professeur à l’Institut de Presse et des Sciences de l’Information est membre de l’Instanceindépendante pour les élections (ISIE), qui a la difficile tâche d’organiser les élections de l’assemblée qui rédigera la nouvelle constitutiontunisienne.
Dans cette perspective, le rôle des médias et des journalistes est évidemment de première importance. Et de nombreuses questions épineuses se posent. Beaucoup dequestions qui ramènent à une interrogation majeure : comment être les garants d’une élection démocratique, du point de vue des médias, quand il n’y aaucune tradition démocratique ?
Par exemple, les conférences de rédaction sont des réunions qui n’avaient pas cours jusqu’il y a peu dans nombre de médias tunisiens. Pourquoi, en effet, tenir uneconférence de rédaction et débattre des sujets à traiter dans la prochaine édition si les informations à retranscrire viennent en droite ligne du pouvoir enplace ? Autre question, tout à fait pratique celle-là : comment accorder un temps de parole juste et équitable à chaque liste inscrite aux électionssachant qu’il y a plus de 1 700 listes ? L’Instance a tranché : chaque liste a droit à trois minutes. Des sessions d’une heure diffusant les séquences les unesà la suite des autres seront passées à l’antenne quatre fois par jour.
Un code de bonnes pratiques
Larbi Chouikha, poursuivant son exposé, nous détaille d’autres mesures qui nous paraissent pour le moins radicales, et bien peu démocratiques… Des mesures applicables du1er octobre jusqu’au jour des élections, le 23 octobre. Au nombre de ces mesures, relevons notamment que, faute de législation qui encadre les sondages, ceux-ci sontinterdits. Les TV étrangères n’ont pas le droit (ou dans une mesure extrêmement restreinte) d’interviewer des candidats. Ou encore : les journalistes des médiastunisiens devront se limiter strictement à relayer des faits et ont l’interdiction d’émettre des opinions ! Un code de bonnes pratiques doit d’ailleurs êtresigné par les journalistes qui désirent couvrir les élections.
Derrière ces interdits, il faut lire l’inquiétude des autorités. Celles-ci craignent de forts partis de la presse. En particulier, les autorités redoutent unsoutien quasi aveugle de certains médias aux listes islamistes.
Notre regard d’Occidentaux jugeant antidémocratiques les mesures prises par les autorités tunisiennes pour encadrer la presse pécherait-il par tropd’ethnocentrisme ? Peut-être. En tout cas, plusieurs observateurs avertis du monde médiatique tunisien, dont Sofiène Belhadj, blogueur de la première heure, etOmezzine Khélifa, une jeune candidate aux élections sur une liste de centre gauche (voir notre Portrait en ligne : « Omezzine Khélifa : l’optimisme au service de l’engagementpolitique »), nous confirment que ces mesures sont réellement nécessaires tant les médias seraient partisans et manqueraient de pratique et de déontologiejournalistique.
Diffamation et partis-pris unilatéraux seraient le lot du traitement médiatique de la campagne si les journalistes n’étaient sérieusement encadrés, nous assurentles deux Tunisiens que l’on ne peut certainement pas soupçonner d’être favorables au pouvoir.
Ceci dit, dans les faits, il faut bien reconnaître que bon nombre de journalistes ne se tracassent pas outre mesure de ces interdits. L’encadrement servirait surtout àprévenir – et sanctionner le cas échéant – d’éventuels dérapages de médias qui verseraient trop dans la propagande islamiste, comprend-onà demi-mot de ce qui se dit et se pratique à Tunis. Mais relevons surtout qu’Internet fait peu l’objet de la surveillance des autorités tunisiennes pour ce qui est del’information sur les élections. Il faut dire que cela serait techniquement complexe – à moins d’en revenir à la censure, option qui n’a pasété choisie par les autorités. Celles-ci marqueraient-elles aussi de cette façon – en creux – leur confiance dans la blogosphère et les citoyensjournalistes ?
Vers un journalisme indépendant
Riadh Guérfali, professeur de droit et fondateur en 2004 de la plate-forme de blog Nawaat, souligne le rôle de garde-fou qu’ont les blogueurs. Leur travail estcomplémentaire de celui des journalistes professionnels. Ils sont une source d’infos. A charge des médias classiques de les vérifier, d’investiguer.
C’est un vrai défi que les journalistes tunisiens doivent donc relever actuellement : en revenir à un véritable journalisme indépendant après desdizaines d’années de dictature et prendre leur place aux côtés de cyberactivistes qui bénéficient d’une aura exceptionnelle. Riadh Guérfali– qui répond au pseudonyme d’Astrubal sur la toile – souligne ainsi : « il faut que les journalistes tunisiens réfléchissent à la manièred’exercer leur métier d’une façon totalement endogène, en fonction du contexte local. »
En attendant, les journalistes citoyens de Tunisie et d’ailleurs se réunissent du 3 au 6 octobre à Tunis pour les troisièmes rencontres des blogueurs arabes. Signe destemps, les collectifs de blogueurs, comme Nawaat ou un collectif animé notamment par Sofiène Belhadj, se structurent, prennent forme juridique et cherchent des financements. Unobjectif : se professionnaliser. Assisterait-on en Tunisie à la naissance de la première démocratie animée par les blogueurs ?