Tout a commencé par un œuf pourri. C’était le 17 novembre, en pleine manifestation de Gilets jaunes à Paris. Un journaliste de BFM TV se fait écraser un œuf sur la tête. Va pour la blague potache d’un égaré. Et puis c’est BFM après tout! Le buzz permanent, le royaume des éditocrates et de l’info jetable. On passe à autre chose. Le lendemain, à Montpellier, la mayonnaise anti-médiatique prend un goût plus amer. Une jeune journaliste, de 26 ans, toujours de BFM, est encerclée par une foule hostile qui l’insulte et lui crache dessus.
Le premier coup est donné le 17 décembre à Vincennes. Un coup de queue de billard dans la tempe d’une reporter de France 3 Île-de-France. À Toulouse, des Gilets jaunes menacent de violer une jeune reporter, prostrée dans sa voiture. Le 12 janvier, ambiance lynchage. Une équipe de LCI est poursuivie à Rouen et frappée. L’un des agents de sécurité en charge de leur protection sera molesté à terre.
La violence se lâche contre la «presse collabo», la «presse aux ordres» de Macron, la presse qui «désinforme», la presse qui «ment», la presse des «oligarques». À chaque fois, d’autres Gilets jaunes interviennent pour exfiltrer les victimes. Mais quelque chose est cassé. Le goût de la baston d’une partie des manifestants, couplé à l’effet de meute, font que tout semble permis, sans filtre. Sur Twitter, des Gilets jaunes opposent la violence épisodique subie par «quelques journalistes» à la violence sociale permanente subie par les plus précaires. Comme si l’une justifiait l’autre. La violence physique contre la liberté d’informer (même mal!) est pourtant un point de non-retour démocratique.
Les travailleurs des médias, de leur côté, se mobilisent: 43 sociétés de journalistes, associations et syndicats s’unissent pour rappeler que chaque attaque est une atteinte à la liberté de la presse, au risque d’être accusés de corporatisme. Dans le même temps, plusieurs journalistes sont l’objet de tirs de lanceurs de balles de défense (Flash-Ball) par les forces de l’ordre françaises. Informer devient difficile chez nos voisins.
La critique des médias est légitime. Les dérives de l’info en continu, la non-représentativité des rédactions (le fameux homme blanc de 40 ans), la déconnexion supposée des journalistes, la concentration des gros médias dans de grands groupes privés. Tout ça doit être débattu, même si «les médias» ne forment pas un tout cohérent. Ils sont multiples, l’offre est variée et de nouvelles initiatives naissent à un rythme régulier.
Mais le malaise est très profond. Comme l’expliquait Vincent Glad, de Libération, il existe une fracture entre deux univers médiatiques. Les médias traditionnels d’un côté. De l’autre, les vidéos brutes, sans montage, sans commentaires, via des live Facebook par exemple, appréciées des manifestants. «Les Gilets jaunes rejettent toute forme de médiation et ne font plus confiance à aucun corps intermédiaire», écrivait le journaliste. Leur colère ne s’est d’ailleurs pas exprimée qu’à l’encontre des télés de l’info en continu. Des journaux locaux, comme l’Yonne républicaine, La Voix du Nord ou Ouest-France ont été bloqués; ce dernier pour un édito qui froissait des susceptibilités. Donc pour une simple opinion!
C’est bien le nœud du problème. Ce que révèlent ces attaques contre la presse, c’est une envie malsaine de médias qui aillent «dans le bon sens» (celui de ces groupes extrémistes!). D’une presse qui n’offre pas de points de vue contradictoires. Qui oublie toute nuance. Qui méprise les experts. D’une presse aux ordres. Une envie autoritaire de groupuscules qui jouent les gros bras chaque samedi.