La régionalisation de la promotion de la santé a plongé de nombreuses associations et organisations dans l’insécurité. D’autant que ce secteur, qui défend une vision globale de la santé et un travail sur le long terme, a parfois du mal à se faire entendre par le politique, en quête de chiffres et de faits.
Depuis le 1er juillet 2014, le secteur de la promotion de la santé (hors services de promotion de la santé à l’école) est passé, dans le cadre de la sixième réforme de l’État, de la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) à la Région wallonne et à la Cocof (Commission communautaire française). Des dizaines d’associations et organismes de promotion de la santé se sont donc trouvés plongés dans l’incertitude quant à leur avenir, à leur financement et à ce qui leur serait désormais demandé. Les problèmes de trésorerie tout comme les départs de personnel se multiplient, malgré les garanties qui ont été faites de ne pas toucher, pendant cette période transitoire, aux acquis du secteur. «Il y a une fuite de l’expertise. Nous sommes tous en préavis, l’insécurité est donc grande et les gens cherchent autre chose. Dix pour cent des travailleurs ont quitté le secteur. Nous continuons à faire le même travail mais avec moins de moyens, sans compter que nous devons aussi gérer tout le volet administratif lié à la réforme», explique Chantal Leva, directrice du Centre local de promotion de la santé (CLPS) de Liège. «En 2016, nous devrions être prolongés encore un an pour se donner le temps de réfléchir à une nouvelle politique. À partir de fin 2016, nous ne savons pas ce que nous allons devenir, même si le ministre Maxime Prévot a annoncé qu’il allait réfléchir à un nouveau décret pour 2017», poursuit-elle.
L’avenir est incertain, tant pour les centres locaux de promotion de la santé – et autres associations de deuxième et troisième ligne – que pour les organisations de terrain. Afin de rassembler leurs efforts et de faire entendre leur point de vue auprès des politiques, l’ensemble de ces acteurs s’est constitué en Plateforme, tant du côté wallon que du côté bruxellois. «Nous avons réfléchi à ce que nous souhaitions par rapport au décret actuel. Nous n’attendons pas qu’on nous dise d’en haut ce que nous devons faire; nous venons avec des propositions», explique Chantal Leva, qui est aussi l’une des coordinatrices de la Plateforme wallonne. «Depuis le décret Promotion de la santé de 1997, nous avons évolué. Il y a des thématiques émergentes, comme le harcèlement à l’école, l’estime de soi, les compétences psychosociales. Nous nous adaptons à l’actualité. Par exemple, au CLPS de Liège, nous développons un projet ‘santé et différences culturelles’ car il y a une vraie demande des professionnels à ce sujet. Et c’est cette pratique, qui consiste à partir des besoins du terrain, que nous défendons», poursuit la coordinatrice.
Un secteur engagé
Si la Plateforme se rend tous les mois au cabinet du ministre wallon de la Santé, le flou demeure aujourd’hui quant à un futur décret, alors que, du côté bruxellois, les choses semblent sur le point de se finaliser. Le 15 juillet 2015, le gouvernement francophone bruxellois a en effet adopté en première lecture le décret déposé par la ministre responsable de la santé à la Cocof, Cécile Jodogne. Celui-ci a entre-temps été étudié par le Conseil d’État qui a formulé des remarques techniques. Si on attend encore le deuxième avis du Conseil supérieur de la santé et l’avis du Bureau du Conseil consultatif bruxellois francophone de l’aide aux personnes et de la santé, «l’esprit général du décret ne changera plus», nous affirme-t-on au cabinet de la ministre. «Nous avons été guidés par un principe se basant sur l’expertise accumulée par les acteurs engagés depuis longtemps dans la promotion de la santé. Il ne s’agit pas de tout révolutionner ou de réinventer la roue, mais bien de partir de l’existant en l’adaptant au paysage bruxellois, à l’échelle régionale», explique le cabinet de Cécile Jodogne. «Le dispositif de la Communauté française avait de nombreuses qualités mais comme toute politique publique, il comportait des points forts et des points faibles. C’est pourquoi le nouveau décret prévoit la mise en place d’un outil qui doit permettre de formuler des propositions claires au gouvernement en termes d’orientation, propositions basées sur des données objectives et sur les constats venant du terrain», indique-t-il encore.
Le secteur ne cache pourtant pas ses craintes quant à l’instauration d’un système d’appels à projets, peu adapté à sa réalité. «Partir des besoins implique aussi d’adapter son offre. La promotion de la santé travaille particulièrement sur le qualitatif. Les économies sont possibles mais ne se verront mais pas tout de suite. C’est du long terme», commente Catherine Vegairginsky, directrice du Centre bruxellois de promotion de la santé (CBPS). Difficilement valorisable en termes de visibilité et d’argumentaire électoral, la promotion de la santé – qui se base sur la charte d’Ottawa (1986) – suppose en effet une conception de la santé «comprise dans sa globalité, c’est-à-dire dans ses aspects médico-psychosociaux, mais aussi environnementaux au sens large». Action sur les milieux de vie, prévention du sida, réduction des risques liés à l’usage de drogues, promotion des modes de vie sains, participation des citoyens dans des projets santé, dépistage de certains cancers…: la promotion de la santé est à la fois vaste et guidée par une vision précise, articulée autour de l’autonomie et de la participation. «La promotion de la santé est une matière peu compréhensible pour le pouvoir politique, une matière qui passe pour rébarbative, complexe, conceptuelle», explique Catherine Vegairginsky. Chantal Leva ajoute que les efforts doivent aussi venir du secteur lui-même. «Les politiques ne nous comprennent pas, mais est-ce qu’on s’exprime bien? Nous avons tendance à jargonner; nous devons travailler à mieux nous faire entendre», admet-elle. Par ailleurs, n’oublions pas que le secteur est avant tout engagé dans la lutte contre les inégalités sociales de santé – un objectif réaffirmé par le cadre européen pour la santé et le bien-être Santé 2020, mais qui le positionne de manière assez claire sur l’échiquier politique. Certains interlocuteurs estiment même qu’il est «impensable d’être de droite quand on travaille dans la promotion de la santé». «C’est un secteur assez militant, bien sûr. Et il est évident que dans le contexte actuel, ceux qui restent, ce sont ceux qui y croient», analyse Catherine Vegairginsky.
Opportunité ou menace?
La situation de Bruxelles et celle de la Wallonie n’évoluent donc pas aujourd’hui au même rythme. Or ces différences de calendriers politiques et l’installation de modes de fonctionnement distincts ne sont pas sans inquiéter les quelque 30 opérateurs actifs sur les deux territoires. «C’est pour eux que la régionalisation pose réellement problème dans un premier temps», confirme Catherine Vegairginsky. «Il faut garder des liens forts, d’autant que les problématiques des grandes villes se ressemblent», poursuit Chantal Leva. Mais il semble aujourd’hui qu’on se dirige plus vraisemblablement vers deux fédérations, l’une à Bruxelles et l’une en Wallonie, signe que l’alliance birégionale est bel et bien mise à mal. À tout le moins, la future constitution en fédérations devrait permettre
au secteur d’être présent au sein des fameux OIP (organismes d’intérêt public fédéraux), responsables des matières touchant à la santé, au handicap, aux personnes âgées et aux allocations familiales. «À Bruxelles, l’OIP dépend de la Cocom. Mais bizarrement, la promotion de la santé, qui travaille les questions d’intersectorialité, ne sera pas concernée par cette OIP, ce qui est assez inquiétant, d’autant qu’il se dit que l’avenir, à Bruxelles, est du côté de la Cocom», explique de son côté Catherine Vegairginsky.
La régionalisation n’aurait pourtant pas que de mauvais côtés. Elle pourrait au contraire permettre à ce secteur, déjà précarisé depuis quelques années, de créer des synergies, de renouveler le dialogue avec les politiques, de faire montre de son expertise. Les nouvelles exigences en termes d’évaluation sont ainsi perçues par certains comme une opportunité. «Je pense que l’évaluation des actions manquait. De nombreux organismes appartiennent à la seconde ligne, qui travaillent du côté de l’accompagnement méthodologique, du soutien à la concertation intersectorielle, de la formation, du recueil de données… Nous avons donc cette expertise. Mais certains organismes de terrain peuvent craindre l’évaluation. Nous avons pourtant des services qui peuvent les accompagner dans la mise en place de ces évaluations. Et comment imaginer évoluer sans évaluer ?», explique Catherine Vegairginsky.
L’enjeu des jeunes
Pour la directrice du Centre bruxellois de promotion de la santé, l’expertise de la promotion de la santé devrait aussi être mise au service des autres secteurs. «Les enjeux de la promotion de la santé sont clairement du côté de l’intersectorialité et de la transversalité. Pour nous, il faut soutenir cette intersectorialité au sein de la Cocof, de l’ambulatoire, en lien avec d’autres compétences. Je pense au logement, à la famille mais aussi – en lien avec la Fédération Wallonie-Bruxelles – à l’enseignement. Il faut savoir qu’un de nos publics cibles, ce sont les jeunes», explique-t-elle. «Notre crainte est d’être à l’étroit dans un décret promotion de la santé dépendant de la Cocof, dans le cas où rien ne serait envisagé comme accords de coopération entre les différents ministres, au sein de la Cocof mais aussi avec la FWB», poursuit-elle. Des accords annoncés mais auxquels le secteur dit aujourd’hui ne pas vraiment croire…
Du côté wallon, si le décret n’est pas encore sur la table, on promet aussi la mise en place de ces collaborations. «Des protocoles de collaboration/accord de coopération entre les différents gouvernements seront élaborés afin de maintenir une cohérence entre les politiques et ce, en fonction des thématiques», a ainsi assuré le ministre Maxime Prévost dans une réponse parlementaire. «À cet effet, plusieurs solutions peuvent être envisagées, notamment par le maintien d’une structure commune (en matière de campagnes audiovisuelles), par la mise en place de mandat donné à un gouvernement sur la base du principe de confiance réciproque des autorités (commission d’agrément des services médicaux du travail), par des modalités de collaboration et répartition d’interventions financières établies dans ces protocoles (matière enfance), etc.».
Le ministre évoque d’ailleurs «l’excellente collaboration entre les administrations de la FWB et de la Région wallonne qui travaillent ensemble pour maintenir une cohérence pour les opérateurs». Ce qui n’empêche pas la Plateforme wallonne de s’inquiéter elle aussi des effets de la régionalisation sur la santé des 0-18 ans, à cheval entre les deux entités. Car si les services de promotion de la santé à l’école sont toujours dans le giron de la FWB, les acteurs de la promotion de la santé qui fournissent un appui à ce dispositif et s’occupent de cette catégorie d’âge en extrascolaire dépendent bel et bien des Régions. En dernière analyse, la crainte est donc de voir les uns et les autres se renvoyer la patate chaude du financement… Un vide juridique qui pourrait faire des jeunes les premiers lésés de cette régionalisation. «La régionalisation est positive en ce qu’elle nous permet de mobiliser les acteurs et de nous constituer un langage commun. Elle l’est aussi dans le fait que nous pouvons nous rapprocher plus facilement des compétences régionales, comme les situations de handicap et les personnes âgées. Mais nous refusons d’abandonner les 0-18 ans», conclut Chantal Leva. Une vision globale de la santé ne peut, de fait, attendre la majorité.
Fil infos alterechos.be, «Régionalisation de la santé: les précaires resteront-ils sur le carreau?», Marinette Mormont, 11 mars 2015.