Qu’est ce que la réforme de la protection de la jeunesse de 2006 a changé dans le travail de la police et des magistrats ? Quel a été son impact sur la prise encharge des jeunes ? Quelles alternatives à l’enfermement ? Autant de questions abordées par les spécialistes du secteur lors d’une journée d’étudeorganisée à l’ULB1.
Une fois n’est pas coutume, la journée d’étude s’adressait plus particulièrement aux policiers et aux magistrats. Il s’agissait de voir dans quellemesure le travail des policiers avait pu être modifié par la réforme de la protection de la jeunesse, mais aussi, plus globalement, d’interroger les pratiquespolicières à l’égard des jeunes ayant commis des faits qualifiés d’infractions. Récemment encore – et de manière récurrente depuisquelques années – la presse s’est faite l’écho du malaise des forces de l’ordre et des magistrats face à des jeunes délinquants laissés enliberté faute de place dans les Institutions publiques de protection de la jeunesse. « Où est-ce que le bât blesse ? », auraient pu s’interroger lesintervenants, de manière plus triviale. Laxisme ? Sanctions inappropriées ? Nécessité d’augmenter le nombre de places en IPPJ ?
Jeunes et flics, le même code de l’honneur
Adoptant un point de vue audacieux, le criminologue Hugues-Olivier Hubert, s’est interrogé sur ce qui pouvait rapprocher les jeunes et les forces de l’ordre quel’imaginaire populaire oppose systématiquement. « Il y a quelques années, nous avons été interpellés par certaines démarches culturalistes. On sesouvient notamment de la demande du ministre Marc Verwilghen d’une étude sur le rapport entre la criminalité en fonction de l’origine », rappelle-t-il. « Del’autre côté, les jeunes disaient être victimes de contrôles racistes de la part des forces de l’ordre. On a donc essayé de comprendre ce qui faisait laparticularité du rapport jeunes/policiers. » L’enquête qui a duré plusieurs années, au tournant du millénaire, avait permis d’organiser desrencontres – courtoises ! – entre les deux parties.
Premiers constats du chercheur : jeunes et forces de l’ordre partagent le « culte de l’honneur », le goût du défi, qui est un moyen de se positionner dans lerapport de force – « et puis, il ne faut pas sous-estimer l’ennui et la routine qui pèsent sur le quotidien des policiers… » – et surtout un «déficit de capital symbolique ». Et dans un contexte difficile lié à ce déficit de capital symbolique – à l’époque, le drame des enfantsdisparus a largement écorné l’image de la gendarmerie – la concurrence pour l’honneur s’exacerbe encore. Mais dans ce marché monopolistique, les partiesne sont pas sur un pied d’égalité. « Les forces de l’ordre ont la légitimité institutionnelle, ce qui peut être ressenti comme injuste par lesjeunes. Quand ils se taisent, on les accuse de pratiquer l’omerta. Quand ils contournent les normes, on les taxe de prédélinquants. Alors que la partie adverse appliquerasimplement le secret professionnel et agira à la marge pour plus d’efficacité », poursuit le criminologue.
Pour en finir avec cette logique du défi comme moyen de se positionner dans le rapport de force et gagner du terrain sur le « marché de l’honneur », Hugues-OlivierHubert insiste sur la nécessité de permettre aux jeunes de « valoriser leur honneur dans des cadres légaux ». C’est ce que dit aussi Bernard De Vos,délégué général aux droits de l’enfant : « Les jeunes dont les droits sont bafoués, qui ne sont jamais valorisés, sont ceux qui semblentle plus oublier leurs devoirs. Il est urgent de travailler sur la ghettoïsation de certains quartiers, la relégation dans des filières scolaires méprisées, sur ledécrochage, sur ce clivage terrible que l’on voit apparaître entre les « jeunes utiles » à la société et les autres. »
Une analyse corroborée sans surprise par les chiffres avancés par la criminologue du Centre de recherches criminologiques2 de l’ULB, Carla Nagels : un tiers des jeunes quipassent devant le juge de la jeunesse sont issus de familles judiciarisées, les trois quarts sont dans des filières techniques ou professionnelles, et la plupart viennent de milieuxprécarisés. « L’enfermement des mineurs connaît une progression constante, non seulement le nombre de places augmente mais le turn-over aussi, alors que ladélinquance, elle, reste stable. Il faut noter que les discours politique et médiatique contribuent à renforcer le sentiment négatif à l’égard de lajeunesse. La délinquance permet de s’inscrire dans la politique spectacle. Mais la seule catégorie qui a explosé, ces dernières années, c’est celle desjeunes en danger… »
Satisfaction nuancée des parquets
Rappelant les difficultés structurelles des parquets, le premier substitut du procureur du Roi à Bruxelles, section Jeunesse et Famille, Nadia De Vroede a, quant à elle,globalement salué la réforme de 2006, en ce qu’elle a permis de clarifier la situation en détaillant les prérogatives spécifiques des parquets. « Commeles fonctions n’étaient pas énumérées avant 2006, nous avons expérimenté différentes approches et initié des projets pilotes, comme lamédiation ou les mesures réparatrices. Ces projets pilotes sont désormais légalisés et c’est une bonne chose. On peut cependant regretter que laréforme fige désormais nos prérogatives et ne nous laisse pas de marge pour imaginer de nouvelles mesures. »
Autre nouveauté saluée par Nadia De Vroede : l’arrivée de trente-et-un criminologues au sein des parquets, ce qui permet une « contextualisation » des faitset de croiser les analyses. Ils ont été spécifiquement engagés en septembre 2006 pour travailler sur les questions de délinquance juvénile, de maltraitanced’enfant et d’absentéisme scolaire. En revanche, la mesure de « stage parental » semble être l’un des ratés de la réforme. « En un an, cettemesure qui a rencontré beaucoup d’oppositions sur son principe, n’a jamais été proposée à Bruxelles. » Sur des points plus précis, Nadia DeVroede relève quelques difficultés de mise en œuvre du nouveau texte. Ainsi, pour permettre au jeune de rester dans son milieu familial après une infraction, le juge peutlui interdire de fréquenter certains lieux et personnes ou de sortir de chez lui après une heure précise. « Mais comment effectuer ces cont
rôles ? À quelrythme ? Les visites de contrôle au domicile du jeune doivent se faire en civil et en voiture banalisée pour éviter toute stigmatisation, or, il y a un problème dedisponibilité. Si un PV est dressé pour infraction, quel sera le suivi ? Les magistrats sont demandeurs de plus d’échanges, de partage de réflexion avec les forcesde l’ordre pour répondre à ces questions. » Revenant sur la création d’Everberg en 2002, la magistrate note qu’il est saturé en permanence etplaide pour une vision plus globale de la délinquance. « Singulièrement à Bruxelles, il existe un sentiment de frustration et d’incompréhension des policiersde terrain par rapport au Parquet quant à la délinquance des jeunes… »
De la pertinence de l’enfermement
Alice Jaspart, du Centre de recherches criminologiques, conteste pourtant l’argument de laxisme qui affleure parfois chez les policiers. « Le nombre de jeunes pris en charge aaugmenté de 44 % entre 2002 et 2006, le nombre de places en régime fermé a connu une augmentation exponentielle et, pourtant, le nombre de places disponibles est le mêmeque celui des jeunes qui sont sur la liste d’attente ! Il faut dès lors s’interroger sur le sens et l’efficacité du placement : les études prouvent que plus unjeune entre tôt en IPPJ, plus il risque de s’ancrer dans une carrière de délinquance. » Là encore, l’extrême précarité des jeunesplacés a été soulignée : 44 % d’entre eux n’ont pas terminé l’enseignement fondamental.
Pour Jean-Vincent Couck, qui a été directeur pédagogique au Centre De Grubbe à Everberg, le cheminement qui conduit un jeune à être enfermé àEverberg ressemble fortement à celui de la justice pour adulte. Avec un encadrement de deux cents personnes à temps plein pour cinquante jeunes placés (!), la mission du centreest avant tout de protection sociétale, mais aussi de prise en charge du jeune dans le but de favoriser sa réinsertion ultérieure. « Par le fonctionnement même del’institution, nous sommes confrontés à des limites. Ainsi, les jeunes subissent des fouilles corporelles de six à dix fois par jour, des fouilles à nu trois foispar semaine et des fouilles systématiques de leur chambre : c’est un contexte sécuritaire et répressif qui entre en contradiction avec l’objectif de rendre confianceaux jeunes. Certaines orientations se révèlent par ailleurs inefficaces. Certains jeunes vont être placés en autonomie simplement parce que l’on n’a pastrouvé d’autre solution… »
Un témoignage qui renforcera celui de Christian Defays, directeur du Carpe3 plaidant pour que les magistrats privilégient au maximum les mesures alternatives àl’enfermement, comme les « offres de réparations » du jeune ou la « concertation restauratrice en groupe » (CRG). La CRG, système de médiationancestral pratiqué par les Maoris de Nouvelle-Zélande, permet de confronter les deux parties, coupable et victime, ainsi que leurs soutiens (familles, amis, etc.), en présenced’un policier représentant la société. « C’est une démarche qui permet d’inverser les rôles, de réparer l’agression car elleimplique un processus d’humiliation pour le coupable et de réparation morale pour la victime. Dans un deuxième temps, le coupable est réintégré dans lasociété, ce qui lui permet de dépasser le stade de l’humiliation. Les CRG existent déjà en Flandre et elles doivent se mettre en place en Communautéfrançaise. Il faut encore déterminer la manière dont elles se feront et surtout prévoir des formations spécifiques pour mener ces rencontres ». Le projet, entout cas, devrait être intéressant pour gérer les actes de « petite délinquance » qui peuvent cependant être traumatisants pour les victimes, tels que lesac jacking.
1. Colloque organisé le 23 juin à l’initiative du Centre d’études sur la Police (CEP) et le Centre de recherches criminologiques (CRC), sur les effets etimplications de la réforme de la protection de la jeunesse en 2006.
2. Centre de recherches criminologiques :
– adresse : Campus du Solbosch, bâtiment H CP 137, av. F. D. Roosevelt, 50 à 1050 Bruxelles
– tél. : 02 650 46 39
– courriel : aguilmin@ulb.ac.be
– site : www.crimino.be
3. Centre d’aide à la réalisation de prestations éducatives ou philanthropiques :
– adresse : rue des Raines, 46 à 4800 Verviers
– tél. : 087 31 60 30.